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HG47

4 avril 2013

Retour à l'épilogue

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3 avril 2013

Épilogue alternatif C’est dans une chambre

Épilogue alternatif
C’est dans une chambre d’hôpital, au Capitole, qu’elle a repris connaissance. Des centaines de câbles la reliaient à des machines complexes. Elle a tout d’abord trouvé qu’au paradis, il planait une sacré odeur de putréfaction, et que le mobilier laissait à désirer. Puis, progressivement, elle a compris qu’elle était encore vivante.
Quand elle a regardé la retransmission de la finale sur l’écran mis à disposition dans sa chambre d’hôpital, elle s’est demandé s’il fallait en rire ou en pleurer.
Azurée est morte dans les bras de Rémi. Mais une toute petite partie d’elle luttait encore quand les dinosaures sont arrivés. L’écran a d’abord montré ses yeux se voiler, sa bouche s’entrouvrir et laisser un léger filet de sang s’échapper. Zoom sur son visage, sur la vie qui la quittait. Petit à petit, ses yeux qui ne reflétèrent plus rien.
Elle a détourné le regard. Se voir mourir n’est pas quelque chose de facile à encaisser. Surtout quand on pense aux gens qui tiennent à elle et qui ont eu à subir cela en direct.
Le grognement caractéristique des lézards l’a fait sursauter sur son lit d’hôpital. Quand ses yeux se sont posés à nouveau sur l’écran, elle a vu Rémi se faire happer par trois grosses bêtes arrivées du chaos de roches en arrière-plan. Les membres du tribut du district Sept ont volé dans tous les sens, et le corps d’Azurée s’est vue repeindre d’une énième couche de rouge.
Puis tout s’est subitement figé. Les tremblements de terre, les lézards, les bourrasques de poussière. Les trois répliques de dinosaure se dressaient tout autour du corps d’Azurée. Comme si elles lui rendaient hommage. Immobiles, soudainement désintéressées par l’appât du sang. Seule leur respiration, lente, de plus en plus lente, les animait encore.
Ce qui l’a attristée, c’est que pendant un moment, elle s’est demandé si Rémi ne s’était pas laissé faire… Il n’a pas paru étonné quand les dinosaures se sont pointés dans son dos. Il n’a pas poussé le moindre cri quand il a été happé puis déchiqueté.
Azurée est restée cliniquement morte pendant plus de quinze minutes, mais Organ Hetiss, l’organisateur des Jeux, n’allait pas laisser mourir sa dernière candidate aussi facilement. Tous les moyens ont été bons pour la ranimer et la soigner. Des frais médicaux égaux, sans doute, à mille fois ce qu’elle aurait pu gagner au cours de sa modeste vie au district Cinq.
Et voilà qu’Azurée se trouvait à présent au Capitole, en vie. Avec le titre de Vainqueur des quarante-septièmes Hunger Games. Et riche.
 
Azurée s’est évertuée à ne rien garder en mémoire des jours qui suivirent : harcèlement des journalistes, interview avec Caesar Flickerman, retour dans son district, discours du maire…
Elle n’a jamais reparlé à Lindsey, sa meilleure amie. Ainsi n’a-t-elle jamais su qui avait envoyé le parachute annonçant qu’Ethan était vivant. Lindsey, au prix de quatre cents tesserae, s’était littéralement sacrifiée pour redonner un peu d’espoir à son amie d’enfance. Et s’était ainsi condamnée à coup sûr pour la prochaine session.
Comme Azurée le pressentait, Ethan n’avait pas survécu à sa chute. Elle ne fut toutefois pas inquiétée par sa mort, les autorités n’ayant pas trouvé la moindre trace susceptible d’identifier son agresseur. Elle ne comprit jamais pourquoi on avait cherché à lui faire cette fausse révélation, bien qu’elle eût admis que cela l’avait motivée à se sortir vivante des Jeux.
Azurée a fini par s’installer dans le village des Vainqueurs avec Jonathan, avec qui elle vécut plutôt heureuse mais recluse, assaillie par la haine ostensible qu’éprouvaient la plupart des habitants à son égard. Bien qu’ils eurent décidé de ne jamais avoir d’enfants, elle a fini par donner naissance, à la fin des années cinquante, à une jolie fille très rousse, avec un petit museau de renard. Azurée espéra que sa fille n’ait jamais à endurer les Jeux de la Faim.
3 avril 2013

Épilogue Le temps est doux, les quelques nuages

Épilogue
Le temps est doux, les quelques nuages si hauts dans le ciel que les oiseaux ne peuvent les atteindre, les rayons de soleil suffisamment forts pour me permettre de sortir en chemise légère.
Tu aurais adoré ce temps, même si ta peau serait devenue écarlate sitôt sortie de chez toi.
J’aime aussi ce temps, car il me rappelle nos insouciantes escapades quand nous étions plus jeunes.
Je me rends comme à mon habitude sur la colline qui domine la centrale à charbon. Je me surprends parfois encore à rechercher ton petit dauphin parmi les hautes herbes.
Je me souviens que nous vagabondions souvent là alors que la Moisson se préparait. Ta première Moisson, alors que je n’avais que onze ans pour ma part, je m’en souviendrai toute ma vie. Tu te sentais si peu impliquée ! Tu ne voulais même pas t’y rendre. Tu me disais « Lin’, décompresse, le tirage au sort est bidon, il y a toujours des volontaires », mais ça ne m’empêchait pas de me ronger les ongles jusqu’au sang.
Les années suivantes, si nous étions toutes les deux participantes, nous restions fortes ensemble et nous nous soutenions mutuellement, alors que l’angoisse nous rongeait toujours plus chaque année.
Mais c’était comme si tout ceci ne pouvait pas nous toucher. Les adultes ne pouvaient pas venir nous prendre nos vies, car elles étaient si fortes, si pleines de joie que rien n’aurait jamais pu les détruire.
Nous étions invincibles.
C’est comme toutes ces pâquerettes, rien ne peut les empêcher d’être. Chaque année, elles repoussent.
L’insouciance de la jeunesse… La réalité nous a rattrapées bien assez tôt.
Te voici, au sommet de la colline. J’ai prié la mairie pour qu’on nous laisse t’enterrer ici, aux côtés d’Ethan.
Je pense que vous êtes bien, seuls sur cette butte désertée par les hommes. Reposés, à l’abri de tous les tracas de notre vie démente.
Si cela peut te rassurer, sache que le mentor que tu appréciais bien, Jonathan, passe tous les jours te voir. Il n’est plus que l’ombre de lui-même, associable, maigre comme un clou, solitaire. Mais il ne manquerait jamais une occasion de venir te dire bonjour. C’est dingue de savoir à quel point vous vous seriez parfaitement entendus…
Azurée…
Je ne te demande pas de me pardonner pour ce que je t’ai fait. J’ai essayé de me rattraper. Mais… il était déjà trop tard. Tu es partie et moi je suis restée ici. À vivre avec ce poids.
Ethan est vivant et ne t’en veut pas. Il prie pour que tu rentres saine et sauve.
Un simple petit mot de rien du tout qui t’a fait renaître, dans l’arène. J’ose espérer que la force qu’il t’a redonnée, c’est celle que tu aurais pu puiser en moi si je ne t’avais pas abandonnée à ton sort.
Même si c’était un mensonge de plus…
Il m’a fallu l’équivalent de quatre cents tesserae pour t’envoyer ce parachute…
Quatre cents bouts de papier avec mon nom marqué dessus, contre un bout de papier pour te redonner espoir, je trouve que ce n’est pas si cher payé, finalement.
Et si ça peut te consoler, sache que l’année prochaine, j’ai toutes les chances d’être choisie et, cette fois-ci, je ne pourrais plus me défiler.
3 avril 2013

17 « C’est inouï, mesdames et messieurs ! Il ne

17
« C’est inouï, mesdames et messieurs ! Il ne reste plus aucun volontaire, plus aucun participant des premiers districts, qui gagnent en général les Jeux ! Cette session est tout bonnement époustouflante ! Si seulement tout ceci n’était pas miné par la dernière polémique en date… Figurez-vous, chères Capitoliennes, chers Capitoliens, que des rumeurs prétendent que la guérison d’Azurée, que nous pourrions qualifier de miraculeuse, serait en partie due au fait que son organisme a pu encore contenir des traces des médicaments restructurants, ceux-là mêmes qu’on lui a inoculés après sa tentative de suicide. Certains réclament même l’annulation des Jeux, purement et simplement ! Joric ?
— Caesar, je me trouve actuellement au centre médical de la tour d’entraînement, où les échantillons sanguins et urinaires d’Azurée sont analysés à nouveau. Les médecins prétendent que les doses étaient trop infinitésimales pour être encore efficaces au début des Jeux, mais nous en saurons plus dans les prochaines heures.
— Tenez-nous au courant, Joric ! Chers téléspectateurs, revenons à la guerre qui fait rage dans cette arène aux allures d’apocalypse ! »
Apocalypse !
Secousse brutale. Je perds l’équilibre. Tombe à terre. Me retiens sans le vouloir sur une arête rocheuse. Me coupe toute la paume de la main. Ça pique. M’en fiche.
Devant moi, les pics rocheux, ils sortent de terre et viennent percer le ciel. Les bourrasques de poussière s’enroulent autour d’eux.
Je vois trouble.
Secousse. Tout bouge, tout tremble. Je me relève tant bien que mal. J’avance. Le sol vibre.
« Torch ! »
Ma voix se perd dans les méandres des pointes rocheuses, qui sortent et rentrent dans la terre.
Je me remets à avancer chaque fois que la terre se calme.
Un nuage de poussière qui s’enroule vers le ciel. Se dissipe devant moi.
Je le vois enfin.
« Torch ! Ne bouge plus ! »
Il se retourne, ricane, s’échappe de ma vue.
Secousse.
Je saute. Je vole pendant un temps.
Le choc brutal contre le sol. Mes tempes qui brûlent.
Vent qui fouette. Hurlements stridents des cheminées qui dégazent des vapeurs brûlantes.
Tout est flou. Tout se désagrège.
L’air est irrespirable.
Ma tête tourne. Ou c’est le sol. Les éléments se font et se défont perpétuellement. Je ne sais plus dans quel sens je vais.
Un défilé lugubre devant moi. L’air s’y infiltre et s’évade dans mon dos.
« Les choses que l’on fait dans la vie ne nous ressemblent pas toujours. C’est en cela qu’on se montre étonnant et intéressant pour les autres. Cette possibilité de créer de l’inattendu. »
La voix d’Ethan roule dans l’air, pénètre dans tout mon corps, m’enlace en spirale avant de reprendre sa glissade insensée et de me laisser seule dans le défilé.
Ai-je assez changé pour vous tous, qui me regardez mourir dans cet enfer ?
Secousse. Je titube.
Encore une. Mon genou frappe contre une roche. J’entends un bruit sourd.
Encore une. Je me mords la langue. Le sang chaud dans ma bouche.
Encore une. Je vole à nouveau.
Le vent siffle dans mes oreilles pendant que je suis en l’air. Le temps semble s’être arrêté et tout est figé comme moi dans les airs, toutes les particules de poussière, les petits cailloux et même quelques gros rochers. Cet arrêt soudain me semble si poétique ; pour un peu, je trouverais cela presque beau.
Le choc brutal contre le sol. Dieu que ça fait mal. Je crache un caillot de sang. J’ai la lèvre tuméfiée.
Je me redresse sur mes bras flageolants.
Il est devant moi. À terre lui aussi.
Le sol se calme un instant. Une vapeur brûlante nous sépare.
Il me fait face, le sabre en main, les jambes arquées. Je me relève et tends mon arme.
Pas de regret. Il faut en finir.
Terre qui vrombit sous nos pieds. Brouhaha incessant.
Il me regarde, imperturbable, sérieux. En nage, essoufflé. Va-t-il me sauter dessus ?
Ne lui laisse pas le temps !
Je finis ce qui a été commencé.
J’appuie sur la détente.
Fumigènes qui s’échappent de la terre. Vent qui siffle dans mes oreilles.
Mais pas de bruit. Pas de hurlement du flingue.
J’appuie à nouveau. Et encore et encore. Clic, clic, clic.
« Quoi ?!? »
Torch ricane.
« Tu crois que j’aurais laissé cette arme si puissante à tes pieds si elle était encore en état de marche ? »
J’approche l’arme de mes yeux. Un petit voyant rouge clignote à côté de la gâchette.
« J’ai utilisé la dernière munition sur la fille du phare, stupide blondasse. Ça a fait un bruit tout bizarre puis le flingue est mort. T’aurais dû vérifier quand tu l’as récupéré. »
Il se met à rire à nouveau.
Légère secousse. Nous nous agrippons chacun à la première arête rocheuse à portée.
« Mais dis-moi, la blonde, ne me dis pas que tu n’as rien pris d’autre que ce foutu flingue ? »
Il éclate de rire.
Je hurle et lui jette le pistolet à la figure.
« Ce n’est pas juste !
— C’est ce flingue qui n’était pas juste !
— Tais-toi !!! »
Je m’enfuis. Je cours dans les dédales de pierre, la sueur s’infiltrant dans mes yeux, mes mèches folles m’obstruant la vue, les joues gonflées par mon sang bouillonnant. J’évite de justesse une bouche de cheminée qui se met à souffler une vapeur brûlante. Je me retourne. Torch me poursuit.
« Non ! Lâche-moi ! »
Je me remets à courir. Secousse. Je saute sans le vouloir. On est projeté sur le côté, ma tête heurte une arête rocheuse, lui se prend une excroissance en plein dans le torse et pousse un juron.
Je ne perds pas de temps. Les tremblements ne cessent de me pousser d’avant en arrière, sur le côté. Le sang coule dans mon œil droit. Je regarde derrière moi pour voir s’il me suit toujours.
Pas de visibilité. Nouvelle vapeur suffocante qui jaillit soudainement sur ma droite. Elle frotte le long de ma cuisse et m’échauffe dangereusement la peau.
Je marche à reculons, longeant les parois rocheuses qui me forcent à suivre une voie entortillée dont je ne connais pas l’extrémité.
Grognement. Je sursaute. Un lézard n’est pas loin.
Secousse. Je m’effondre. N’arrive plus à respirer. N’arrive plus à voir. Dinosaure, tout près. Où ? Ne sais pas. Vomis.
Mes membres convulsent. Je suis dans le noir. J’attends que ça passe. Je ne sais pas si j’arrive encore à respirer.
Ethan… que diras-tu quand, à mon retour, je t’annoncerai que j’ai choisi Jon ?
Tu es là, face à moi, nous nous regardons. Je ne me souvenais pas que tes yeux étaient si chaleureux. Tu veux m’embrasser, je te repousse. À nouveau. Je ne peux pas. Tu le sais.
Ça passe. Où je suis ?
La lumière revient. Un peu. Pas de dinosaure. Pas de Torch. Seulement la roche rouge et les fumigènes sulfurés. Et les bourrasques de sable. Je crache du sang. Me relever. Maintenant.
Ethan…
Je me redresse tant bien que mal, titube, tousse et crache mes poumons.
« Dites, là, au Capitole… Vous n’en faites pas un peu trop ? »
Je ne sais pas où se trouve ma caméra imaginaire, mais de toute façon, je ne vois que le sol car je ne parviens plus à relever la tête. Tant pis, ils auront au moins la voix.
Ethan est mort. Je le sens. Mes pensées s’enfuient à mesure que je progresse vers ma mort. Mais ça au moins, ça reste net dans mon esprit. Son corps disloqué en bas de la tour météo, et son sang parti à l’assaut de mes chaussures.
Reprends-toi !
Où est Torch ? Où sont les lézards ? Je ne sais pas, je ne sais pas.
Une silhouette massive passe de l’autre côté d’une ligne rocheuse, dissimulée par les vapeurs sulfureuses et brûlantes. Je sens ses pas lourds frapper le sol. Sans odorat ni vue, le lézard est déboussolé. Il ne se rend pas compte que je suis là et s’éloigne dans la brume de couleur ocre. La silhouette devient indistincte. Se dissipe. Partie.
Je continue sur quelques pas. Je n’arrive plus vraiment à avancer.
À focaliser mon esprit sur ce qu’il faut.
Jon…
Il y a la moisson. Il y a l’entraînement. Il y a l’interview de Caesar. Il y a les Jeux. Tout ça, c’est déjà passé ?
Je tombe. Mais il n’y a pas eu de secousse.
Je crois que je ne me relèverai pas.
Secousse.
Je ris.
« Je suis déjà à terre, bande d’imbéciles. »
La terre remue et les roches s’effritent et me tombent dessus. Je les regarde en souriant.
« C’est tout ce que vous avez en stock ? »
J’attends que la terre se soit un peu calmée avant d’essayer de me lever à nouveau. Mes muscles vibrent sous ma peau, suçant les toutes dernières forces de mon corps et suffoquant à cause du manque d’oxygène. Je ne peux même pas tenir cette belle épine rocheuse, à mes pieds, qui aurait été une arme pourtant très utile : mes doigts ne parviennent plus à enserrer quoi que ce soit et s’agitent nerveusement. Enfin, j’ai l’impression qu’ils le font car je ne les sens plus depuis plusieurs minutes. Je ne vois presque plus rien et je ne sais même pas si ce ne sont pas les tremblements de ma tête qui me donnent l’impression que tout bouge.
J’avance encore un peu. Encore un peu.
Pourquoi ? Parce que je ne m’arrêterai pas. Pas maintenant, pas avant mon dernier souffle.
« Ha te voilà ! »
Torch est à cinq pas derrière moi, couvert de sang. Je suis dos à une masse rocheuse, incapable de dégager mon regard du sien.
« Pourquoi ? je lui crie. Pourquoi faut-il que tu me haïsses à ce point ? »
Il s’arrête, interdit. Les bourrasques de vent nous séparent un instant. Je remarque néanmoins des traces de griffures sur son épaule droite et sur son front. Il a dû se battre avec une de ces bestioles.
Torch semble hésiter entre rire et rester sérieux. Il tend son sabre dans une direction, balbutie un mot ou deux, avant de baisser le bras d’un geste énervé.
« Mais… C’est toi qui me détestes, petite teigneuse ! Tu me prends pour un gros taré, dis-le ! Dis-le que c’est ce que tu penses ! Mais j’ai tué moins que toi, tu sais ! »
Il titube. Il est autant crevé que moi. On est face à face, deux pauvres malheureux élus de ces Jeux insensés, et on a fait la peau à tous ceux qui n’ont pas cru en nous.
Je crois que je le déteste juste parce qu’il me ressemble. Qu’il a laissé la folie le prendre, dicter ses actes et noyer sa responsabilité. Mais lui au moins n’a pas troqué son humanité contre une morale dont il ne croit pas.
« Tu veux abuser de moi ! je lui crie par-dessus le vent qui hurle entre les roches brisées. Moi au moins, j’ai honte de ce que j’ai fait ! Toi tu n’as aucune limite ! »
Il rit.
« C’est ce qui nous différencie tous les deux, la blonde ! Tu as toujours cru que tu pouvais être sauvée ! Malgré tout ce que tu as fait ! Moi j’ai toujours pensé qu’une fois libéré, je ne pourrais plus décevoir qui que ce soit ! Car je suis au fond de tout ! »
Une nouvelle secousse nous force à nous coller contre la roche. Ses arêtes coupantes qui saillent me lacèrent la peau du dos, mais je me cramponne de toutes mes forces.
Torch a raison. Je croyais que si je gagnais, je pourrais rentrer à la maison la bouche en cœur et reprendre mes activités. Mes mots disaient le contraire, mais au fond de mon cœur, j’y croyais, tout naïve que je suis.
Je ne le sais que trop bien à présent. Qu’il n’y aura pas de retour possible.
« Tu es déjà morte. »
Jon… Pourquoi je ne t’ai pas cru ?… Pourquoi tu n’as pas cru en moi ?
« Allez, blondasse ! Finissons-en ! »
Il s’élance. Je m’enfuis en courant.
« Non ! Tu ne m’auras pas ! Jamais ! »
Toutes les alarmes de mon corps hurlent de m’arrêter. Mon cœur bat à cent battements par seconde.
Un regard derrière moi. Il se rapproche !
Cours !
« Je te tiens ! »
Il est juste derrière moi. Je cours, je cours.
Douleur soudaine dans le dos.
Je hurle.
La piqûre est froide. Je ne la connais que trop bien.
Ça me freine. Torch me retourne et me fait valser en arrière. Son sabre se dégage de moi en laissant une gerbe de sang dans son sillage. Je m’écroule trois pas plus loin.
La piqûre dans mon rein gauche me lance atrocement. Je me cambre à outrance, la main plaquée contre la blessure, les pieds dérapant frénétiquement sur la roche effritée, en hurlant à la mort. Toutes mes autres blessures se sont tues ; il ne reste que ce nouveau trou dans mos dos, béant, qui canalise toute ma douleur.
Mes hurlements rauques se désagrègent avec mon souffle qui se meurt.
Torch se penche sur moi. Il sourit comme un dément. Mes yeux se posent sur les lignes sinueuses crouteuses que les filles du phare lui ont dessinées sur le torse. Je crois que ce sont des lettres.
« Ne crève pas tout de suite, j’ai pas fini, oh… »
Il me redresse par le col et me regarde droit dans les yeux.
« Fichtre, tes yeux, qu’est-ce que je ne donnerais pas pour les regarder encore un peu. »
Il veut m’embrasser, mais ses bras se mettent à trembler et il me lâche. Je retombe sur le sol et soudain, toute la douleur s’en va.
Ha, que c’est bon ! Ne plus avoir à ressentir tout cela : les coupures, les crampes, les perforations qui pulsent atrocement, les maux de crâne…
Je me sens bien. Tous mes membres se libèrent de la tension.
Sérénité.
Torch se penche sur moi mais tout ceci m’est bien égal.
Je le regarde et me mets presque à sourire. Je le discerne mal, perdu dans les bourrasques. Mon champ de vision est si étroit que je ne vois quasiment plus qu’un point lumineux. Le visage de celui qui m’a tuée.
Torch… Mon dieu, tu ne mérites pas de gagner. Mais moi pas plus que toi…
C’est une soudaine bourrasque de vent, ou alors un tremblement de terre qui ne touche que lui et pas moi, mais Torch est soulevé dans les airs et projeté en arrière.
Non, c’est un garçon malingre qui s’est accroché à son torse et serre de toutes ses forces. Torch se débat, essaye de s’extirper de l’emprise de l’autre.
Rémi.
Je souris en le regardant s’époumoner à maîtriser Torch. Les larmes me viennent aux yeux. Je crois qu’il est venu pour moi.
Les deux garçons peinent à tenir debout à cause des perpétuelles secousses. Je vois leur image se dédoubler puis se rassembler, puis s’étirer à nouveau.
Torch donne des grands coups de bras en arrière, faisant voler les lunettes de Rémi et lui assenant de terribles coups à la figure et au torse. Il se cambre et se penche frénétiquement, soulevant Rémi comme si son poids ne comptait pas. Il finit par arriver à se libérer, donne un coup de coude à Rémi qui est propulsé en arrière. Rémi gémit, affalé contre la roche, sonné.
Je me relève et m’élance vers Torch.
« Jusqu’à la mort ! »
Je lui assène un violent coup de poing dans la mâchoire. D’abord désordonné, étonné, il peine à parer mes coups. Je frappe et frappe à nouveau, misant plus sur la rapidité que sur la force, visant des points différents de son corps à chaque coup. Torch se protège d’un bras, cherche à stopper mes coups de l’autre. Il parvient soudainement à s’emparer de mes poignets et appuie de toutes ses forces dessus pour me forcer à ployer et m’écraser au sol. Je le mords au bras jusqu’au sang ; il hurle, me lâche. Je le frappe à la tempe. Les tremblements reprennent de plus belle. Nous titubons. Mes coups touchent le vide, les siens me manquent d’un bon mètre. Je fonce sur lui et nous roulons ensemble sur la terre qui se gondole. Les fumées sortent des crevasses qui se percent autour de nous. Alors que je suis sur lui, je lui porte un coup de coude dans le nez, et j’entends l’os craquer. Ça tremble, nous roulons. Il est au-dessus, son coup de genou vise mon entrejambe. Je serre les cuisses, le renverse, le mords à nouveau jusqu’à ce qu’il lâche prise. Secousses. Terre qui hurle. Qui vomit ses fumées toxiques. Qui meurt avec nous. Nous nous retrouvons allongés côte à côte, à subir les tremblements qui nous propulsent dans toutes les directions comme de vulgaires cailloux. Nous nous étripons malgré cela. Il cherche à se relever, je lui saute sur le dos, m’agrippe à lui et le mords à la nuque. Il se redresse d’un bond, pousse des hurlements stridents. Je redescends au sol, le retourne, l’empoigne par les oreilles, le pousse en arrière, le fais heurter l’extrémité d’une cheminée qui dégage sa vapeur toxique et brûlante. Et lui mets la tête dedans.
Et pendant qu’il hurle et qu’il hurle, je le regarde brûler. La peau de son visage et de mes mains se couvrir de cloques. Ses cheveux prendre feu. Ses yeux se révulser.
Les toutes dernières larmes de mon corps jaillissent de mes yeux pendant que je le retiens avec des forces qui ne m’appartiennent pas. Les vapeurs qui nous emportent ne nous mèneront à aucun paradis. Car tout finit ici.
La voix de Torch s’éteint en un long râle d’agonie qui se perd dans le sifflement des dégagements de vapeur.
Je retombe sur les fesses. Le corps de Torch s’affale près de moi, inerte.
Tout semble si calme. Le coup de canon résonne au loin.
Tout est si calme.
On me tire en arrière.
Je ne savais pas que je m’étais écroulée.
Rémi tire sur mes bras pour m’éloigner du geyser brûlant qui continue de cracher sa haine sur nous.
Il me met à l’écart.
Je crois que la terre continue de trembler, mais les secousses me semblent plus douces.
Je contemple Rémi regarder tour à tour ma blessure au ventre, mes mains brûlées, mes bras bandés, mon visage boursouflé. Je crois qu’il est en larmes car je vois des furtifs points de lumière qui s’échappent de ses yeux en scintillant avant de s’écraser au sol.
Il se penche sur moi. Je n’arrive pas à le distinguer nettement. Je ne me souvenais plus qu’il était si adorable.
« Et merde, je lâche enfin. Je t’avais oublié, toi. »
Rémi m’adresse une moue contrite. Délicatement, il rabat une de mes mèches qui me barrent la figure.
« Il faut croire que je n’avais vraiment pas envie de te tuer. »
Il ne peut s’empêcher de sourire à ma remarque.
« Ôte-toi un instant du champ de ma caméra, je lui sors après avoir ravalé ma salive pleine de sang. Que je puisse dire un dernier mot à mes admirateurs. »
Rémi fronce les sourcils, moi j’ai le regard porté à l’horizon, par-dessus son épaule.
« Chers amis, je lance, avec un accent voulant imiter celui de Caesar, ne me jugez pas trop durement. »
Je plonge dans une quinte de toux et ne parviens pas à finir ma déclaration. Rémi me tient la main et pose l’autre sur mon front.
Jon n’est pas loin. Il se tient à mes côtés, lui aussi. Je lui souris.
« Hey, te voilà enfin… »
Il fronce des sourcils.
« Tu ne m’aurais pas un peu oubliée dans cette arène, je lui sors en faisant la moue. Je les ai attendus, tes parachutes ! »
Il m’adresse un sourire attendri avant de se rembrunir.
« Tu sais, dans les Jeux, il ne s’agissait pas de tuer tous les autres, mais juste de survivre à tout prix. Tu pourras me dire que ça revient au même. Mais c’est en fait bien différent. »
Je le regarde dans les yeux, interloquée.
« J’ai fait ce que j’ai pu… Il me fallait… terminer cela au plus vite. Tu le sais, ça. Dis-moi que tu le sais.
— Je le sais bien. »
Il me tapote la main. Il a retrouvé ses lunettes aux verres fendus, qu’il a remis sur le bout de son nez.
« Tu portes des lunettes… à présent ? »
Les larmes aux yeux, il me fait non de la tête, puis pose un doigt sur mes lèvres.
« Chut… Repose-toi, à présent. »
Je lui caresse la joue.
« Jon… »
Le sang bouillonne dans ma bouche.
« Souvenez-vous… que j’ai sauvé la vie… d’une fille de mon district… »
Les battements de mon cœur sont si faibles…
« Jon… embrasse-moi. »
Il hésite puis se penche au-dessus de moi. Ses lèvres sont chaudes, réconfortantes. Mais le baiser me paraît trop court.
Il fait glisser un doigt doucement sur ma bouche.
« J’aime tes jolies lèvres bien dessinées, il susurre, la voix tremblante. Avec leurs courbes si prononcées. Tu es une belle femme, Azurée. »
Je lui souris.
Merci…
Je suis prise de convulsions.
Je tousse, crache mes derniers souffles d’air. La nuit se referme sur moi.
« Oh mon Dieu… Laisse-moi dire… encore… un…
 
… mot. »
 
 
Coup de canon.
3 avril 2013

16 « Mon cher Rémi, vous êtes un des cinq

16
« Mon cher Rémi, vous êtes un des cinq derniers participants, qu’est-ce que vous éprouvez en cet instant ?
— Je… je ne comprends pas… Il ne pouvait pas nous trouver… Il n’était pas dans le coin…
— Allons, mon cher Rémi ! Votre petite organisation n’était pas infaillible !
— Nous nous étions préparés à cela ! Quelque chose l’a attiré… Oui, c’est cela ! Le cadeau des sponsors !
— Ha ça, je n’y suis pour rien, Rémi.
— D’habitude, ces cadeaux sont plus discrets ! Là, il a volé sur des lieues au-dessus des arbres !
— Ces petits parachutes n’en font qu’à leur tête !
— Il a indiqué notre position !
— Allons, allons Rémi, prétendrais-tu qu’on aurait délibérément poussé les tributs à se rencontrer ? Ce n’est pas dans nos habitudes… Dis-moi, que vas-tu faire pour venger tes amis ?
— Tout est fini… Le Capitole peut me briser, à présent. Il a eu le bain de sang qu’il voulait.
— Rémi… Ne sois pas si défaitiste ! On aurait presque l’impression que la petite Azurée t’a transmis ses idées noires. Pour un remplaçant, tu es allé au-delà de toutes nos espérances ! »
Le phare se dresse devant moi, morne et silencieux.
Je n’en distingue que les deux derniers étages, le reste étant caché par la concavité de la cuvette.
Je le savais. Depuis le début. Que tout se terminerait ici. C’est souvent ainsi que ça se passe.
Les Jeux se finissent ce soir.
Hier, le recap’ a été suffisamment éprouvant pour espérer ne pas avoir à en endurer un autre. Les visages de Liz’, de Natalia, de Robb et du garçon du Huit – dont je ne connais toujours pas le nom – se sont affichés dans le ciel. Pas encore tout à fait remise de cette étrange interview de Caesar, je les ai regardés d’en bas, seule au milieu des pièges de cette arène meurtrière, et je les ai salués avec reconnaissance. Dernière image de ces gens que je ne reverrai plus jamais…
Robb, je l’aimais bien, pour le peu que j’ai connu de lui. Censé, calme, responsable. Il a protégé sa petite troupe jusqu’au bout, mais est mort couvert de honte les fesses à l’air.
Natalia, elle, m’a permis de vivre quelques jours de plus, grâce à ses soins attentionnés. Je ne l’ai jamais vraiment remerciée, et elle ne m’a rien réclamé en retour. Elle a fait ça… par pur altruisme, je ne sais pas. Jamais je n’ai eu la grandeur de réaliser pareils actes sans attendre quelque chose en retour. C’est un peu comme ça qu’on vit, quand on est un mercenaire, comme moi. L’égoïsme pur qui nous anime ne nous permet pas d’agir sans penser à une quelconque rétribution.
Liz’, enfin. Petite gamine de trois ou quatre ans plus jeune que moi et qui, pourtant, semblait avoir vécu bien plus de péripéties. Sa si courte vie animée par toutes les difficultés inhérentes à son district l’a façonnée au point de la faire vieillir bien plus rapidement que moi.
C’est clair, on ne s’entendait pas, mais sa mort est un véritable coup de poignard en plein cœur. Je pense que j’aurais voulu lui montrer que je ne suis pas celle qu’elle pensait que je suis. Mais en fait, encore aujourd’hui, je n’ai pas le moindre argument à opposer aux siens.
Car aujourd’hui, je suis là pour en finir ; je suis devenue une Carrière. Et il y a au moins une personne sur Terre, aujourd’hui, que j’ai vraiment envie de tuer.
Celle qui a volé vos vies.
Le corps et le visage fouettés par tout ce sable soulevé par le vent cinglant, j’ai progressé dans le désert, prostrée, jusqu’à atteindre le phare.
Ce n’est pas tant que je cherche à me rendre la plus discrète possible, non. C’est surtout parce que ma blessure me lance tellement que je ne peux plus me tenir droite.
Trop d’effort ces deux derniers jours ont eu raison de mon rétablissement. Et je peux résolument prétendre que depuis hier soir, après l’interview de Caesar, les choses se sont mises à empirer.
Une fois de plus, je n’ai pas réussi à dormir, et il m’est arrivé plusieurs fois de hurler de douleur, dans la nuit, à la lisière des bois. Comme cela n’a pas attiré le moindre tribut, j’étais sûre d’être la seule vivante dans le coin.
Ce matin, j’ai retrouvé une plaie à nouveau purulente, suintant de liquide visqueux et noir, et une douleur qui s’est étendue sur tout le torse.
Je ne peux plus lever le bras droit, que je garde compressé contre mon ventre, et je dois tenir mon arme de la main gauche, ce qui n’est pas à mon avantage.
Ma fièvre est si forte à présent que je sue en permanence et dois boire très souvent. Quant à la nourriture, je n’ai rien mangé depuis un jour, et les baies de la veille ne m’ont pas rassasiée très longtemps. Je me sentais déjà faible… On ne peut pas dire que ça s’est arrangé.
Combien de litres de sang j’ai perdu depuis le début des Jeux ? Un ? Deux ? Peut-on vivre avec si peu de sang dans le corps ?
Et le phare est là, devant moi. Et je dois à présent m’activer alors que toutes les alarmes de mon corps hurlent pour que je me repose un coup, que je m’assoie là, tout de suite, pendant que le soleil est obstrué sous les bourrasques de sable, et que je ferme un instant les yeux…
Non !
Dormir, c’est mourir ! Je ne me relèverai pas si je me couche, alors bouge-toi !
Je descends la pente sableuse en prenant soin de ne pas glisser ou m’enfoncer au point de ne plus pouvoir relever le pied.
Aucun bruit ne provient du phare, mais les bourrasques m’empêchent peut-être d’entendre quoi que ce soit.
D’un autre côté, je suis à la merci de ceux qui se trouvent là-haut, qui pourraient avoir des armes de jet, comme un arc, une arbalète, un autre pistolet ou je ne sais quoi, mais ces bourrasques réduisent fortement la visibilité et vont me permettre d’atteindre la base du phare sans être repérée.
Car il y a du monde là-haut. Je le sens.
Quand j’atteins la porte du bas, je ne peux retenir une quinte de toux, tant le sable s’est infiltré dans tous les interstices de mon corps : oreilles, bouche, narines…
J’entre dans la petite salle du rez-de-chaussée, en partie envahie sous des dunes de sable qui progressent inexorablement, poussées par le vent. L’avancée des dunes est tellement rapide et forte qu’elle est sûrement due aux réglages vicieux du Capitole. La moitié de la pièce est sous le sable, ce qui réduit fortement la hauteur sous plafond. Je m’en fiche, je suis tellement prostrée…
Une épaisse couche de poussière et de sable recouvre mes habits, ma peau et mes cheveux, dissimulant les tâches marron de sang séché et me rendant à nouveau couleur sable, comme au tout début des Jeux. Je souris. Terminer comme cela a commencé.
Je crache plusieurs fois au sol pour évacuer le sable sur ma langue, me tamponne délicatement les yeux avec un chiffon imbibé d’eau, puis dépose mes sacs dans un coin de la pièce, sous l’escalier. Avec un peu de chance, je n’en aurais même plus besoin.
Ainsi abritée du vent, je suis à l’affût du moindre bruit provenant d’en haut. Je perçois peut-être quelques murmures. Des voix féminines. Ce serait bien les deux tributs de carrière encore vivantes, comme me l’a révélée Marion. Elles semblent s’être alliées. Jusqu’à présent, je ne savais pas si je trouverais les deux filles ou plutôt Torch. Dans tous les cas, ce qui va se passer dans un instant va l’attirer, ce qui n’est pas plus mal.
Ce qui est curieux, c’est qu’aucune d’elles ne monte la garde. À leur place, sachant la visibilité réduite à l’extérieur, je me serais postée ici, au cas où quelqu’un viendrait me débusquer…
À mon avis, elles sont ici depuis le début des Jeux. C’est certain. Quelle bonne idée de se cacher à l’endroit même que tout le monde à fui, par peur du danger ! Elles ont dû prendre le temps de rassembler tous les derniers sacs présents sur les lieux, et ont donc eu nourriture et eau à volonté…
Sont-elles ensuite parties en raid pour liquider les tributs qui s’approcheraient trop près du phare, ou se sont-elles contentées d’attendre ? Sachant que ce sont des Carrières toutes les deux, j’aurais tendance à opter pour la première solution.
Je n’ai jamais été aussi déterminée. Silencieusement, je me poste au pied de l’escalier en béton. Celui-ci grimpe sur quelques marches avant d’obliquer sur la gauche pour suivre l’angle de la paroi. Les degrés se perdent derrière la concavité de la cage d’escalier.
Le béton armé est terriblement érodé ; les tiges de fer qui le composent ressortent par endroits, rouillées, notamment sur l’arête de chaque marche. Mon regard tombe sur quelques tâches de sang, des gouttes qui se sont écrasées sur le béton en projetant de multiples minuscules gouttelettes tout autour. Certaines sont sèches, d’autres semblent bien plus récentes…
Je monte lentement. J’atteins un premier palier. Une seconde volée sur le côté, qui se perd dans l’ombre. L’étroitesse de la cage d’escalier m’empêche de voir au-delà de chaque volée. Quelqu’un pourrait débouler d’un coup et me tomber dessus sans que je puisse réagir convenablement.
Le sifflement du vent se perd dans mon dos ; les murmures d’en haut se distinguent de plus en plus nettement.
Deux volées de plus avant que j’atteigne le premier étage. C’est une petite pièce carrée, avec une étroite ouverture au milieu de chaque mur, un pilier central fortement délabré, et de nombreux gravats qui jonchent le sol. Rien d’autre : pas de sac, pas d’arme, pas de cadavre.
Une vieille porte en bois à persiennes semble avoir été arrachée brutalement et gît en trois morceaux contre le seuil du second escalier.
« Azurée… »
Je m’effondre soudainement. Mes forces m’ont quitté d’un coup, et je me retrouve, haletante, à terre, la tête dans les gravats.
« Tu peux survivre à ce jeu, sans tuer qui que ce soit, sans prendre part à ce système morbide qui ne souhaite qu’une seule chose. Nous tuer tous…ici. »
Je regarde son doigt pointer mon cœur et le sien.
Jonathan…
« C’est trop tard, je souffle. Plus… plus le temps… pour ça. Je dois finir au plus vite… Je penserais plus tard… au salut de mon âme… »
Pas de réponse. J’inspire et expire difficilement, le regard perdu dans les anfractuosités du plafond.
C’est la fièvre qui me fait délirer. J’entends des voix et je ne vois plus très clair.
Reprends-toi !
Je me relève péniblement, focalise tous mes sens sur mon environnement proche : les paroles des filles, les gravats, la pénombre des lieux, mon souffle court.
Il n’est pas encore temps de partir, non. Encore un petit effort…
Je reprends ma chasse, plus déterminée que jamais. J’enjambe tant bien que mal les décombres, m’approche du prochain escalier. Au pied de celui-ci, je remarque les mêmes petites tâches de sang qu’à l’étage précédent, qu’on retrouve quasiment sur chaque marche.
C’est quand je me rends compte qu’elles ressemblent fortement à celles laissées par Torch sur les larges feuilles de la forêt tropicale, que je perçois une troisième voix, faible et plaintive.
Celle de Torch en train de souffrir.
Prudemment, je commence l’ascension du deuxième escalier, l’esprit envahi de tout un tas de sensations antagonistes, mélange de fébrilité, d’effroi et de colère. Chaque marche est un calvaire pour mes petites jambes flageolantes, mais je m’efforce à garder ma concentration sur tout ce qui m’entoure. Là ! À un centimètre de mon pied ! Une petite ficelle qui court sur la marche et remonte le long du mur jusqu’à un petit boîtier très discret, collé sur le mur quasiment au niveau de ma tête. Une diode rouge clignote sur un de ces côtés. Je ne m’en serais pas aperçue si je n’avais pas été aussi attentive.
Et j’aurais posé le pied sur ce détecteur de poids, et la mine m’aurait aussitôt arraché la tête.
La sueur me dégouline le long du cou. Si ça se trouve, il y avait d’autres pièges à l’étage inférieur, et ma chance m’a permis d’arriver jusqu’ici en un seul morceau.
Redoublant de vigilance, je continue mon ascension. Je commence à comprendre pourquoi les filles ne montent pas la garde. Elles semblent si sûres d’elles.
Je perçois plus nettement leurs voix. Elles rient. Elles rient !
Bon dieu, mais que se passe-t-il là-haut ?
Le deuxième étage est aussi vide que le premier. Les amas de béton qui se sont détachés des murs et du plafond délabré recèlent peut-être de mines en tous genres. Je sautille d’une zone dégagée à une autre, chaque pas m’arrachant une grimace et me faisant perdre quelques gouttes de sang supplémentaires.
Troisième escalier. Le dernier. Là-haut, les filles s’amusent comme des folles, et Torch continue de gémir.
Je déglutis avant de gravir les premières marches. La troisième et la sixième marche sont piégées. Je les saute puis atteins le petit palier. L’escalier tourne, huit autres marches, puis tourne à nouveau, puis, là-haut, l’étage final. Mon arme est constamment braquée vers le rectangle de clarté, en haut de chaque volée de marches. Je déjoue un ultime piège entre le dernier palier et le troisième étage. Les rires des filles résonnent là-haut, et les plaintes de Torch se changent parfois en hurlements déchirants.
Plus que huit marches. Un pied devant l’autre. Le dos qui frotte contre la paroi. Le pistolet relevé à hauteur du visage. Un revers de la main pour chasser une mèche rebelle de mon regard. Une goutte de sueur qui perle de mon menton. Plus que deux marches.
La salle s’ouvre sur ma droite. Je ne peux voir que quelques décombres, et un amas de sacs, dans le fond. Personne en vue. J’aurais eu une grenade, je l’aurais balancée et tout serait fini.
Je me colle contre le mur opposé, tiens mon arme droite et me force à me redresser. Lentement, en grimpant les deux derniers degrés, la salle se présente à moi.
Elle est comme les deux précédentes : carrée, un pilier central, des étroites ouvertures au centre de chaque mur. Les deux filles sont au fond et me tournent le dos. Elles sont penchées sur Torch, attaché à une chaise, les mains dans le dos.
Sa chemise est ouverte. L’une des filles, assez petite, les cheveux châtains atteignant le bas de ses omoplates, à peu près mon âge, a un couteau dans la main et, avec la pointe de la lame, s’applique à tracer je ne sais quoi sur le ventre de Torch qui hurle à nouveau.
Les filles pouffent comme des gamines.
« Mais vous êtes complètement folles ? »
Les mots sont sortis de ma bouche sans que j’aie pu les retenir.
C’est Torch qui me voit en premier. Les deux filles pivotent quasi simultanément. L’autre fille est la grande perche du district Quatre, avec ses longs cheveux bruns, qui était déguisée en poisson lors de la cérémonie d’ouverture. Je ne sais pas pourquoi je pense à ce détail qui m’aurait fait exploser de rire dans une toute autre situation.
Mais présentement, je n’ai pas du tout envie de rigoler.
Les filles sont de toute évidence étonnées de me voir ici. Cela aurait été un atout pour moi si la grande perche n’avait pas un arc à la main. En deux temps trois mouvements, avant que j’aie pu me décider à leur tirer dessus, elle s’empare d’une flèche et tend son arc vers moi.
Je suis à cinq bons pas d’elle, et elles restent serrées l’une contre l’autre, ce qui m’évite d’avoir à braquer successivement mon arme sur chacune de leur tête.
« Tu peux encore marcher ? » La fille du district Trois m’adresse une moue désapprobatrice. Mais elle ne fait quand même pas trop la fière, avec pour toute arme, son couteau brandi.
« Je me débrouille. Qu’est-ce que vous faites à ce connard ?
— Oh trois fois rien, elle répond, sur le même ton hautain. On est sacrément contente d’avoir pu le capturer, mais je dois dire que te voir ici me rend encore plus heureuse.
— C’est toi qui a buté Slaine, c’est ça ? » La grande brune toute fine me lance des éclairs de haine derrière son arc tendu. « C’est lui qui avait le pistolet avant toi, je le sais.
— Il a dû le lâcher par inadvertance, je réponds, sans détacher mon regard du sien.
— T’as tué Slaine, son coéquipier, renchérit la fille aux cheveux châtains en hochant la tête en direction de la grande perche, et ton pote a tué mon coéquipier ! Je le sais car je l’ai vu ! Il venait de te planter et ton pote l’a embroché par derrière. Il était à quoi, cent pas ? Cent pas, et il balance un javelot avec une force surhumaine, sans rater sa cible. J’aurais tellement voulu le faire souffrir pour ce qu’il a fait ! »
C’est Stieg.
C’est Stieg qui m’a sauvé la vie.
Oh mon dieu, si j’avais su…
Je m’en suis douté à un moment, mais je n’ai pas voulu le croire.
« Merci…
— Quoi ?
— Je ne te parle pas à toi, espèce de sadique ! Je dis juste merci tout haut, à Stieg et à sa famille, car grâce à lui, je suis encore vivante aujourd’hui. Et je suis ici pour finir le boulot. »
La fille du Trois se met à rire, vite imitée par la grande perche.
« Ha, ça, c’est que tu crois ! Que vas-tu faire, petit “deux”, face à deux Carrières surentraînées ? Tu devrais poser ton arme de suite, je t’assure que ta mort sera rapide !
— Deux ! répète la grande brune. Mais comment as-tu fait pour avoir une note aussi nulle ? Je crois que je n’ai jamais vu ça de toute ma vie ! »
Lentement, elle s’approche de moi. L’autre la colle comme si c’était son unique salut. J’oblique lentement, tourne autour du poteau central, veille à garder le plus de distance possible entre elles et moi. Si elles venaient à se séparer, je serais obligée de me mettre à tirer, ou je serais perdue. Tant qu’elles restent collées l’une à l’autre, j’ai une chance de m’en tirer.
C’est ça qu’on leur a appris, à leur école de Carrières ? Pas très futé !
Mes yeux se fixent un instant sur la pointe de la flèche, prête à se ficher dans ma poitrine. Après Slaine et son pistolet, me voilà à nouveau à la merci d’une arme qui peut me tuer d’un coup, sans que j’aie le temps de m’en rendre compte. C’est si déstabilisant…
Je m’efforce de reporter mon attention sur le regard de la grande brune, afin d’y déceler le moindre signe d’affaiblissement. Car si je tiens mon arme au bout de mon bras gauche, tremblant et fatigué, elle, elle doit carrément garder son arc bandé, ce qui doit être rapidement éreintant.
Le léger sourire qu’elle me tend, sa tête inclinée et ses pupilles logées en haut de ses yeux, ses épaules saillantes, ses longs bras dégingandés, à peine tendus, tout en elle accompagne sa pose, comme si elle avait appris depuis des années à tirer à l’arc et à le pointer sur un adversaire le temps qu’il faudra.
Nous continuons à tourner lentement. Je veille à ne pas trop m’approcher de Torch, qui de toute évidence est en train de délirer. On ne sait jamais.
Je fatigue. Mon bras tremble de plus en plus, et la brune semble s’en rendre compte, ce qui la fait sourire de plus belle. Ses longs rideaux de cheveux qui pendent de chaque côté de son visage la rendent envoûtante. Je la trouve anormalement grande mais elle doit être attirante pour plus d’un garçon. Je croyais que la fille du Trois était le leader du groupe, mais en la voyant ainsi accrochée à sa compagne, je commence à douter. Cette fille me dérange ; je me sens si petite face à elle…
« Ça va durer encore longtemps ? je finis par lâcher, d’une voix sèche.
— Le temps que tu voudras, Blondie ! »
Elle semble imperturbable ; ça me décontenance. Mais en y réfléchissant bien, ça ne me surprend pas. C’est une tribut de carrière, je suis une pauvre fille nulle et molle. Qu’est-ce que je croyais ?
Je réfléchis aux issues possibles. En vain. Les tempes me brûlent, la sueur perle de mon menton. La peur de la mort jaillit subitement du coin reculé de mon cerveau où je l’avais reléguée. Je ne suis plus sûre de rien. Je vais mourir ici, et tout le reste aura été vain.
Mais ma vie peut avoir encore un sens. Il faut juste déclencher l’apocalypse. C’est si facile. Il me suffit de tirer.
C’est la fin de tout. De ma vie, du monde, de mes peurs, des Jeux, de la douleur, de la faim, de la crasse, du regret, des lamentations, de l’odeur du sang.
Au-delà de tout, il ne reste que la colère.
La colère.
Alors je tire.
 
Détonation brutale. Hurlement de l’arme. Tremblements des murs. Sang qui éclabousse.
Éclat de métal qui se rapproche à une vitesse effroyable.
Piqûre incisive. Brûlure qui se répand. Douleur intense.
Mes genoux me lâchent, je m’écroule entre les gravats.
 
La fille du Quatre s’effondre à son tour, la tête transpercée d’un trou de la taille de mon poing. Son arc tombe à ses pieds. Mais pas de flèche dans ses mains. Mon esprit cherche la cause de cette douleur subite. Mes yeux se posent sur mon corps, mes jambes, mes bras. Mon bras gauche. Le biceps transpercé par le trait meurtrier. Je m’efforce de ne pas succomber à l’évanouissement.
La fille du Trois hurle et me saute dessus, le couteau en main. Instinctivement, je redresse mon bras valide pour me protéger. La soudaine incision me provoque un électrochoc dans tout le corps et me réveille complètement. Je bascule en arrière, donne un coup de pied à la fille sur le côté, qui la fait chuter et perdre son arme. Elle se rue sur moi, me bloque les bras, je lui donne un coup de tête qui la fait vaciller un instant, une narine éclatée. Je cherche à la repousser mais elle me renverse à nouveau, et, en moins de temps qu’il ne le faut pour le dire, s’agrippe à moi par derrière, me plaquant sur le dos au-dessus d’elle, ses cuisses emprisonnant les miennes, un bras sous ma gorge, l’autre renfermant dans le creux du coude le poing du premier pour affermir sa position.
Sa tête est juste à côté de la mienne ; je sens son souffle court siffler dans mon oreille. Elle se met à serrer pour m’étrangler. Je me débats mais mes forces déclinantes ne me permettent plus de me libérer. Je suffoque. Son bras m’écrase progressivement la gorge ; elle fait cela avec une minutie et une patience déconcertante. J’ai envie de crier, de lui prier de me laisser en vie, de ne pas me tuer comme ça, non pas comme ça, pas sans air…
Je suffoque, manque d’oxygène. Des points lumineux dansent devant mes yeux. Je ne peux même plus déglutir. Et l’autre qui continue à serrer…
Est-ce ainsi que je vais mourir ?
La peur réduit à néant mon sang-froid, ravage tout comme l’eau brisant sa digue et se déversant sur les villages en contrebas. Je n’arrive plus à penser correctement.
Mon pistolet… Le couteau…
Je ne sens rien.
Le noir. Qui entre, petit à petit. Je ne vois plus qu’un tout petit point lumineux qui se réduit. Le bourdonnement dans mes oreilles s’intensifie jusqu’à dominer tous les autres sens.
C’est le bruit de ma circulation sanguine. Boum, boum, boum.
Ça tape dans ma tête.
Est-ce ainsi que je vais mourir ?
Tout petit point lumineux qui ne veut pas disparaître…
Tout petit point.
C’est la colère qui ne veut pas rendre l’âme.
La colère.
Mes doigts agrippent le trait planté dans mon bras. Tirent dessus. Le rabattent sur le visage de la fille.
Un hurlement. Ses muscles se relâchent. Je me débats avec mes dernières forces, m’éloigne à quatre pattes, suffoque, tousse, essaye de reprendre de l’air.
La fille hurle et hurle encore. Je suis affalée sur les gravats, à la regarder hurler à la mort, la flèche plantée dans l’œil et les mains gesticulant autour, ne sachant s’il faut la retirer ou la laisser en place.
L’air entre dans mes poumons en me brûlant. Ma vue s’élargit progressivement et les bourdonnements s’amenuisent pour laisser place aux gémissements incessants de la fille.
Je tente péniblement de me relever, cherche mon arme des yeux. Elle n’est pas très loin. Je rampe jusqu’à elle.
Mes doigts se posent sur le canon ; j’y suis presque.
La chaussure qui s’abat dessus m’écrase les doigts. Un cri rauque s’échappe de ma gorge écrabouillée. Je relève la tête.
Torch, qui s’est libéré. Il a le torse et le visage en sang, il titube un peu, l’œil hagard. Soudain, de manière imprévisible, il m’assène un violent coup de genou dans la mâchoire, qui me fait littéralement voler en arrière. J’ai à peine le temps de relever la tête que Torch est sur moi. Il m’envoie en pleine figure un coup de poing qui s’écrase contre ma pommette brûlée. Puis un autre. Et encore un autre.
 
Je crache du sang. J’ai perdu connaissance. Je crois. Je ne vois plus que d’un œil. L’autre semble trop boursouflé pour pouvoir s’ouvrir. Torch est encore là. Il s’est redressé. Il me domine de toute sa hauteur, le pistolet en main, encore fumant. Il vient de tirer sur l’autre fille agonisante. C’est ce coup de feu qui a dû me faire revenir à moi.
Je lève le bras au-dessus de mon visage pour me protéger. Le sang coule de la coupure causée par la fille du Trois et tombe dans mes yeux.
Je suis à terre et plus aucune force pour me relever. Torch se penche sur moi et me redresse par le col, qui craque sous ses doigts. Il me regarde de ces yeux grands ouverts. Sa fureur se mélange à de la folie pure. Et de l’excitation.
« Je ne veux pas te tuer, pas encore, car j’ai envie de m’amuser avec toi quand il ne restera plus que nous deux. On va prendre beaucoup de bon temps, toi et moi, je peux te l’assurer ! »
Jon’, aide-moi. Ne lui laisse pas l’occasion de me faire ça…
Torch se redresse, satisfait. Curieusement, il balance le pistolet dans les décombres, s’empare d’une sorte d’épée et s’élance dans les escaliers.
Merci, merci.
Je m’attends à ce qu’il saute sur une mine, mais aucune détonation provient d’en bas. Dans un effort surhumain, je me redresse, récupère le pistolet et m’approche de la fenêtre. Quelques secondes après, je vois Torch débouler dehors, où le vent s’est calmé, et commencer à gravir la pente sableuse.
J’essaye de viser mais n’arrive plus à tenir correctement le pistolet. Mes yeux ne parviennent plus à focaliser le bon plan, et tout semble flou et dansant. Je retombe sur les fesses sans avoir pu ouvrir le feu. Dans un état second, je contemple les deux cadavres dans la pièce, et tout ce sang, partout.
Deux coups de canon, au loin.
J’oscille d’avant en arrière, mollement. La douleur me tient éveillée. Je ne sais pas quelle blessure pulse le plus ; les signaux proviennent de toutes les régions de mon corps et noient mon cerveau sous des tonnes d’informations alarmantes.
Délicatement, je me palpe le visage. Impossible de poser les doigts sur ma pommette. L’os est peut-être cassé. Mes yeux se posent sur mon biceps gauche. La flèche n’a transpercé que du muscle ; la plaie est fine et saigne peu. J’inspecte mon bras droit : la coupure est vilaine et me soulève le cœur ; la chair est incisée jusqu’à l’os.
J’inspecte enfin ma toute première blessure, fortement malmenée ces dernières minutes. Il n’y a plus rien à faire de ce côté-là : la plaie est béante, et des deux lèvres nécrosées et noires s’échappent pus et sang infecté.
Ayant recouvert mon souffle, je parviens non sans mal à ramper jusqu’aux sacs des filles et leurs cadeaux des sponsors, où je trouve divers bandages, paquets de nourriture et gourdes d’eau. Je panse mes blessures en hâte, car je n’ai de toute façon jamais su faire ce genre de chose. Et puis il est trop tard pour celle du ventre, que je laisse à l’air libre.
J’ouvre brutalement les paquets, comme une sauvage en manque de nourriture, et m’enfourne au fond de la bouche toute sorte de denrées dont je ne perçois même pas le goût. Chaque bouchée me brûle la gorge mais je n’en ai cure. Je bois ensuite un litre d’un jus vitaminé dissimulé parmi toutes les gourdes d’eau.
La bouche encore pleine, je me relève. Ce qui me manque à présent, c’est du sommeil, mais je n’ai plus le temps pour cela. Dans une heure ou deux, je suis vidée de mes dernières gouttes de sang.
À peine dix minutes après son départ, je me lance à la poursuite de Torch. En descendant les marches, je remarque que les diodes des pièges sont éteintes ; Torch a dû trouver un moyen pour les désactiver, peut-être en trouvant une télécommande dans les poches des filles qu’il a eu tout le temps de fouiller pendant que j’étais dans les vapes.
Les manches de ma veste sont percées et déchirées ; la fermeture Éclair ne ferme plus ; les genoux de mon pantalon sont troués. J’ai retroussé mes manches et remonté les jambes de mon pantalon en les attachant au-dessus des genoux à l’aide des petites cordelettes. Je dois conserver le maximum de mobilité.
Il n’y aura pas de chemin de retour. Je l’ai toujours su. Quand je m’éloigne du phare, je n’ai plus de sac sur les épaules, plus d’eau ou de nourriture, pas d’autre arme que le pistolet. Je veux être la plus légère possible.
Je marche sur les pas de Torch et m’élance à sa poursuite, courant presque en espérant pouvoir le rattraper au plus tôt. Le soleil commence à nouveau à frapper, fort, très fort, mais je ne m’en soucie guère à présent. Je peux cramer complètement, tout ceci n’a plus aucune importance. Je cours comme jamais je n’ai couru depuis le début des Jeux. Peut-être depuis le début de ma vie.
Il me croit à l’agonie. Il doit prendre son temps. Il ne doit pas être loin. Je ne tarde pas à l’apercevoir au loin.
« Torch ! »
Il se retourne, me voit accourir, s’active à son tour. Il se dirige vers les défilés de pierres coupantes, droit devant nous. A-t-il envie de dire un petit bonjour aux dinosaures ?
Nous quittons les dunes pour entrer dans les terres désolées. L’odeur de soufre me prend soudainement aux narines. Nous courons à perdre haleine vers notre mort.
Au début, je crois que ce sont les pas d’un gros lézard que je ressens sous mes pieds, mais bien vite, je me rends compte que c’est toute la terre qui a des spasmes. Des fumerolles se mettent à rejeter des fumées nauséabondes, verdâtres et brûlantes, qui occultent la lumière du soleil.
Mais ce n’est qu’une fois que j’ai pénétré suffisamment profondément dans le territoire volcanique que les premiers gros tremblements de terre se mettent en branle.
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3 avril 2013

15 « Florian, cher envoyé spécial, bonjour. —

15
« Florian, cher envoyé spécial, bonjour.
— Bonjour, Caesar.
— Alors, comment vont les choses en Europe ?
— Hé bien, toujours difficiles, vous savez… Le dernier coup d’État en Europe orientale déstabilise un peu l’ordre, et la reconstruction est toujours lente et soumise aux aléas des marchés balbutiants.
— Mais quelle idée de refonder un monde « à l’ancienne » ! Vous avez bien vu ce que ça donnait, pourquoi un tel entêtement ?
— Hé hé, je transmettrai à mes dirigeants, Caesar. Nous avons sûrement… plein de choses à apprendre de votre civilisation.
— Dites-moi, quand est-ce que vous vous y mettez, en Europe, aux Jeux de la Faim ?
— Heu… on y réfléchit !
— Quel est votre taux de criminalité, chez vous ?
— Plus de vingt-cinq pour cent.
— Nous zéro virgule deux. Vous voyez ?
— En effet…
— Bon, dites-moi, Florian. Dites-moi quel est votre tribut préféré.
— J’avoue que j’ai un penchant pour Azurée.
— Azurée ? La petite pleurnicharde ?
— Ha, ha, vous avez raison, elle a du mal à s’acclimater, c’est sûr. Mais je trouve que c’est celle qui a le plus de mérite. Elle est grièvement blessée et pourtant elle s’est mise à se battre de toutes ses forces. Elle ne se bat pas pour gagner, mais pour sa survie. Elle me semble être la plus saine de tous. Ses faiblesses sont compréhensibles.
— Il est vrai qu’Azurée s’est beaucoup améliorée ces dernières heures. Mais au regard de ses antécédents – sa tentative de suicide, sa note de deux à l’entraînement, l’élimination de Stieg, son meilleur atout dans les Jeux… –, Azurée peut-elle seulement gagner ? »
Avec toutes ces péripéties, ma plaie s’est rouverte. En l’inspectant, j’ai pu remarquer que la zone noire s’est en partie résorbée, mais rien ne dit qu’elle ne va pas s’étendre à nouveau. Avec une certaine pointe d’appréhension, j’ai déversé un peu d’eau sur l’entaille. Ça m’a fait un bien fou.
Le sang qui s’écoule de la plaie est chaud et sombre. Je ne le regarde plus avec dégoût. J’essuie les lèvres boursouflées de ma blessure avec une grosse mousse verte empruntée à un pied d’une de ces étranges plantes tropicales. Je ne bouge plus jusqu’à ce que les saignements se soient arrêtés, épongeant délicatement chaque fois que cela en devient nécessaire.
Mes nombreuses traces de griffure, mes ecchymoses et la brûlure à ma joue gauche me lancent horriblement. Je n’ai pas moyen de me voir dans une glace pour contempler mon visage meurtri, mais, en tâtant délicatement, je peux constater que la brûlure s’étend de la pommette jusqu’à l’oreille…
Pour éviter de paraître trop repoussante à la caméra, je me suis rincée la bouche et le menton, couverts de sang. Je n’avais pas envie de passer pour un vampire… Quant à mes vêtements… Ceux de Marion auraient pu m’être utiles car ils étaient à ma taille. Pas de chance qu’ils aient été plus abîmés que les miens. Je n’ai finalement rien pour me changer et me séparer de cette odeur de mort qui imprègne le tissu.
Mes élans de coquetterie m’extorquent un sourire.
Le jour pointe doucement à l’horizon. Un matin de plus dans l’arène. Une nuit de plus où j’ai trop peu dormi. Les poches sous mes yeux doivent pendre jusqu’au milieu de mes joues.
« Bonjour à tous, je lance à ma caméra imaginaire en m’étirant. J’espère qu’il fait beau chez vous. Ici le temps semble s’être éclairci, je vais pouvoir aller bronzer un petit coup ! Profitez bien de cette nouvelle journée qui s’annonce radieuse. »
Aux aguets, j’urine accroupie contre un arbre, une main posée à terre, l’autre tenant fermement le pistolet. Cette position tire fortement sur ma plaie et m’arrache une grimace, d’autant plus que mon urine, brûlante, enflamme mes entrailles et sort quasiment rouge comme du sang.
« Alors, on se rince bien l’œil, espèces de voyeurs ? » je rajoute, une pointe de sarcasme dans ma voix.
Je me relève en grimaçant.
« Ouille… »
La récente recicatrisation de ma blessure semble tenir le coup. Mais il ne faut pas que je fasse trop d’efforts aujourd’hui. L’objectif premier est de surveiller le coin et, si possible, de retrouver les traces de Torch. Il ne doit pas être bien loin. Ou sinon il sera tombé sur le camp du groupe de Rémi.
Ce que j’espère et redoute à la fois. D’un côté, ce sont des adversaires en moins à tuer. De l’autre… ce sont des gens que je n’ai pas envie de voir mourir…
Lentement, je m’enfonce dans la forêt, sans trop perdre de vue la lisière. À un moment, je tombe sur un arbuste qui produit les mêmes baies que Rémi m’a données. J’espère ne pas me tromper et manger quelque chose de comestible…
Les baies ne sont pas bien nourrissantes, mais au moins elles me calent l’estomac pour la matinée. La recherche de nourriture va bientôt être un problème.
Je me demande si les dinosaures n’étaient pas comestibles…
Je ris toute seule.

Ce n’est qu’après une bonne heure de marche embusquée, entrecoupée de nombreux arrêts pour éviter de trop tirer sur ma cicatrice, que je remarque ce gros oiseau étrange qui plane au-dessus de la canopée. Son mouvement lent et homogène, comme s’il glissait, n’a rien de naturel. La réalité me frappe soudainement : c’est une sphère pendue à un parachute. Un nouveau cadeau des sponsors qui descend lentement du ciel, contrôlant sa trajectoire pour ne pas s’enchevêtrer dans les branches. Un éclat de métal dans le ciel bleu, silencieux, à l’allure parfaitement calculée.
Le parfait indice pour débusquer un autre tribut.
Car en ce qui concerne ce parachute, je suis sûre de moi : il ne m’est pas destiné. Il s’éloigne lentement de ma position et continue de voler au-dessus de la cime des arbres en attendant sans-doute de trouver une hypothétique clairière où il pourrait s’enfoncer sous la voûte feuillue.
Je le regarde apparaître et disparaître subrepticement entre les trous de lumière de la canopée, un petit pincement au cœur. C’est comme une étoile qui guide le chemin. Mais ce n’est pas ma bonne étoile, c’est celle d’un autre. Moi je n’ai rien eu d’autre que ce mystérieux bout de papier. Et depuis, je pense à Ethan, au mal que je lui ai fait, aux blessures dont il doit être en train de guérir, et cela me perturbe et me déconcentre.
D’autant plus que je ne suis pas sûr que ce papier ait vraiment dit toute la vérité.
Quoiqu’il en soit, je ne sais pas qui va recevoir ce cadeau, mais cette personne n’est plus très loin, et je ferais bien de rester sur mes gardes et d’avancer en faisant le moins de bruit possible.
Il y a une clairière devant moi. La sphère s’y dirige. Les doigts crispés sur le manche du pistolet, j’avance avec détermination. Mon cœur bat à la vitesse de celui d’un petit oisillon, faisant grimper dangereusement ma température corporelle. Mes tempes pulsent, mes paupières tressautent, mes mains tremblent. Il faut que je reste calme ou il me sera impossible de viser correctement.
La sphère rentre dans la clairière. J’évolue dans une végétation luxuriante, les rameaux des cycas, des jeunes pousses de palmiers et des fougères se pliant délicatement au passage de mes cuisses. Je ne cesse de regarder alentour, au cas où quelqu’un se jetterait sur moi. Après tout, c’est peut-être un piège : quelqu’un qui réutilise un vieux parachute pour attirer les tributs naïfs et les abattre ensuite dans le dos… Je pense soudainement à Rémi et me dis que c’est quelque chose qu’il est tout à fait capable d’imaginer. Ne pas pouvoir faire face à l’intelligence de certains autres tributs m’indispose. Je me sens si bête, parfois…
Et c’est bien Rémi.
Je suis accroupie à la lisière et l’observe récupérer la petite sphère qui s’est nichée à ses pieds. Il est tout seul, il n’y a aucun bruit autour de lui. Me serais-je trompée sur son compte ? Pourquoi si peu de méfiance ?
Je ne sais pas. Je pourrais lui tirer dessus, là, tout de suite, et puis récupérer le contenu de son cadeau.
Je devrais.
Je ne sais pas.
Je dois le faire.
Il est là, devant moi, accroupi, occupé à retirer les attaches du parachute, et moi, je n’arrive pas à passer à l’action.
Je ferme un instant les yeux. Ce type est ton ennemi. Tu ne voulais pas le tuer, mais à présent, tu le dois. Il faut en finir avec tout ceci.
Mes yeux me brûlent derrière mes pupilles. Je pense que j’ai une sacré fièvre. Je les rouvre. Rémi se tient debout, absorbé dans la lecture d’un magazine, l’air décontracté.
Mais qu’est-ce que…
Je n’ose y croire.
Moi je suis là, en train de crever, et lui, on lui offre de la lecture ? C’est n’importe quoi ! Certes, j’ai défié le Capitole à maintes reprises, mais lui ne vaut pas mieux ! C’est un pacifiste et je me doute que son petit groupe inactif plaise au Capitole !
À moins que… son charisme et l’organisation exemplaire de son petit groupe ont dû charmer plus d’un sponsor. Et puis peut-être ai-je raté quelque chose. Peut-être que Rémi et ses amis ont eu à se défendre contre les pièges de l’arène, ce qui leur aurait valu les faveurs du public… Hum… Des choses pires que les dinosaures ? J’ai du mal à le croire… Quoiqu’il en soit, rester seul en terrain dégagé, c’est un peu du suici… Mais ?
Il y a autre chose qui descend du ciel ! C’est un second parachute !
Il atterrit mollement aux pieds de Rémi. Il ne semble pas être plus étonné que cela. Je suis ébahie et offusquée par cette scène qui me hérisse les poils. Je le regarde ouvrir son second cadeau, attentive au cercle de ciel qui s’ouvre au-dessus de sa tête, m’attendant à tout instant à y voir tomber d’autres parachutes.
Rémi sort du caisson sphérique un flacon qui semble le satisfaire pleinement.
J’ai les tempes qui brûlent.
C’est la colère qui sourd en moi.
Je ne pensais pas en détenir tant emprisonnée au fond de mon cœur. La traitrise de Marion l’a fait resurgir, et maintenant, je suis perpétuellement en colère et énervée. Je ne comprends pas comment les choses peuvent se passer ainsi. Pourquoi il n’y a qu’injustice sur Terre.
Mon esprit se focalise sur ma blessure. Quand je pense à elle, je la sens. Et même bien. La douleur n’est jamais loin. La gêne, cette zone dure et nauséabonde qui s’étend sur la moitié de mon ventre, je ne la supporte soudainement plus du tout. Il faut que ça cesse.
Une soudaine idée noire accompagne ma colère ; elle explose dans mon esprit, limpide et solide : les sponsors ne veulent pas me donner quoique ce soit. Ils veulent que je sois en colère et que je haïsse tout le monde. Car c’est ce qui me tient en vie. Tout un tas de psychologues ont dû analyser ma personnalité de fond en comble. Ils doivent me connaître mieux que moi. Ils savent ce qui m’active et ce qui m’endort. Ils savent comment mon esprit réagit à tel ou tel stimulus. Ils savent quand je peux exploser.
Je suis une arme. Une arme qu’on peut déclencher à distance. Il suffit de réunir tous les ingrédients. Et d’appuyer sur le bouton.
Je suis une arme.
Et je hais tout le monde !
Je me lève, braque mon arme sur Rémi, m’avance.
Torch est là.
Il est à l’autre bout de la clairière. Il ne m’a pas vu. Il n’a d’yeux que pour Rémi. Il s’élance, un boîtier en plastique à la main.
Je me recouche dans les fourrés, la tête bourdonnante. L’adrénaline qui retombe soudainement. La lumière qui éblouit. Les étoiles qui dansent.
Rémi se retourne, aperçoit Torch quand il est déjà sur lui. Torch rabat son arme dans le cou de Rémi ; le taser se déclenche, électrocute Rémi qui s’effondre en gigotant.
« Bouge pas, je reviens tout de suite, binoclard ! »
Torch fait jaillir son sabre de sa ceinture et s’élance dans la forêt. Rémi tente de se relever, mais ses membres ne sont plus coordonnés. De sa bouche ne sort qu’un amas de mots inintelligibles et plaintifs.
Il me faut bien une minute pour reprendre mes esprits. Je m’élance à mon tour dans la clairière. Le regard de Rémi reflète un mélange de crainte, d’étonnement, et d’incompréhension. Ses lèvres s’articulent. Je crois comprendre « sauver les autres », mais je n’en suis pas sûre. Alors que je m’enfonce dans la forêt sur les pas de Torch, je me rends compte que je n’ai même pas pensé à achever Rémi. La frénésie de l’action semble avoir complètement éteint la rancœur que j’ai eue à son égard.
Un premier cri.
J’essaye d’accélérer mais mes boitillements ne me permettent pas de tenir le rythme de Torch. L’appréhension me gagne. Je sens que je vais arriver trop tard.
Je tombe en premier sur le garçon du Huit. Il se tient contre un arbre, la main sur le ventre, le menton retombé sur la poitrine.
« Hé… »
Je m’approche doucement. Soudain, je comprends : il est accroché à l’arbre, embroché par une branche au niveau de l’abdomen. Quand j’arrive à son niveau, je peux affirmer que le garçon n’est plus conscient. Ses membres gigotent encore un peu, sa tête dodeline, mais la mort le prend.
Je ne m’attarde pas, continue de m’enfoncer dans la végétation épaisse. Des bruits de bagarre proviennent d’un endroit sombre à une vingtaine de pas.
Je lève l’arme au ciel, tire deux salves.
« Arrêtez ! »
J’avance tant bien que mal en continuant de tirer quelques coups. Je pense que ce genre de tir de barrage peut effrayer Torch. Mais quand j’arrive sur les lieux du combat, il est déjà trop tard. Tout d’abord, je vois la petite cabane que le groupe avait montée entre deux arbres, et la nourriture posée sous le voile tendu. Puis je tombe sur Natalia et retiens un haut-le-cœur si violent qu’il me retourne l’estomac. Natalia est complètement éventrée : une partie de ses viscères s’est déversé sur le sol ; une autre profonde coupure sur le visage la défigure à un point tel qu’il m’est difficile de me souvenir d’elle comme elle était avant.
Un peu plus loin, c’est sur Robb que je tombe. Il semble s’être bien défendu. Il était sans doute en train de pisser car il a le pantalon baissé. Plusieurs vilaines coupures le ceignent, et il gît sur le ventre, égorgé, la tête baignant dans une marre de sang. Voir cette force de la nature ainsi réduit à l’état de cadavre fumant me sidère complètement.
« À l’aide ! »
Je me retourne. Des bruits de végétation écartée, des hurlements stridents, et les cris d’un taré qui beugle des insanités. Liz’ surgit d’entre les arbres, la tête écarlate, les yeux baignés de larmes, le souffle à l’agonie.
« Il veut me tuer ! »
Juste derrière, Torch, lançant son sabre.
La terreur suprême. Les muscles qui se crispent tous en même temps. Le champ de vision qui se réduit soudainement.
Je tente de lever mon arme mais Liz’ s’effondre sur moi. Je tombe en arrière, cherche des yeux Torch qui se rue sur nous. Je tire dans tous les sens. Les détonations se répercutent contre les troncs et s’entrechoquent. Je repousse Liz’, tente de me redresser, tire à nouveau là où Torch se trouvait une seconde avant.
Et puis plus rien.
Il est parti.
Le silence qui retombe progressivement.
Les oreilles qui bourdonnent encore de tout ce boucan. Le sifflement qui ne veut pas s’estomper.
Je reste sans bouger pendant de longues secondes, le corps protégé par celui de Liz’ qui fait barrage, le bras tremblant, s’agitant de gauche à droite avant de se braquer à nouveau devant moi puis d’effectuer d’autres allers et retours nerveux, le regard fou qui cherche vainement à suivre mes mouvements hystériques. Mais Torch ne revient pas.
J’essaye de me calmer. Je me mets à genoux, j’inspire et expire lentement, l’arme posée devant moi mais à portée de main.
Et ces hoquets qui m’indisposent !
Je secoue la tête.
Ce ne sont pas les miens.
Mes yeux se posent sur Liz’, dont le corps est abandonné à côté de moi. Ses yeux me fixent depuis tout ce temps. Je crois qu’elle essaye de me parler.
Délicatement, je la mets sur le ventre et contemple avec effroi le sabre enfoncé dans son dos. Je la repositionne sur le côté ; elle grimace.
« Respire à fond », je lui dis, d’un air qui se veut le plus rassurant possible. Mais je crois que ma voix est chevrotante.
Elle se met à pleurer de nouveau.
« C’est… c’est comment ?
— Moche.
— Oh mon dieu… Je… j’ai mal… Je ne veux pas… mourir… »
Elle gémit, son corps sautillant au rythme de ses effroyables hoquets.
« Je… Pardonne-moi… tout ce que je t’ai dit…
— Il n’y a rien à pardonner, je lui réponds, un faible sourire aux lèvres.
— Tu vas m’aider ? Me soigner ?
— Je suis désolée…
— J’ai si mal… »
Je la regarde souffrir en silence. Il y a quelques heures à peine, je regardais une autre fille agoniser sans que je ne puisse rien faire, et cela me révolte au plus haut point.
« Au revoir, Liz’. Tu verras, dans un instant, tout ira bien. »
Je me redresse tant bien que mal et m’éloigne de trois pas.
« Dis bonjour à Stieg de ma part. »
Alors, soudainement déterminée, je lève mon bras, vise posément, et lui tire en plein cœur sans même trembler un instant.
Ses traits se figent aussitôt et son corps s’affaisse. Je suis sûre qu’elle n’a pas souffert. Ou tout du moins, qu’elle ne souffre plus.
Les coups de canon finissent par retentir. Quatre coups pour Natalia, Robb, le garçon du Huit et Liz’. C’est peut-être le plus gros massacre de cette session après la première journée.
Et le pire, c’est qu’il y a quelques jours, je l’ai souhaité. Et maintenant que c’est arrivé, il n’y a qu’une chose qui m’anime. Pas de la pitié, du regret ou de la tristesse, non. De la colère.
Quand je retrouve la petite clairière, Rémi a disparu. Sur le sol, à côté des deux parachutes, gît le magazine. Je m’accroupis pour le récupérer, feuillette quelques pages. Il s’agit d’une revue de nature. Les photos qui s’étalent sur les pages cornées représentent des paysages de montagnes hautes et sauvages, aux cimes enneigées, aux versants recouverts de bruyère, peuplés de bouquetins et d’autres animaux dont je ne connais pas le nom. Machinalement, je caresse les pages de mes doigts crasseux ; je me dis que jamais je n’aurais l’occasion de voir cela dans ma vie, et Rémi non plus. Je comprends à présent : le district de Rémi, c’est celui du bois et du papier. Sans doute que Rémi confectionnait des magazines et passait du temps à rêver sur ces photos que lui ou ses parents imprimaient pour les habitants du Capitole. Fabriquer du rêve. J’aurais bien aimé avoir un tel boulot.
De Rémi, aucune trace. J’ai dû le rater alors qu’il se dirigeait péniblement vers Robb et ses autres amis.
Je regarde par-dessus mon épaule. Je n’ai pas le courage d’y retourner.
On se reverra Rémi. Je suis désolée. Je m’en veux d’avoir souhaité cela et ensuite de ne pas avoir pu l’arrêter.
J’oblique sur la gauche, retrouve non sans mal la trace de Torch. Les quelques gouttes de sang qu’il laisse sur son passage m’ouvre une voie royale jusqu’à lui. Je l’ai blessé, c’est une première étape. Ce type est on ne peut plus dangereux, et tout ce qui pourra l’affaiblir sera bénéfique pour moi.
« Azurée… »
Je me retourne en sursautant, grimace en sentant ma plaie tirailler.
Personne. Pourtant, je connais cette voix… À qui appartient-elle, déjà ?
Rien à faire, je ne me rappelle pas.
La voix résonne dans ma tête. Se mêle à un bourdonnement incessant que je croyais dissipé et qui pourtant ne m’a sans doute jamais quittée. Semble provenir du fond de ma tête et non d’entre les arbres.
La fièvre semble empirer.
Je crois que j’ai des hallucinations.
Je secoue énergiquement la tête avant de reprendre ma marche. Je ne peux m’arrêter, pas maintenant. Il reste si peu à faire…
Cinq.
Ce chiffre me vient soudainement en tête.
C’est le nombre de survivants.
Cela m’angoisse et pourtant m’arrache un sourire. Dix-neuf personnes ont été éliminées avant moi. Je ne regrette plus d’être toujours en vie et d’avoir pris leur place sur la liste des derniers survivants. Je n’ai pas tué Ethan, et c’est tout ce qui compte. Cela veut dire que j’ai ma place sur Terre. Je ne mérite pas plus de mourir que les autres ici. J’ai été choisie comme eux, et j’ai le droit de défendre ma vie. J’ai tué quatre tributs mais n’ai voulu la mort d’aucun d’eux. Cela n’atténue pas l’horreur de mes actes, que je garderai gravés au fond de mon cœur toute ma vie, mais au moins, quand je suis arrivée ici, mes mains n’étaient pas encore entachées de sang. J’étais au même niveau que tous les autres.
« Chers parents et amis de Liz’, de Marion, de Stieg, et du tribut du Quatre, vous devez sûrement me détester. J’ai tué votre enfant, votre ami, votre amour. »
Je me redresse du mieux que je peux, fixe ma caméra imaginaire, tends l’index dans sa direction et la regarde fixement.
« Oui, je le dis tout fort, vous pouvez me détester. Je ne vous en veux pas. C’est juste que… »
Une sirène retentit. Mais… Qu’est-ce que ça peut…
Aux abois, je tourne et retourne sur moi-même, l’arme levée à hauteur d’œil.
Est-ce que ça provient d’une arme d’un autre tribut ? Une alarme pour prévenir d’un danger imminent ?
La sonnerie n’est pas très stridente car elle provient d’en haut, mais elle ne semble pas vouloir s’arrêter. C’est le Capitole qui la fait sonner, je le sens. C’est la première fois que je vois ça dans les Jeux. Que va-t-il se passer ? Les Jeux s’arrêtent ? Quelqu’un a outrepassé les règles ? On vient me punir pour mon manque de respect ? Pour reprendre mon pistolet car il est jugé trop puissant ? Je ne sais pas, et cela m’angoisse.
« Azurée
— Tais-toi, bon sang ! Ce n’est pas le moment ! »
Je me déplace jusqu’à ce qu’un trou dans la voûte des arbres me permette de distinguer le ciel. Il y a le logo du Capitole qui y est affiché, comme pour la retransmission quotidienne. Je ne comprends pas, ce n’est pas l’heure pourtant !
Et puis d’un coup, c’est le sifflement caractéristique d’un hovercraft qui se fait entendre au-dessus de ma tête. Sa masse métallique occulte le soleil. Je crois rêver ! Il est là pour me chercher, oh non, oh non, oh non.
Des cordes se déploient tout autour de moi, jetées depuis le pont du vaisseau. Les Pacificateurs descendent en rappel, et très vite je me retrouve entourée de six hommes armés, le casque vissé sur la tête et la visière baissée.
Je m’effondre à terre.
« Pose ton arme et tes sacs, et éloigne-toi de dix pas ! »
J’hésite un instant, gardant en joue un de ces soldats en armure et sans visage. Ils semblent aussi tendus que moi. Je sens qu’ils me fixent de leur regard haineux, derrière leur visière. Je ne sais pas ce qu’il se passe, mais s’ils m’avaient voulu du mal, ils l’auraient déjà fait. À contrecœur, je m’exécute. Un Pacificateur s’empare de mes affaires pendant que deux autres viennent se placer de part et d’autre de moi.
« Aurai-je au moins l’honneur de connaître la raison de tout ceci ? » je lance, vaincue par cette scène aberrante qui me coupe des Jeux, de ma concentration, de mes idées noires.
De ma solitude.
« Un petit temps mort, déclare le capitaine de la troupe, qui s’est placé un pas devant ses hommes. Caesar Flickerman souhaite te parler.
— Sérieux ? »
Je n’en crois pas mes oreilles.
« Et ensuite, on reprend ?
— C’est ce qui est prévu, en effet. »
Le timbre de la voix du Pacificateur est tout à fait neutre, et sa visière baissée ne me laisse voir qu’un menton parfaitement rasé qui s’agite à peine quand il parle.
« Et… heu, mon arme, je pourrais la récupérer ensuite ?
— C’est évident. »
Je crois discerner un sourire derrière cette visière opaque. Si ça se trouve, ce type a misé gros sur moi.
Je soupire de soulagement.
« C’est la première fois que ce genre de truc arrive ?
— C’est une première.
— Pourquoi vous me faites ça à moi ? »
Mais le Pacificateur ne répond pas. Nous attendons de longues minutes sans que rien ne se passe, l’hovercraft en lévitation au-dessus de notre tête, les Pacificateurs en cercle autour de moi, me gardant en joue comme si j’étais un animal féroce et dangereux.
Quand finalement le bruit d’un petit appareil se fait entendre, les Pacificateurs se rapprochent de moi, le temps que le véhicule arrive à notre niveau. Lévitant comme un hovercraft, mais à un mètre du sol, il slalome entre les gros troncs sans difficulté ; ses vitres teintées m’empêchent de discerner qui se trouve à l’intérieur, mais je ne tarde pas à le savoir : les portes coulissent et le célèbre présentateur des Jeux apparaît, se dressant fièrement en arborant une tenue typique de sa personne. Je pressens que des dizaines de caméras filment en ce moment même la scène. Caesar Flickerman s’entretient avec le capitaine pendant qu’une autre personne descend du véhicule et que je ne reconnais pas. Les deux hommes se parlent ensuite brièvement avant de se tourner vers moi.
Je me relève, me pince la cuisse pour être sûre que tout ceci n’est pas un rêve.
« Azurée, bonjour ! »
Caesar Flickerman est intégralement en rouge. Sa tunique flamboyante est ourlée d’argent et de pierreries d’un jaune soleil. Ses cheveux sont teints également en rouge sang. Il m’adresse son plus grand sourire.
« Étonnant, non ?
— Hé bien, à vrai dire, je ne croyais plus vous revoir. »
Il éclate de rire.
« Que me vaut cet honneur ? »
Caesar claque des doigts. Trois Pacificateurs s’approchent, des chaises à la main. Je n’avais même pas vu qu’on en avait déposé. On m’en désigne une, je m’y assois, judicieusement placée entre Caesar et l’autre homme, qui reste un peu en retrait, assez déstabilisé par ma présence.
« Azurée, reprend Caesar d’une voix assurée, cette année, nous innovons ! Nous avons décidé de venir interroger les cinq derniers participants, séparément, pour qu’ils nous livrent leur ressenti à cette étape cruciale des Jeux. Laisse-moi te présenter Florian Alba. Il nous vient d’Europe. Tu sais ce que c’est, l’Europe ? C’est une région très loin d’ici, où les hommes se battent encore pour leurs droits et leur liberté. Florian est journaliste et réalise un documentaire sur les Jeux car, vois-tu, les Européens comptent bien s’y mettre aussi !
— Hem… c’est-à-dire… Pas tout à f…
— Voyons, mon cher Florian ! Ne vous sentez pas gêné de copier notre système infaillible ! Nous sommes très heureux de pouvoir vous aider ! Et rien que pour vous, nous avons organisé cette interview à mi-parcours, afin que vous ressentiez au mieux toute l’essence des Jeux, que vous puissiez vous y immerger intégralement et découvrir le quotidien de nos chers tributs ! »
Caesar ne cesse de regarder dans telle ou telle direction, où il doit sûrement y avoir des caméras. Je ne sais où donner de la tête et l’espace d’un instant, il me prend l’envie de me recoiffer sommairement.
« Azurée… Comment fais-tu pour manquer de chance à ce point ?
— Jon ? »
Je me retourne brusquement, ce qui ne manque pas d’alerter les Pacificateurs qui me couchent aussitôt en joue. Caesar fait un geste rassurant de la main pour les apaiser.
« Tout va bien, Azurée ? »
Je cherche quelque chose entre les arbres, en vain. Quand je repose les yeux sur le présentateur, celui-ci m’adresse une mine souriante, mais assez incrédule.
« Oui, oui… désolée.
— Bon, Azurée, reprend Caesar. Tu es la deuxième que nous interrogeons. Dans cinq minutes, j’irai rendre visite au prochain tribut. (Il me tapote le genou sans se soucier des taches de sang ou de boue séchée.) Tu as été épatante, jusqu’ici, dis-moi ! Tu es le tribut qui a le plus fort palmarès ! Waouh, quatre éliminations ! Comment le ressens-tu ? »
J’ai envie de lui cracher à la figure.
J’ai envie de lui sauter au cou et de me blottir contre lui.
J’ai envie de le mordre.
J’ai envie de pleurer dans ses bras.
Je cligne plusieurs fois des yeux pour chasser toutes ces idées saugrenues de ma tête.
« Liz’… Ce n’est pas moi qui ai été la cause de sa mort. C’est Torch. Vous le savez.
— Oui, c’est sûr, Azurée… Mais Marion ? Quel combat, dis-moi ! Nous en étions tous retournés ! Nous ne te pensions pas si… combattive !
— C’était elle ou moi…
— Parfaitement, Azurée, parfaitement ! Tu t’en doutes peut-être, mais tu auras chamboulé toute la cotation des Jeux !
— Il n’empêche que je n’ai eu aucune aide de mes… sponsors…
— Ha mais les deux choses ne sont pas liées, mon amie. Je comprends ton désarroi mais je n’y suis pour rien ! Tu sais, l’instabilité de ta cote donne beaucoup de fil à retordre à tout le monde. (Il rapproche sa chaise de la mienne) Azurée… je ne te le cache pas, tes actes ne sont pas toujours très bien perçus par les spectateurs. Dis-moi, Azurée… dis-moi, quel effet cela fait-il de savoir que l’on est sans doute la survivante la moins appréciée des Jeux ? »
Je le regarde droit dans les yeux. Une larme roule sur ma joue.
« Je trouve, dis-je enfin après avoir dégluti péniblement, que j’ai du mérite d’avoir survécu jusqu’ici. Si proche du centre pendant un temps, puis prenant sur moi pour découvrir le reste de l’arène, affronter vos bestioles, traquer ce garçon dangereux… Je ne peux revenir en arrière. Oui, j’ai tué Stieg, mais je ne l’ai pas voulu ! J’ai tué d’autres tributs peut-être fortement cotés, mais… c’est votre Jeu qui veut cela, non ? »
Caesar se met à rire chaleureusement.
« Oui, Azurée, tu as raison. Ne t’inquiète pas pour cela. Fais ce que tu crois être le mieux pour toi.
— Qui m’a envoyé ce parachute ? »
Caesar reste un temps interdit avant de se reprendre.
« Ha, mais ma chère Azurée, je ne le sais pas ! Et même si je le savais, je ne pourrais hélas te le révéler. Qui est donc cet Ethan ? Est-ce la personne dont tu m’as parlé à notre premier entretien ? »
Sa réponse ne me surprend pas. Ce qui me surprend, c’est qu’il ne sache toujours pas qui est Ethan. Normalement, les journalistes auraient dû avoir sauté depuis longtemps sur l’occasion et interrogé Ethan sur son lit d’hôpital. Mais Caesar ne semble vraiment rien connaître de lui…
« Un bon ami… J’ai eu peur qu’il lui soit arrivé du mal, c’est tout.
— Mais pourquoi t’en voudrait-il ?
— C’est une histoire… personnelle.
— Bon, je comprends, Azurée. Nous sommes en tout cas heureux que cette nouvelle ait pu te redonner espoir ! »
Caesar me pose d’autres questions sur ma blessure, mes tactiques, mes inquiétudes, mes chances de victoire. Je lui réponds laconiquement, en évitant de m’embourber dans des explications bancales qui me rendraient encore plus haïssable. Je me fiche bien de ma cote ou de l’attention que me portent les Capitoliens. Mais je souhaite au moins que mes parents puissent voir présentement quelqu’un qui ressemble le plus à leur fille, et non pas à un monstre sanguinaire qui échafaude des plans morbides pour venir à bout d’autres enfants armés.
Caesar se tourne finalement vers l’Européen.
« Florian, quelle question auriez-vous envie de poser à notre jeune survivante ? »
C’est un homme d’une trentaine d’années, habillé plus sobrement que Caesar, les sourcils perpétuellement froncés sur des yeux noirs et humides. Il semble incroyablement fatigué, ou accablé par une révélation lourde à porter.
« Bonjour, Azurée », me dit-il posément. Nous nous regardons en silence. Tout ce que je crois lire dans ses yeux me bouleverse. J’ai l’impression d’être en face de quelqu’un qui regarde un animal blessé à mort et condamné, en sachant pertinemment qu’il ne peut rien faire et en se lamentant de cette situation irrévocable.
Ses lèvres s’entrouvrent plusieurs fois sans que le moindre mot ne s’en échappe, avant de parvenir à lâcher : « Comment te sens-tu ? »
Pour la première fois depuis le début de l’entretien, je me mets à sourire. Je le laisse contempler mes pupilles bleues gorgées de larmes avant de lui répondre, d’une voix ferme et imperturbable : « En colère. »
3 avril 2013

14 « Mesdames et messieurs, ça s’est passé ce

14
« Mesdames et messieurs, ça s’est passé ce matin. Les images sont choquantes, j’aime autant vous prévenir à l’avance. C’est qu’au district Cinq, tout le monde est en effervescence ! Azurée fait la une de tous les journaux, et les rivalités entre ceux qui la honnissent et ceux qui la défendent sont chaque jour plus violentes. Et ce matin, c’est le père d’Azurée qui a fait parler de lui. Regardez-le. Il débarque à l’hôtel de ville, passe à tabac plusieurs Pacificateurs et représentants de la loi, armé d’une barre de fer, avant d’être finalement maîtrisé.
“Rendez-moi ma fille !”
Oh, ce hurlement est déchirant ! C’est l’amour d’un père envers sa fille que nous voyons transpercer dans ces mots. Azurée déclenche toutes les passions, bonnes ou mauvaises ! Mais si je vous montre ceci aujourd’hui, c’est parce que le président Snow tient à ce que je retransmette ses paroles : surtout, chers habitants de Panem, surtout veillez bien à ne pas reproduire ces actes condamnables. Le Capitole sera intransigeant en ce qui concerne tous ceux qui troubleront l’ordre public. Les Jeux sont faits, mesdames et messieurs, et rien ne pourra les arrêter ! »
« Non, non, attends ! »
Marion, la fille du Un, regarde mon arme pointée sur elle avec effroi. Elle sait ce que c’est. Tout le monde l’a déjà entendue au moins une fois au cours des derniers jours.
« Tu veux me tuer. Ça se voit dans tes yeux.
— Et toi ? me rétorque-t-elle. C’est toi qui as le flingue, je te signale !
— Pose tes couteaux et retourne-toi !
— Non ! Tu vas me tirer dans le dos ensuite ! Espèce de lâche ! »
Que dois-je faire ? On est coincé. Maintenant que je l’ai regardée dans les yeux, il m’est impossible d’appuyer sur la détente. Nous nous regardons sans rien dire, sans baisser nos armes. Cela peut durer longtemps.
« On pourrait s’allier, elle sort enfin, d’une voix tremblante.
— Je ne m’allie pas avec une Carrière !
— Je suis dans la même merde que toi à présent ! Regarde-moi ! Je suis ici, dans l’arène, et je peux te dire un truc, c’est qu’il ne se passe pas une journée sans que je regrette de m’être portée volontaire !
— On m’a déjà proposé de m’allier à d’autres tributs. J’ai refusé.
— Mais ça sera différent avec moi !
— Et pourquoi donc ? Que crois-tu qu’il se passera quand il ne restera plus que nous deux ? On se battra à mort jusqu’à ce que l’une de nous deux finisse par arriver à arracher les yeux de la tête de l’autre ? Non merci.
— Quand il ne restera plus que nous deux, nous partirons chacun dans une direction, sans jamais nous revoir. Et on attendra que le Capitole en finisse avec l’une ou l’autre !
— Oui, on a une chance sur deux, en somme ! Alors que si je reste seule, j’ai peut-être plus de chances de survivre… »
Elle me regarde, dépitée. C’est une jolie fille. Elle me rappelle un peu Lin’, bien que plus brune. Ses cheveux raides et filasses sont aussi gras et sales que les miens. Ses yeux noirs dégagent une fatigue profonde ; elle semble avoir moins bien mangé et bu que moi ces derniers jours. Je pensais qu’un Carrière était entraîné à résister à toutes les situations, à chasser, à trouver de la nourriture même dans les territoires les plus hostiles. De toute évidence, son entraînement n’a pas été suffisant pour qu’elle parvienne à s’en sortir correctement.
« Combien de personnes tu as tuées ? je sors, d’un ton moins aigre que je ne le pensais.
— Une seule. La fille du district Onze, tu sais, la grande voûtée. Je… c’est elle qui a mené l’assaut, pas moi. Je n’ai fait que me défendre. »
Oui, c’est cela.
« Et toi ? »
Je la regarde m’adresser ces mots d’une petite voix tremblante. Merde. J’ai tué plus de personnes qu’elle. Et je la prends pour une meurtrière ?
« Deux, je réponds, après un silence.
— Avec le flingue ?
— Oui. »
Nous sommes pratiquement de la même taille, et nous faisons aussi jeunes l’une que l’autre. Deux gamines qui, des armes de mort à la main, discutent du nombre de personnes qu’elles ont déjà tuées, alors qu’elles ne sont même pas encore majeures.
C’est aberrant.
« Tu as quel âge ?
— Seize ans.
— Les Carrières n’attendent pas la dernière année, d’habitude, pour se présenter ?
— Je me croyais prête. »
Je ris. Elle me regarde, perplexe.
« J’ai une très bonne amie, lui dis-je, qui devait se porter volontaire pour remplacer celle qui allait être tirée au sort. Elle a seize ans, comme toi. Tu sais ce qu’il s’est passé ? Elle s’est pissée dessus, voilà ce qu’il s’est passé, et elle m’a laissée partir pour les Jeux. »
Elle me regarde fixement.
« Tu ne crois pas que ça a dû la décontenancer, quand tu as été choisie ? » me dit-elle, l’air sincère.
Il est vrai que la coïncidence était malheureuse. Peut-être lui aurait-il fallu cinq minutes de plus pour se reprendre et venir se présenter à l’estrade. Le temps lui aurait manqué.
« C’est possible, je réponds enfin. Mais quoi qu’il en soit, je ne lui en veux pas. Je ne voulais pas qu’elle se présente. En mon for intérieur, lors du tirage au sort, j’ai souhaité que quelque chose de spécial se produise, qui empêcherait Lindsey, mon amie, de se porter volontaire. En quelque sorte, mon vœu a été exaucé… »
Marion jette soudain ses couteaux à terre, ce qui me fait sursauter et dresser à nouveau le pistolet sur sa tête.
« Oh, et puis zut », elle lâche, d’une voix enrouée.
Elle s’assoit sur un lit de mousse, me regarde, sans aucune animosité.
« La vie, c’est de la merde, tu ne trouves pas ? dit-elle enfin. Toi, tu avais une vie peut-être pas excitante, mais il a fallu que le maigre équilibre qui te faisait sentir vivante soit écrabouillé par ces foutus Jeux. Et tu te retrouves ici, sans le vouloir, à te demander comment tu vas faire pour gagner. Enfin, c’est ce que j’imagine. Car pour moi, c’est la même chose. Je me suis portée volontaire par ennui. Je pensais qu’il n’y avait qu’ici où je pourrais me sentir vivante. Faut croire que je me suis plantée. »
Il me faut plusieurs minutes pour baisser finalement les bras. Lentement, je m’assois à quelques pas d’elle, toujours sur la défensive, l’arme à la main mais posée à côté de moi.
« Attention à ce que tu dis à propos des Jeux, je lui sors. Imagine que tu gagnes. Que va penser le Capitole de tes remarques ? Ils vont te faire disparaître et tu auras tout perdu. Ou alors tu deviendras une Muette, ce qui n’est guère mieux.
— C’est possible. Mais tout ça m’est un peu égal, à présent, tu sais. Et je ne crois pas que ce soit dans l’intérêt du Capitole de m’éliminer après les Jeux. Le vainqueur représente l’espoir. Et détruire cet espoir ne ferait qu’engendrer la colère au sein des districts. »
Elle passe ses longs doigts fins et crasseux le long de ses jambes pour chasser la poussière et les plaques de terre séchées qui y sont collées. Le pantalon de son uniforme est particulièrement déchiré en maints endroits : elle a perdu une jambe et l’autre est fendue sur toute la longueur jusqu’à la hanche. Le haut ne vaut guère mieux : la fermeture Éclair est cassée et le col déchiré. Je trouve que je m’en suis plutôt bien sortie en comparaison. Mes yeux se posent sur le sigle cousu sur la poche gauche de sa veste : le signe féminin avec un gros Un dedans, et en dessous, écrit en plus petit, « Marion Ramirez ».
Qu’est-ce qui peut pousser des parents à entraîner leur enfant à un jeu de tuerie ? Des parents qui ont été eux-mêmes Carrières, sans doute. Je contemple cette jeune fille qui se cure les ongles en reniflant bruyamment, et me demande ce que doivent penser ses parents en cet instant. Se disent-ils : « Mais pourquoi tu ne l’attaques pas ? Tue-la, cette blondasse est ton ennemi ! » ? Ou pleurent-ils en silence, car leur fille est dans une situation délicate ?
Et que doivent penser les miens en ce moment ? Oh, ils doivent être vraiment heureux de me savoir encore vivante, après cinq jours de Jeux, avec des armes et de la nourriture en stock, et plus qu’une dizaine d’adversaires. Se prennent-ils à espérer que je m’en sorte ? Sans avoir à tuer qui que ce soit d’autre ? Quand je reviendrai à la maison – si je reviens –, que penseront-ils de moi et de mes meurtres ? Me pardonneront-ils ? Ou me regarderont-ils comme si j’étais changée ?
C’est sûrement ainsi que ça se passera. Leur Azurée est morte le jour où je me suis tailladé les veines. Aujourd’hui, je suis une autre, une meurtrière aux pensées morbides, et plus jamais, je pense, je n’arriverai à sourire naïvement, en compagnie de mes parents, sur un sujet léger et sans intérêt.
Je regarde Marion, et je sais ce qu’il me reste à faire. Une fois qu’il ne restera plus que nous deux et que nous aurons décidé de nous séparer, j’attendrais qu’une dizaine de pas nous sépare pour me retourner et lui tirer dans le dos. Car c’est ma voie, mon seul moyen de sortie. Elle ne mérite pas plus de mourir que moi.
Mais elle ne mérite pas plus de gagner que moi.
Pendant que Marion se recoiffe en se regardant dans la lame d’un de ses gros couteaux, je m’emploie à sonder le fond de mes deux sacs restants. J’ouvre le premier et y trouve les armes que j’y avais rangées : couteau, faucille, shuriken.
Le cœur battant, je m’empare du second. Il contient soit l’eau, soit la nourriture. Je me maudis intérieurement d’avoir si soigneusement rangé mes affaires. J’aurais dû mettre un peu de tout dans chaque sac ! Quelle sotte…
Il y a une dent de lézard encore plantée dans le sac. Une chance qu’il ne m’ait pas emporté toutes mes affaires ! Mais ces sacs m’ont sauvé la vie, et c’est déjà ça. J’inspecte la dent ensanglantée ainsi que les traces de morsure qui s’étalent sur toute la surface du sac, retardant le plus possible son ouverture. Je ne sais pas ce qui est le plus souhaitable : avoir perdu l’eau, ou avoir perdu la nourriture ?
Je ferme les yeux et inspire fortement. Lentement, je tire sur la fermeture Éclair, fourre ma main dans le sac. Je sens… les gourdes en métal.
Je souris. Finalement, c’est peut-être mieux ainsi. L’eau est plus importante que les biscuits.
Quand je tends une gourde à Marion, celle-ci la regarde un instant, perplexe, avant que ses yeux s’agrandissent de surprise. Elle s’empresse de me prendre la gourde des mains et se met à boire avec beaucoup d’entrain.
« Ne bois pas tout. Garde-s’en un peu. Il reste sûrement encore deux ou trois jours de Jeux, et rien ne dit que nous aurons la possibilité de retourner à la rivière ou de trouver un autre point d’eau potable.
— Et tu n’as rien à manger ?
— Désolée, j’ai tout perdu ce matin. Je me suis fait attaquer par… des dinosaures.
— Sans blague ? »
Elle s’essuie la bouche d’un revers de main pas très élégant, me retend la gourde à moitié vide, ce qui me fait grimacer.
« Désolée… Je n’ai rien bu ni mangé depuis deux jours.
— Tu n’as pas trouvé de sac avec de la nourriture ?
— Non, j’ai quasiment passé mon temps à fuir.
— Et tu ne sais pas chasser ? Comme tous les Carrières ?
— Qui t’a dit qu’on apprenait aux Carrières à chasser ? On leur apprend à finir les Jeux rapidement, pas à faire traîner les choses !
— Grave erreur. »
Mes yeux captent soudainement le reflet des boucles d’oreille de Marion. Voilà ce qu’elle a eu le droit d’emporter pour les Jeux. C’est sûrement des vraies pierres bleues, des saphirs ou je ne sais trop quoi. Marion vient du district Un, qui confectionne les bijoux et autres créations de valeur pour le Capitole. C’est le district le plus riche, bien que personnellement, je n’aie pas à me plaindre. Ce qui me provoque un pincement au cœur, ce n’est pas cette richesse exhibée, mais c’est le fait que je n’ai rien pu emporter, moi. Pas même ma jolie montre.
Un gong retentit. Le soir est tombé si vite ! Le cinquième jour s’achève, et la retransmission apparaît dans le ciel. Comme nous nous trouvons à la lisière de la forêt, nous pouvons la regarder sans problème, une grosse partie du ciel étant dégagée. Le sceau du Capitole s’affiche, accompagné de l’hymne caractéristique.
C’est que j’ai raté bien des récaps : le tout premier, à la suite de laquelle j’ai failli apparaître, et parce que je me trouvais cachée sous un gros rocher ; le second, car je dormais, surveillée par Rémi ; et le quatrième, hier, quand je me trouvais dans le labyrinthe de roches coupantes, soit parce que le ciel était bien trop chargé de poussières pour que je puisse l’apercevoir ou l’entendre, soit parce qu’il n’y en a pas eu, tout simplement. Et j’opte plutôt pour la seconde version.
Reste la troisième retransmission, que j’ai suivie du haut de mon promontoire rocheux, quand je me lamentais d’avoir tué Stieg. Je me souviens encore très nettement des visages de Stieg et de Slaine apparaître à l’écran. Les coups de canon qui avaient succédé leur mort m’avaient fait sursauter, me permettant de me reprendre et de fuir le carnage. Il n’a sans doute pas fallu longtemps pour qu’un hovercraft du Capitole vienne sur les lieux récupérer les corps.
Ce cinquième récap, je ne peux l’éviter. J’y vois apparaître les visages de la fille du Deux, mangée par le dinosaure, et de la fille du Huit, tuée par je ne sais qui ou quoi. Voir ces visages figés de gens qui ne bougent désormais plus, qui ne parlent plus, qui ne rient plus, ça me provoque une légère crise d’angoisse ; je m’emploie à inspirer profondément pour me calmer.
« Nous ne sommes plus que dix, souffle Marion.
— C’est encore beaucoup, je rétorque, pour cinq jours de Jeux. En général, une dizaine de tributs meurent le premier jour. Il y a un groupe qui s’est formé dans la forêt. Ils sont cinq.
— Alors il ne reste que trois personnes à trouver.
— Il y a d’abord le type du Six. Il veut ma peau. Il a dû se cacher dans la forêt, lui aussi. Qui d’autre ? J’ai raté quelques récaps.
— La fille du district Trois et la fille du district Quatre. Je n’ai aucune info sur elles.
— Des tributs de carrière, tu penses ?
— À mon avis, oui. Qui sont les autres survivants ?
— Il y a un certain Rémi, tu sais, le remplaçant du district Sept. Il tient une petite équipe composée de deux autres garçons et de deux filles. Tous des districts Sept à Dix. Les districts Onze et Douze sont décimés. Ils sont bien organisés, mais je ne sais pas s’ils sont de taille face au type du Six.
— Torch. C’est son nom. Je ne sais pas combien de personnes il a déjà tuées, mais penser à ce chiffre me donne la chair de poule.
— Il a l’air sadique… »
L’hymne s’arrête, le silence revient.
« Je suis si fatiguée, dit Marion. Tu crois que Torch peut nous retrouver ici ?
— Peut-être devrions-nous monter la garde l’une après l’autre. Je commence et te réveillerai au milieu de la nuit.
— Merci… »
Marion se couche à mes pieds, sans aucune appréhension. Elle se recroqueville et tremble un instant, de peur ou de froid, je ne sais pas trop. Je contemple ses pupilles bouger frénétiquement derrière ses paupières fermées, avant de se calmer lentement.
Nous sommes plutôt à l’abri, là où nous nous trouvons, entre les hautes fougères qui bordent l’orée de la forêt et le talus qui la sépare du dédale infinis de troncs. Nous ne sommes visibles ni de la plaine, ni de la forêt. Si nous restons au calme, tout peut bien se passer. Aucune bête de la forêt irait s’aventurer si près de la lisière, et en ce qui concerne les dinosaures…
Je jette un coup d’œil au défilé de pierres, au loin, plongé dans la pénombre du soir tombant. Je ne pense pas qu’ils s’en éloigneraient. C’est leur territoire et le défendent.
Mais je ne suis pas sûre qu’ils réagissent comme de vrais animaux. Quel comportement leur a inculqué le Capitole ? Tuer les tributs à tout prix ? C’est fort possible.
Je décide de garder un œil sur le défilé. Dans tous les cas, je verrais ces grosses bêtes approcher, étant donné la zone dégagée qui sépare la forêt des rochers.
Je suis contente d’avoir trouvé Marion. Sa simplicité, sa faiblesse. Je ne me sens plus toute seule. Mieux, je ne me sens plus si inutile.
Non. Ne t’accroche pas à elle. Car tu devras la tuer le moment venu. C’est elle ou toi. Tu le sais.
Je peste de rage pendant toute ma durée de garde, bataillant avec le sommeil et les idées noires qui me tourmentent. Mais personne ne vient nous embêter. Quand je réveille Marion pour qu’elle me remplace, j’ai une très légère appréhension qui s’illustre par un frisson me parcourant l’échine. Puis-je lui faire confiance ? Elle me regarde, l’esprit embrumé par le sommeil, et me sourit tendrement.
« D’accord, à ton tour », me lance-t-elle.
Elle se met en tailleur contre un arbre et pose son regard à l’horizon. Je la regarde un instant, cherchant le moindre signe dans ses gestes qui pourrait me signifier qu’elle joue un jeu. Mais ne trouve rien. Sa sincérité me touche. Je suis incapable d’en avoir autant.
Je m’allonge sur le dos – seule position acceptable quand on a un gros trou dans le ventre –, gardant le pistolet à la main, posé sur mon torse. La haute cime des arbres couvre la nuit étoilée mais certaines lueurs transpercent la voûte et m’apportent réconfort…
 
Je me retrouve au sommet de ma petite tour météo. Le soleil est haut et me dore le visage. Il fait beau, tout est calme, les panneaux solaires reflètent les rayons de soleil, c’est comme une rivière de lumière qui serpente sur le flanc de la colline.
Il est à mes côtés, me tient la main, se serre contre moi. Je pose ma tête sur son épaule. Nous sommes bien tous les deux. Nous regardons ensemble la vie s’affairer en contrebas, un chat qui saute de toit en toit, une volée d’hirondelles chassant les insectes. J’aime que le soleil m’éblouisse au point que je ne voie plus le paysage qu’à travers deux très fines fentes laissées par mes paupières mi-closes. Mes yeux clairs sont aveuglés par la lumière mais c’est ce qui les rend précieux : la lumière est d’autant plus belle, ainsi.
Il regarde mes cheveux voleter au vent. Il passe ses doigts le long de mes mèches rendues quasiment blanches par la lumière éclatante, les enroule dans mes pointes en accroche-cœur. La faible ondulation de mes cheveux me rappelle les vagues de l’océan qui viennent et repartent sans arrêt. J’ai eu l’occasion de le voir plusieurs fois dans ma vie, à l’extrême sud du district. La grande plage de sable fin, le bleu infini, les éclats de lumière qui scintillent à sa surface.
Je me sers encore plus contre lui. Je l’aime si fort, et de ça j’en suis sûre, à présent.
Nous regardons avec sérénité les dinosaures paître dans les plaines, ces gigantesques animaux qui se tiennent sur leurs deux pattes arrière. Leur grande gueule aux dents tranchantes coupe l’herbe sans ménagement.
C’est quand je me dis que ces bestioles doivent plutôt manger de la viande que je finis par me réveiller.
Nuit noire. Fraîcheur. Bruits incessants de petits animaux et d’insectes qui grouillent de partout. Je laisse le rêve se dissiper lentement, sa chaleur, sa lumière, son calme absolu. Je laisse l’image de Jonathan mourir derrière mes pupilles. Une larme vient couler le long de mon œil.
C’est étrange que j’aie rêvé inconsciemment de lui, dans un endroit que seuls Ethan et moi connaissons. De lui et pas d’Ethan.
Mes yeux s’acclimatent à la pénombre. Ils parviennent à distinguer les infimes détails de ce monde de verdure oppressant.
Il y a quelqu’un dans mon champ de vision, qui s’approche. Je relève la tête.
Marion est à un pas de moi, accroupie, arrêtée soudainement dans son élan. Elle me regarde avec effroi, comme si je n’aurais pas dû me réveiller. Sa main est posée sur le pistolet qui se trouve à côté de mon flanc.
Je m’élance pour le récupérer, mais trop tard ! Marion s’est jetée dessus et recule d’un bond, l’arme au poing. Je retombe sur le sol, avec seulement de l’humus dans la main.
Je recule frénétiquement à quatre pattes. Marion pointe l’arme sur moi.
« Pas bien futée de s’endormir à côté de quelqu’un qu’on ne connaît pas.
— Non, attends », je lance, terrorisée.
Mais elle ne m’écoute pas. Elle va tirer, là, maintenant, et me tuer sans hésitation.
Est-ce que ça va faire mal ?
Je fais ce que je sais mieux faire depuis que j’ai été choisie pour les Jeux : j’éclate en larmes.
« Mais tu as dormi, toi aussi ! je lui lance, la voix chevrotante.
— Que d’un œil, ma jolie. Que d’un œil. Comment pouvais-tu penser que je te laisserais vivre avec pareille arme dans les mains ? On m’a entraîné pour mentir et manipuler les gens, sache-le. »
J’enrage, je bous intérieurement.
D’un geste rapide, j’empoigne un de mes sacs et lui lance à la figure. Marion tire. La détonation vibre contre le tronc des arbres. Elle m’a ratée. Je me lève en un sursaut, lui saute dessus. Nous valsons dans les fougères.
Marion tire plusieurs coups de feu. L’un chauffe dangereusement ma joue gauche. Pas passé loin. Je lui empoigne les bras, la mords au cou, ce qui la fait hurler et lâcher l’arme.
« Arrête ! »
Mais je suis sur elle. Je la serre entre mes cuisses, retiens ses bras de chaque côté de sa tête, et continue de la mordre jusqu’au sang. Je ne peux pas lâcher, pas maintenant. Elle est bien plus forte que moi.
Marion hurle et hurle encore. Dans un soubresaut de douleur, elle m’envoie valser sur le côté. Elle porte une main à son cou ; le sang coule à flots. J’en ai la bouche pleine et le lui crache à la figure.
« J’avais confiance en toi ! »
Je hurle et postillonne nombre de gouttes de sang.
Elle m’adresse un regard empli de haine.
« Hé bien il ne fallait pas, pauvre cloche ! Tu es stupide ou quoi ? On est dans les Jeux ! C’est chacun pour soi ! »
Et elle me saute dessus.
Nous roulons dans les fourrés, nous égratignant sur les plantes urticantes et piquantes. Marion me gifle plusieurs fois et me griffe les avant-bras et le cou.
J’essaye de me débattre mais elle est bien plus entraînée que moi. Je sens que je suis tombée sur quelque chose de dur et froid. Je glisse ma main sous mon dos, ressors un des couteaux de Marion, le projette au-dessus de moi.
Un hoquet. Marion suffoque, se recule. Je l’ai entaillée sur une partie du torse, déchirant veste et brassière.
« Arrête-toi ! je hurle. Ne m’approche pas ! »
Marion titube, couverte de sang.
« Tu peux crever, bâtarde ! »
Elle se rue à nouveau sur moi. Instinctivement, je ferme les yeux, hurle et taillade dans l’air avec le couteau en me protégeant le visage de mon autre bras.
Marion sursaute, comme piquée par une guêpe. Elle saigne de plusieurs coupures profondes aux bras. Je vois que ses paupières sont lourdes ; la sueur perle de ses tempes ; elle dodeline de la tête.
Quand elle cherche à s’élancer à nouveau, ses jambes ne la suivent plus. Elle met un genou à terre, puis se retient de s’écrouler en se retenant de ses bras tremblants.
« Maudite… »
Sa blessure au cou saigne abondamment ; le sang coule le long de ses bras. Elle me regarde avec toute sa haine ; moi je me suis écartée de plusieurs pas et la regarde, tétanisée, se vider de son sang.
Il ne faut pas longtemps pour que Marion finisse par s’écrouler. La face contre le sol, elle continue de me fixer. Je m’approche lentement.
« Mais pourquoi… »
Ses lèvres articulent une réponse inintelligible. Elle avale une salive pleine de sang avant de réessayer.
« Je ne peux pas mourir ainsi, elle souffle. Non, c’est trop bête.
— Les Jeux sont stupides, je lui rétorque, presque aimablement.
— Non, ce n’est pas ça… C’est que… Je ne peux crever des mains d’une nulle… comme toi. »
Je me sens blessée car j’aurais voulu qu’elle se repentît. Un instant, j’ai cru que je pouvais l’avoir comme amie… Ma naïveté sans limite m’a joué une nouvelle fois des tours. Cette fille est venue dans les Jeux pour tuer. Je le savais. Je n’ai pas voulu le croire.
Marion agonise pendant de longues minutes. Je ne pensais pas que ses blessures étaient si profondes, mais son souffle sifflant indique que j’ai dû lui ouvrir un poumon.
Il m’est impossible de l’achever, non. Je pourrais aller chercher le pistolet et lui tirer dessus. Mais je suis tétanisée par la mort qui l’emporte lentement, ses yeux qui se voilent, sa bouche qui rejette un sang bouillonnant…
Quand le coup de canon retentit enfin, les larmes de mes yeux ont eu le temps de sécher et d’encroûter mes cils.
Je me redresse finalement, récupère mes deux sacs, le sien, mon pistolet, et quitte le coin au plus vite.
3 avril 2013

13 « Mesdames et messieurs, en ce début de

13
« Mesdames et messieurs, en ce début de matinée, nous recevons les mentors des tributs du district Cinq. Pour rappel, Stieg Engelsson est mort hier après avoir éliminé deux tributs, les garçons du Trois et du Neuf. Quant à la fille, Azurée Lockheed, elle résiste toujours à sa blessure, causée par le tribut du Trois, et en est à deux victimes, elle aussi : Slaine Turdwood et Stieg, son propre compagnon ! Éric, vous qui avez gagné les Jeux il y a douze ans, que pensez-vous du geste d’Azurée ? Folie sanguinaire ? Déterminisme absolu ?
— C’est… c’est un coup tragique pour notre équipe, Caesar, je ne vous le cache pas. On a tous été très choqués par l’acte d’Azurée, hier, et avons beaucoup de mal à comprendre ce qu’il s’est passé. Personnellement… j’aime à croire qu’elle n’est pas pleinement responsable de ses actes.
— Vous pensez que ce n’était pas voulu ? Comment tout ceci aurait-il pu être évité ?
— De toute évidence, il a manqué un soutien psychologique à Azurée… Je… Nous… nous avons beaucoup de mal à lui pardonner son geste, d’autant plus que nous misions fortement sur Stieg qui, comme vous le savez, avait une famille nombreuse à nourrir, aux revenus très modestes. Mais Azurée… elle a toujours été faible, vous comprenez. Rien n’a pu la préparer à ce qui allait se passer dans les Jeux, et je porte moi-même une très forte responsabilité dans cette affaire. Azurée aurait dû mieux être préparée d’un point de vue psychologique. Sur place, elle a perdu tous ses moyens. Ce n’est pas la première, et ce ne sera sans doute pas la dernière…
— Merci pour votre franchise, Éric. Azurée et Stieg s’entendaient-ils bien ? À ce qu’il paraît, un de vos coéquipiers aurait dû quitter son poste avant le début des Jeux… Est-ce lié à cette affaire ?
— En effet, Jonathan est hélas trop souffrant pour pouvoir s’occuper de nos tributs et a préféré déclarer forfait. Ceci n’a rien à voir avec cette histoire, et croyez-moi, il n’y avait aucune tension dans notre équipe. June et moi continuons de suivre et de soutenir notre second tribut.
— Je vois. June, vous êtes une femme, et vainqueur des Jeux il y a huit ans. Les statistiques montrent que six hommes gagnent pour seulement une femme. Les Jeux vous semblent-ils inéquitables ? Azurée en est-elle un bon exemple ?
— Hé bien… comment dire… ce propos me paraît parfaitement… misogyne, pardonnez-moi Caesar. Les femmes peuvent aussi bien se défendre que les hommes, et si, en général, leur force physique n’égale pas celle des hommes, au moins peuvent-elles se servir d’une arme et de leur tête aussi bien qu’eux. Nombre de sessions ont fait appel à la bonne jugeote et aux instincts de survie des tributs. Les femmes en sont autant pourvus que les hommes.
— Et en ce qui concerne Azurée ? Lui pardonnez-vous sa faiblesse ?
— Elle est incapable de tenir une situation de stress. Elle nous l’a montré à plusieurs reprises. Ce qu’elle a fait à Stieg, à notre équipe, à son district… ça paraît impardonnable…
— Et en votre for intérieur ?
— Moi, je lui pardonne tout. »
Je pleure depuis deux heures, en tenant fermement le petit bout de papier contre mon cœur, et en me balançant sans cesse d’avant en arrière.
La nuit épaisse dans laquelle j’évolue depuis la mort d’Ethan vient d’être transpercée par un rayon de soleil inattendu. Je ne m’attendais pas à ce que cette soudaine révélation me fasse autant de bien. Il y a un futur qui s’ouvre à moi, certes encore parsemé d’embuches, mais bien réel, là, devant moi. Une route toute droite, bien balisée. Je peux survivre.
Jusqu’à présent, des pensées antagonistes s’entrechoquaient dans ma tête : devais-je vivre pour faire honneur à Stieg et pour que son sacrifice ne soit pas vain ? Ou devais-je mourir au plus vite pour qu’on m’oublie ?
Mais ce matin, les choses sont différentes. Je peux vivre pour Ethan. Et ça change tout.
Je suis en bas de mon promontoire rocheux quand je m’arrête net et me raidis : et si Ethan ne voulait plus de moi ? Et s’il avait alerté la police, prétextant que je l’avais jeté du toit ? Le problème, c’est que je ne parviens pas à trouver qui a pu m’envoyer ce bout de papier. Quel Capitolien a pu être mis au courant de cette histoire ? Qui serait suffisamment sadique pour m’envoyer cette nouvelle plutôt qu’un médicament ?
Il y a une petite voix dans ma tête qui me susurre de ne pas croire en ce mot. Qu’il ne doit avoir pour but que de me faire sortir de ma cachette pour aller tuer les autres.
Et en plus, ça marche.
Hier soir encore, je pensais rester là-haut jusqu’à ce qu’on vienne m’éliminer. Et là, je m’étonne à me retrouver en plein territoire dangereux, l’arme au poing, prête à tirer sur tout ce qui pourrait me sauter dessus.
Prête à me dire que finalement, je mérite de vivre. Parce que je n’ai pas tué Ethan. Parce que je n’ai tué personne, au final.
Puis je me reprends. Car en fait, depuis hier, j’ai vraiment tué deux hommes.
Tout se mélange dans ma tête. Je ne pensais pas être aussi sotte que cela. Je n’arrive plus du tout à penser, à distinguer le bien du mal, ce que je mérite et ne mérite pas d’obtenir.
Tout cela est peut-être bien égal. Car ici, dans les Jeux, il n’y a plus rien de normal, plus rien de moral. Ici, c’est comme la terre la plus sauvage ou les plus sauvages des animaux se battent pour obtenir leur nourriture. Je cherche un sens à ma vie et à mes gestes là où il n’y a rien à trouver. Plus rien à trouver, non.
Car c’est trop tard.
Je secoue vigoureusement la tête. Puisqu’il n’est plus utile de réfléchir sur quoi que ce soit, autant garder une seule chose à l’esprit : si je gagne, je retrouve Ethan. Point.
Je décide de marcher droit devant moi jusqu’à atteindre la lisière. Voir le monde, découvrir le reste de l’arène, ça me tente bien. Et puis je n’ai pas du tout envie de me retrouver face au groupe de Rémi, et devoir l’affronter. Et le tuer. Quelqu’un d’autre le fera à ma place. Tôt ou tard.
Il y a tout un tas de choses qui gigotent dans l’ombre de la canopée. Sous les frondaisons des fougères arborescentes. Des grosses bêtes, agressives ou non, je ne sais pas. Chaque fois que j’entends un bruit, je pointe mon pistolet et attends, tremblante, que quelque chose sorte de la végétation.
J’ai vu ce que cette arme peut faire. Mon dieu… les corps de ce type et de Stieg… Je ne les ai aperçus que du coin de l’œil, mais ils avaient des trous énormes… Gros comme le poing.
Avec cette arme, je n’ai pas besoin de savoir viser. Si quelqu’un se jette sur moi, à moins de cinq mètres, je l’ai sans problème. Ce qui me rend quasiment invulnérable en terrain dégagé, si je reste vigilante.
C’est pourquoi j’ai décidé de quitter la forêt.
Quelques oiseaux chantent loin au-dessus de ma tête, dans les hautes branches. Des rongeurs se faufilent entre mes jambes et manquent de me faire tomber. La forêt est pleine de vie. Je ne m’en étais pas vraiment rendue compte. Je tente de bien analyser chaque bruit pour savoir s’il provient d’un animal inoffensif ou de quelque chose de plus… nocif. Cela ne m’étonnerait pas que les organisateurs des Jeux aient introduit dans cette forêt des bestioles prêtes à nous manger. Ce sont les Jeux de la Faim, après tout.
Il me faut plusieurs longues heures pour atteindre la lisière, et il doit être bien plus de midi quand j’aperçois la dernière ligne d’arbres clairsemée. Ce qui m’embête, c’est que je n’ai aperçu personne dans cette forêt aujourd’hui. Où sont les autres tributs ? Ils passent leur temps à cramer dans le désert ?
Il n’y a peut-être que moi qui souffre sous ce soleil cuisant.
Mais quand j’émerge enfin de la forêt, ce n’est pas pour tomber sur les grandes étendues sableuses et brûlantes, mais sur un paysage désolé de roches coupées au couteau, écrasé sous un ciel chargé de nuages poussiéreux occultant une bonne partie de la lumière.
Le désert et le phare doivent se trouver beaucoup plus loin sur ma gauche. Le dédale de roches qui s’étend devant moi semble tout aussi menaçant, mais certainement moins chaud. L’endroit parfait pour commencer mes investigations.
Prudemment, je mets un pas devant l’autre, et sors de sous la végétation. Le vent s’engouffre entre les affleurements de roches coupantes, véhiculant une certaine odeur de soufre. Tout est gris et rouge ici. La lumière terne peine à filtrer à travers l’épaisse masse de poussières en suspension. La visibilité est plutôt mauvaise, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour moi.
Je reste la plus vigilante possible. C’est sûrement un coin parfait pour s’arrêter et souffler un peu. Je peux m’attendre à tomber sur un tribut d’un instant à l’autre.
Mécaniquement, dans ma tête, je fais le décompte des tributs éliminés. Quatre ou cinq morts dans le désert, au moins un mort le lendemain (le coup de feu que j’ai entendu), un tué par Robb, et Stieg et le tribut au pistolet… Ça fait entre huit et neuf. Sans compter toutes les morts pendant ma période d’inconscience. J’essaye de me remémorer les anciennes sessions des Jeux. Je regrette de les avoir suivies avec si peu d’attention… Au bout de quatre à cinq jours de jeu, en général, plus de la moitié des tributs sont morts. Ce qui voudrait dire que j’ai raté entre trois et quatre morts. Ça fait beaucoup.
Bon, admettons que nous ne sommes plus que douze. Dans l’équipe de Rémi, ils sont cinq. Ça veut dire qu’il reste six personnes à trouver.
C’est peu, au final. Pour un si grand espace. Je m’en rends compte quand la nuit commence à tomber. J’ai erré dans ce territoire rocheux tout le reste de la journée. Je tousse de plus en plus, à force de respirer ces poussières. Demain, je quitte cet endroit désolé pour découvrir ce qui se cache de l’autre côté. En espérant savoir encore d’où je viens et quelle distance j’ai parcourue dans ce labyrinthe. Je ne suis plus vraiment sûre de moi, tout à coup.
J’attends que la nuit soit noire pour m’arrêter et me blottir sous un grand disque incliné, une sorte de gigantesque arête de roche qui jaillit de la terre comme si elle en avait été expulsée. Je me recouvre de mes sacs alors que le froid commence à m’engourdir.
J’ai marché toute la journée, et ma blessure a tenu bon. Je suis forte. Je peux continuer.
Je n’ose pas inspecter ma blessure, ce soir. Je ne veux pas allumer ma lampe de poche pour ne pas attirer qui que ce soit. Et puis je ne veux pas savoir, c’est tout. Ma blessure, je la sens toujours, sans arrêt. Mais je crois que j’ai fini par supporter la douleur omniprésente.
Avant que le sommeil ne m’emporte, je mange les dernières baies que m’a offertes Rémi. Elles sont délicieuses. Puis, dans l’ombre qui s’installe, je me recroqueville et ne bouge plus.
 
Un hurlement. Je sursaute. C’était assez près d’ici.
Il fait encore nuit noire.
J’ai terriblement mal au ventre. Ma blessure pulse ; c’est sûrement dû à tous mes efforts de la veille.
Le hurlement se reproduit.
Il n’a rien d’humain.
C’est plutôt un grognement avec des notes sifflées. Je ne sais pas ce qui peut produire un tel son. Et pourquoi ça crie, là, en pleine nuit.
Mes doigts crispés sur le manche du pistolet, je cherche à combattre l’obscurité de mon regard encore entrecoupé de mes multiples battements de paupières à cause de ce réveil en sursaut.
Je sens des pas lourds s’abattre sur le sol rocailleux.
La bête a l’air d’être énorme et lourde. Elle se trouve sur ma droite. Sûrement à une vingtaine de pas.
Est-ce qu’elle a du flair ? Je pue la transpiration, le sang, l’urine. L’humain, quoi.
Elle va venir, c’est sûr.
Je passe mes trois sacs sur l’épaule, me redresse, quitte ma petite cachette à reculons, le pistolet toujours braqué sur la nuit noire.
Pourquoi une bête en pleine chasse prendrait-elle le soin de crier et d’indiquer ainsi sa position ?
Elle ne me chasse peut-être pas, moi. Peut-être que quelqu’un d’autre est dans le coin.
Le cri retentit à nouveau. Les pas s’accélèrent !
La bête charge ! Vient-elle dans ma direction ?
Je cours dans le sens opposé aux bruits, trébuche sur les roches coupantes, m’érafle les jambes et les bras sur les arêtes saillantes, me concentre à fond pour éviter de m’embrocher sur un pic ou de tomber dans un ravin. La bête est derrière moi. Elle continue de courir.
Je crois qu’elle a changé de proie et que je suis plus appétissante que l’autre.
Ce n’est pas possible, une telle bête. Je n’ai pas envie de finir dévorée ! Ça non !
Je cours à grandes enjambées, me retournant fréquemment pour pointer le pistolet derrière moi, mais ne vois toujours rien sortir de la nuit. Je décide finalement d’allumer la lampe de poche que j’avais accrochée à ma ceinture. Je balaie du faisceau la nuit autour de moi. La bête est lourde, ça se sent. Elle court mais semble avoir du mal à évoluer entre les rochers.
Je laisse le faisceau pointé vers le sol pendant que je cours, afin d’éviter de trop marquer ma position. Est-ce que je vais finir par arriver à la semer ?
Je cours encore pendant plusieurs minutes avant d’en être bien sûre. La bestiole s’est arrêtée. Je ne l’entends plus du tout. Ni crier, ni marcher. Je m’arrête contre le flanc d’une ancienne faille pour reprendre mon souffle. Mes jambes ne me portent plus, et maintenant que la pression retombe, c’est la douleur à mon ventre qui explose jusque dans ma tête. Je m’effondre en pleurant. Les larmes m’empêchent de bien discerner l’environnement qui m’entoure et je les chasse d’un revers de la main. Ne pleure pas ! Ce n’est pas le moment, pauvre pleurnicharde !
Le temps passe, mais plus rien ne se passe. Je ne parviens pas à me rendormir et je passe le reste de la nuit à tourner la tête d’un côté à l’autre.
Le matin s’annonce à peine quand un nouveau hurlement retentit. Le même animal.
Tremblante de tous mes membres, je ramasse une fois de plus mes affaires et me remets en marche, grimaçant à chacun de mes pas. Ma blessure me lance tellement !
Je ne peux plus courir. Je titube et claudique sur ma jambe gauche. J’hésite à abandonner un ou deux sacs ici, car ils me semblent à présent si lourds sur mes épaules.
La bête recommence sa charge folle.
Oh non…
Je me retourne. Je la vois. Derrière les rochers.
Un lézard géant. Il doit faire dans les quatre mètres de haut. Une bouche énorme pleine de dents pointues. Il court sur deux pattes, la gueule en avant.
J’hurle.
Je me remets à courir du mieux que je peux. Les hurlements de la bête résonnent dans mes oreilles. J’ai l’impression qu’elle est juste derrière moi !
Soudain, il me vient à l’esprit que je n’ai nulle raison de ne pas tirer. La détonation de l’arme ne sera pas plus forte que les cris de la bête.
Je me retourne, me campe sur mes deux jambes, tiens l’arme à deux mains, vise.
La bête émerge entre deux rochers. Elle n’est plus qu’à trois enjambées de moi. Sa peau écailleuse, d’un rouge teinté de vert, luit sous les premiers rayons du soleil qui peine à percer les nuages.
La bête charge.
La détonation se répercute le long de mes bras.
Le bruit est bien plus assourdissant que les cris de la bête.
Tant pis.
Devant moi, la bête s’effondre. Elle glisse presque jusqu’à mes pieds. À la place de sa mâchoire inférieure, une grosse masse de chair disloquée.
Le lézard ne bouge plus.
Mes jambes glissent et je rejoins le sol en tremblant.
Cette bête sortie tout droit des livres d’histoire voulait me croquer toute crue. On dirait… comment ça s’appelait déjà ? Un dinosaure ? Les organisateurs des Jeux seraient-ils si vicieux qu’ils iraient chercher aussi loin dans leur imagination pour créer de telles bêtes ?
« Oh, regardez ce que j’ai fait de votre bestiole, je sors, avec un air de défi. Elle va fonctionner beaucoup moins bien, à présent. »
Je me surprends à sourire. Je me sens étonnamment bien. Je viens de vaincre quelque chose. C’est peut-être la première fois de ma vie.
Et ce n’est pas n’importe quoi. C’est un di-no-saure. Je peux être fière de moi.
Un bruit, derrière moi.
Je me retourne.
La gueule pleine de dents et de bave dégoulinante est à un doigt de mon bout de nez.
Je n’ai pas le temps de hurler avant qu’elle fonde sur moi. Et quand je suis ballotée dans les airs, je n’hurle pas non plus, trop étonnée de m’être fait happée ainsi sans avoir entendu le moindre bruit.
La bestiole me lâche soudainement ; je suis projetée contre un gros rocher et m’y cogne durement la tête. D’abord sonnée, je me rends compte que je suis indemne. Le dinosaure en face de moi, plus petit et plus teigneux que le précédent, se débat avec un de mes sacs resté bloqué entre ses dents. J’ai eu de la chance qu’il m’ait attrapée par mes sacs !
Une fois dégagé, il est perturbé par la masse inerte du gros lézard mort à côté. Il le renifle, m’oublie un instant, hésite à croquer dedans.
C’est le moment de se relever. Je cherche des yeux le pistolet que j’ai lâché pendant mon envol, mais ne le trouve pas. Oh non, où peut-il être ?
Je recule lentement, longeant les roches coupantes, ne lâchant des yeux la bête, qui se débat avec les tendons du cadavre, que pour chercher le pistolet.
Je finis par tomber dessus. Quelle chance ! Il est à deux mètres de moi, mais il faut que je m’éloigne de la roche et que je m’approche du dinosaure. Est-ce que cela vaut le coup ?
Sûrement, oui. Sans lui, je ne suis plus rien. Je ne sais pas encore ce que j’ai perdu dans le sac que j’ai abandonné au lézard, mais c’est peut-être celui où j’ai mis toutes les autres armes que j’ai récupérées.
Sans un bruit, je m’approche. Je tends la main vers le pistolet. Il n’est plus qu’à un pas de moi. Je peux y arriver. La bestiole semble énervée par l’odeur du sang. Elle ne me sentira pas m’approcher. Non, elle est bien trop occupée. Je peux y arriver. Je suis tout près. Mes doigts effleurent la céramique particulière de l’arme, ils glissent dessus. Il faut que je me rapproche encore un tout petit peu, un tout petit…
La bête relève la tête et se tourne vers moi.
Oh non…
Elle se rue sur moi.
Je m’empare du pistolet, tire dans sa direction, la rate, tire à nouveau et la rate une nouvelle fois. La bête s’arrête un instant, intriguée par les détonations tonitruantes, ce qui me laisse le temps de prendre mes jambes à mon cou.
Une fois de plus, je cours à toute vitesse, sans prendre soin de ma blessure, sentant la cicatrice se tendre et se compresser au rythme de mes enjambées désespérées, et la chaleur s’y dégager et se répandre le long du tissu de ma veste.
La bête court après moi. Je tire plusieurs salves en arrière, sans me retourner, juste pour l’effrayer, sans espérer la toucher. Elle est bien plus rapide et agile que la précédente. Je n’arriverai jamais à l’avoir ou la semer. Pourquoi me court-elle après ? Elle a tout un tas de viande encore fumante qui l’attend là-bas !
« Va-t-en ! Mais va-t-en ! Tu as assez de nourriture comme ça ! »
Soudain, je me cogne contre une masse molle elle aussi en mouvement. Nous tombons toutes les deux à la renverse.
Une fille d’une quinzaine d’années, à la carrure assez forte. La tribut du Deux, je crois. D’abord déboussolée, elle me lance un regard empli de haine.
« Ha je t’ai trouvée ! elle sort, entre deux souffles rauques. Tu vas me passer cette…
— Cours ! je lui lance. Cours ! »
Et avant qu’elle ait le temps de me réponde, je me relève et continue ma course folle. La fille cherche à me faire un crochet du pied, jusqu’à ce qu’elle se rende compte de ce qui me poursuit. Moi je continue à courir et à courir, mais je sais qu’elle est encore assise sur ses fesses à regarder bêtement le dinosaure quand celui-ci lui enfonce ses crocs dans la gorge.
Les hurlements de la fille résonnent dans ma tête pendant de longues minutes, alors que je continue à courir comme une dératée. Ce n’est que bien longtemps après que je me rends compte que je ne suis pas la seule à fuir ce carnage : un garçon court dans la même direction que moi, à une dizaine de pas sur ma gauche. Le tribut du Six, si mes souvenirs sont bons. Je le trouvais mauvais et sadique, quand nous attendions en silence de passer nos séances privées.
Tout en continuant à courir, nous nous regardons. Cela semble durer une éternité. Son air dur est émaillé par l’effort qu’il procure. De son côté, il doit contempler une échevelée particulièrement sale en train de boiter pour sauver sa peau.
Je finis par m’arrêter. La bête ne me suit pas. Le garçon s’arrête aussi. Il amorce un pas dans ma direction.
Je tends les bras et le vise. Il s’arrête.
Je ne sais pas pourquoi je ne tire pas. Ce type veut ma peau. Il me dévisage, un peu de rage se mêlant à la méchanceté de son regard. « La prochaine fois, la blonde. Et attends-toi à souffrir. »
Il ne peut pas m’approcher, et il semble le savoir. Subitement, il s’échappe de mon champ de vision et disparaît entre les rochers.
Bon dieu, pourquoi je n’ai pas tiré ? J’ai eu tout le temps de le faire, et à cette distance, je ne l’aurais pas loupé…
Pestant de rage, je cherche un endroit où je pourrais me reposer au calme. Il me faut attendre de longues minutes avant de pouvoir reprendre mon souffle et parvenir à me relever du petit creux entre les rochers où je me suis cachée. Ni le garçon ni les lézards ne sont venus me chercher.
J’ère entre les défilés de roches ternes sur lesquelles aucune végétation ne pousse, en crachant mes poumons à chaque toux rauque qui me prend les tripes et ravive ma blessure.
Il faut me rendre à l’évidence, je suis complètement perdue. J’ai couru dans tous les sens pour éviter ces bestioles.
Je pense que je devrais suivre les pas du garçon. C’est en sachant précisément où il se trouve que je pourrais le mieux éviter ses éventuelles attaques sournoises. Je crois qu’il doit être un des plus dangereux survivants.
Je retrouve facilement ses traces dans la poussière et les suis pendant plus d’une heure, avant de me rendre compte que le terrain est de moins en moins accidenté et que je quitte cette région désolée et pleine d’animaux terrifiants. Malgré la purée de pois qui m’enveloppe, je crois distinguer la végétation luxuriante de la jungle, à une centaine de pas sur ma droite. Je pourrais m’y abriter pour la nuit. Je n’ai pas du tout envie de repasser une nuit au milieu des dinosaures. Non merci.
Soucieuse, je cherche du regard un éventuel adversaire. Le garçon du Six n’est pas en vue. Il a dû rejoindre la jungle. Ce n’est peut-être pas prudent de s’y rendre. Mais je suis exténuée et ma blessure a besoin de se recicatriser. Je sens que l’adrénaline est retombée, et je n’aspire qu’à un peu de calme après toute cette agitation.
Avec attention, je parcours les derniers pas qui me séparent de la forêt. J’essaye d’être silencieuse et assez rapide ; il ne serait pas judicieux de se faire remarquer. Une fois les premiers arbres dépassés, je souffle de soulagement. Même si je perds à cet endroit la trace de mon adversaire, au moins je me sens plus à l’abri ici. Il ne me reste qu’à m’éloigner un peu de sa piste, et à…
La fille qui se dresse subitement devant moi a un couteau dans chaque main. Je reconnais son air volontaire, sa fine taille et ses cheveux sombres et raides. C’est la Carrière du district Un.
3 avril 2013

12 « Oh vous avez vu ça mesdames et messieurs !

12
« Oh vous avez vu ça mesdames et messieurs ! C’est phénoménal ! Voilà qu’en un instant, les Jeux sont privés de deux de leurs meilleurs éléments, les plus cotés du moment ! Slaine Turdwood et Stieg Engelsson viennent d’être anéantis par nul autre qu’Azurée Lockheed, du district Cinq, qu’on croyait sur le point de rendre l’âme ! La petite blonde a ainsi supprimé un terrible adversaire en s’emparant de son arme destructrice, mais aussi son compagnon de district ! A-t-elle seulement hésité avant de tirer ? Comment va réagir son district ?
— Regardez les cotes, Caesar.
— Tout à fait, Joric. La cote d’Azurée vient de grimper en flèche ! Toutes les personnes qui avaient voté pour Stieg ou Slaine doivent fulminer ! Quel retournement de situation ! Joric, est-ce que cela peut signifier qu’Azurée va désormais avoir plein de sponsors et des cadeaux à foison ?
— Non Caesar, pas forcément. La fille du district Cinq est désormais très fortement cotée, mais pas autant que ce qu’ont perdu tous les parieurs de Stieg et de Slaine. S’ils demeurent frileux, et s’ils ne veulent pas voter pour l’assassin de leur favori, la cote de la fille redescendra brutalement.
— Oui, mais elle a l’Arme, désormais !
— C’est exact. C’est la première année que nous proposons une arme destructrice cachée parmi toutes les armes de l’arène. Nous n’avons pas encore idée de son impact dans les Jeux. C’est aussi pour cela que le détenteur de cette arme n’a pas forcément une cote très haute : comme nous l’avons vu à l’instant, le détenteur reste tout à fait vulnérable !
— Joric, nous avons un appel d’un parieur de ce regretté Slaine. Un homme qui aurait perdu plusieurs millions en une toute petite seconde… Écoutons-le.
— Satanée de p… de foutue de p… de b… de blondasse ! Je vais t’….
— Merci, mon cher ami, nous avons parfaitement saisi l’ampleur de votre désarroi ! Nous avons tant d’autres appels ! Dont plusieurs viennent du district Cinq, mesdames et messieurs ! Des cris de haine, des lamentations. Mais pourquoi, pourquoi Azurée a-t-elle éliminé son compagnon de district ? »
C’était l’été. Lindsey et moi, nous rêvassions en haut sur la colline, allongées dans les hautes herbes à contempler les lointains nuages épars. Le soleil étant encore fort pour ce doux début de soirée, j’avais la tête couverte par un léger fichu, fait d’un tissu que j’appréciais beaucoup, avec des jolies fleurs stylisées d’un bleu profond sur un fond d’un rose pâle, un peu délavé suite aux nombreuses fois où je l’avais porté ces dernières années.
« Az’, dit-elle alors que je m’assoupissais, tu comptes te diriger vers quelle filière après le collège ? Le solaire comme tes parents ? »
Je continuais à regarder les nuages sans rien dire, cherchant une réponse qui vaille le coup, jusqu’à ce que Lin’ tourne finalement la tête vers moi.
« Je ne sais pas, répondis-je enfin. Je ne sais vraiment pas ce que je veux faire plus tard. Je n’ai pas encore quinze ans, donc j’ai encore deux ans pour y réfléchir.
— Il y a un autre secteur qui te tente ?
— Non.
— Aucun autre ?
— Aucun. »
Lindsey soupira. Tout était toujours clair dans sa tête. Elle reprendrait de toute façon la place de son père, ingénieur dans l’énergie nucléaire. Elle dirigerait son service d’une main de fer et donnerait des ordres à tous les ouvriers qui passeraient chaque jour devant son bureau, l’air morne et fatigué, se demandant sans doute pourquoi certaines personnes sont faites pour diriger et d’autres pour des tâches manuelles répétitives sans espoir d’évolution.
« Le laboratoire de recherche de tes parents est une bonne chose, dit-elle alors. Tu devrais y réfléchir sérieusement. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir des parents chercheurs ! »
Je me mis à tripoter la babiole qui pendait à mon coup au bout d’une chaînette aux fins chaînons. Il représentait un petit animal marin disparu depuis des années. Je le connaissais par cœur, appréciant faire courir mes doigts le long de ses nageoires, de son museau souriant ou de sa queue recourbée.
J’avais beaucoup de chance, c’est vrai. Mais la chance ne donne pas forcément des ailes. Et il y a bien une chose qui me manquait : de l’envie.
Un claquement sourd se fit entendre en contrebas. Je me redressai sur les coudes. C’était les lourdes portes de la vieille centrale thermique qui avaient été ouvertes. Il devait être six heures et demie ; les ouvriers sortaient en rangs dispersés, las, la tête pendante. C’était pour eux la fin d’une dure journée de labeur. Ils repartaient retrouver leur famille, leur femme et leurs enfants, leurs parents pour certains, vu leur très jeune âge. Ils rentreraient chez eux, s’affaleraient sur une chaise en attendant le repas du soir, puis se coucheraient tout de suite après pour se réveiller le lendemain et vivre une nouvelle journée de travail éreintante. Et ce, six jours par semaine.
Je me demandai comment on pouvait faire pour « vivre » cela. Ne faire que travailler et rapporter juste assez pour se nourrir et vivre le lendemain. Pas d’espoir, pas de futur. Tous les jours identiques, à part, bien sûr, ceux des Hunger Games, qui leur permettaient, à défaut de les égayer, de vivre une expérience différente pendant quelques jours de l’année. Et puis c’était reparti. Et ainsi de suite. Jusqu’à se réveiller vieux et s’apercevoir qu’on a attendu toute sa vie quelque chose dont on ne connaît même pas la nature. Je pensai qu’en fait, c’était tout simplement « la vie ».
Morts avant même d’être nés.
Certains ouvriers montaient la colline pour rejoindre leur maison de l’autre côté. Le chemin serpentait entre les hautes herbes et passait non loin de notre position. Lin’ regardait ces hommes exténués avec une certaine tristesse mêlée d’un peu de dédain. Moi, j’étais en colère, mais je n’arrivais pas à trouver les mots pour l’exprimer.
« Tiens, deux gosses de riches qui se pavanent en belle tenue devant des ouvriers qui ne gagnent même pas assez pour se nourrir. »
Un des ouvriers, un jeune homme d’une vingtaine d’années, s’était arrêté près de nous. Il était d’un sale ! La vieille centrale thermique était une installation vétuste et antique. Elle avait pour but d’épauler les centrales nucléaires, solaires et éoliennes, plus modernes mais fournissant de l’énergie de manière plus sporadiquement. Personne ne voulait y travailler. Déjà que dans les centrales nucléaires, ce n’était pas une partie de plaisir, mais la centrale thermique… On y enfournait chaque jour dans des grands fours des tonnes et des tonnes de charbon fourni par le district Douze, et on le brûlait jusqu’à ce que les murs de l’usine et leurs hommes en soient devenus tout noirs. C’est pour cette raison que la centrale avait été installée de l’autre côté de la colline : la vallée de la ville en contrebas n’était jamais inquiétée par les fumées noires sorties des hautes cheminées de briques.
« Alors, les filles, on cherche la saleté ? »
Je le regardais, rouge d’une colère qui sourdait en moi, je ne savais trop pourquoi.
« Ne m’approche pas avec tes gros doigts crasseux ! »
Le jeune homme souriait ; ses lourdes paupières mi closes par la fatigue et le soleil orangé de ce début de soirée lui donnaient un air blasé.
« Hey les copains ! Venez voir, on a deux petites poulettes égarées. »
D’autres ouvriers se joignirent à lui. Nous nous étions relevées ; Lindsey restait un pas derrière moi.
« Viens, me fit-elle. Partons. Il est tard de toute façon. »
Moi j’avais les poings fermés et les muscles tendus, et je le regardais droit dans les yeux.
« Ce n’est pas de ma faute si tu as échoué dans cette tourbière, lui crachais-je. Tu n’avais qu’à mieux étudier en cours ! »
Le visage du garçon s’assombrit soudainement ; il s’élança vers moi et me prit par le col, me soulevant presque littéralement du sol.
« Lâche-là ! cria Lindsey, hystérique.
— Espèce de petite pimbêche ! Si tu crois que c’est tes résultats à l’école qui te permettent de te pavaner avec tes jolis habits affriolants et tes petits bijoux de gamine ! C’est le fric de tes parents que tu exhibes là ! Je serai curieux de savoir si tu peux faire ne serait-ce que le dixième de ce qu’ils font chaque jour pour entretenir ta misérable petite vie insignifiante ! »
Il me relâcha mais sa colère était toujours aussi forte, à même d’éteindre la mienne d’un simple souffle. J’avais l’impression de mener le mauvais combat, mais mon esprit s’était entêté dans cette direction.
« Si tu décroches un beau boulot plus tard, reprit-il, un boulot qui te permettra de rester assise les fesses sur une chaise à longueur de journée, sache que ce ne sera pas grâce à ton intelligence ou à ta gentillesse, mais uniquement grâce au poste de tes parents ! Sache-le, petite peste ! Dans notre monde, c’est ta classe sociale qui guide ton avenir, pas tes bonnes notes à l’école ! »
Un sourire se dessina sur mon visage.
« Aurais-tu honte de ce que t’a légué tes parents ? lui rétorquai-je, affublée d’un air sardonique et provocateur. Ce n’est pas de ma faute s’ils étaient de misérables ouvriers et si tu en es un à présent ! »
Le jeune homme me poussa en arrière et je m’écroulai dans l’herbe. Ses copains et lui se rassemblèrent autour de moi.
« Écartez-vous, hurlait Lindsey. Écartez-vous où j’appelle les Pacificateurs !
— Ils ne viennent jamais par ici, rigola l’un des ouvriers. Ta copine mérite une bonne leçon ! »
Je fus rouée de quelques coups de bottes aux coques métalliques, pas très violents mais suffisants pour me donner des bleus. Puis le jeune ouvrier s’empara de mon fichu que j’aimais tant et le déchira en mille petites pièces qu’il jeta sur moi. Il tira enfin sur mon petit collier et l’envoya dans les airs, loin, loin dans la plaine, se perdant dans les hautes herbes.
Je ne pleurai pas. Je ne savais pas pourquoi ma colère s’agrippait à ce point à moi, mais ma hargne m’empêchait de lâcher le morceau.
« Ça se voit, que nous ne sommes pas de la même classe sociale, crachai-je avec un peu de sang qui s’échappait de ma lèvre tuméfiée. Nous n’avons pas les mêmes manières. »
Les ouvriers s’éloignaient déjà. Le premier se retourna quand même, me regarda longtemps avant de parler, alors que je me relevais et m’époussetais.
« Tu sais, fit-il enfin, ton air buté et tes mots durs sont bien plus agressifs que mes gestes. Ils attisent la haine et provoquent les gens. Tu n’as que ce que tu mérites. Je ne serai pas étonné qu’aucun homme ne veuille jamais de toi. Tu es quelqu’un de profondément méprisable. »
À ces mots, il s’éloigna.
Je ne retrouvai jamais mon petit collier. Lin’ avait posé un bras sur mes épaules, comme pour me soutenir. Contrite, elle me jetait de brefs coups d’œil pour voir si je tenais le coup. Mais dans ses yeux, je voyais bien ce qu’elle ressentait. De l’incompréhension.
Une fois rentrée, je m’enfermai dans ma chambre pour m’arranger un peu. Ma lèvre était boursouflée, et j’avais des bleus sur le ventre, les cuisses et les fesses. Je me regardai dans la glace et je compris soudain : dans cette scène typique de fin de journée, ce n’était pas la centrale, la saleté ou la condition de ces hommes que j’avais haïes. C’était moi gâchant ce paysage.

Je ne mérite pas de vivre. Oh mon dieu, j’ai tué deux personnes. J’ai tué Stieg. Je n’ai pas cherché à l’aider, juste à sauver ma peau. J’ai tiré dans le tas, sans me soucier de sa sécurité. J’ai seulement désiré que cela s’arrête. Leur combat, la peur de voir l’autre gagner, de le voir tuer Stieg.
Mais c’est moi qui l’ai tué.
Cela fait des heures que je sanglote, avachie contre la falaise. Le soir arrivant, j’ai atteint un gros affleurement rocheux sur lequel j’ai grimpé jusqu’à dépasser la cime des arbres et me retrouver sur une hauteur suffisante pour embrasser du regard toute cette végétation équatoriale, jusqu’à la limite du désert, au loin. Je me suis alors installée sur un petit promontoire surplombant le paysage, à découvert mais sans doute trop haute pour être vue par un autre tribut.
Les caméras doivent se délecter de mon malheur, de cette horreur que j’ai perpétrée. Je vois déjà les gros titres des journaux : « Azurée, la frêle jeune fille qui a voulu se suicider, a déjà tué deux personnes ! » ou encore « Azurée du district Cinq élimine son propre coéquipier. Fureurs et incompréhension au sein du district. »
« Je ne l’ai pas fait exprès », je murmure, entre deux éclats de larmes.
Comment mes voisins me jugent-ils ? Comment vont mes parents ? Sont-ils inquiétés par la foule en colère ? Tellement de gens croyaient en Stieg. Sa famille misait sur lui, espérait mieux vivre grâce à tout l’argent qu’il ramènerait en cas de victoire. Mais non, c’est la petite richarde d’Azurée qui l’a tuée. Personne d’autre !
Son visage reste ancré au fond de mes rétines. « Sache que j’aurais de l’eau et de la nourriture pour toi ». C’est ce qu’il m’a dit avant les Jeux. Je n’ai fait que m’imaginer sa réaction quand il m’aurait su morte, mais au final, c’est moi qui lui survis.
Soudainement, je me trouve affreusement seule. Me voilà livrée à ce Jeu, sans plus personne pour me soutenir. Qui encore pourrait le faire ? Qui voudrait le faire ? Rémi ? Je n’oserai jamais revenir pleurnicher à ses pieds pour qu’il m’intègre dans son groupe.
Déjà que je n’avais aucune chance de recevoir le moindre parachute – je n’ai rien reçu pendant que j’agonisais sous mon rocher, à tenter de survivre à ce trou dans mon ventre ! – voilà la question définitivement résolue : je n’aurai aucun parachute. Point.
Il me reste cependant les trois sacs à dos de Stieg, et celui du garçon du district Deux. Pas mal de nourriture et d’eau, d’ustensiles divers. Et d’armes. Un long couteau, une sorte de petite faucille, trois shuriken, et par-dessus tout, ce mystérieux pistolet en céramique hérité de ce garçon dément. Comment a-t-il fait pour se le procurer ? L’a-t-il trouvé dans un des sacs à dos ? Y a-t-il d’autres armes aussi dévastatrices que celle-ci ?
Après mûre réflexion, je me dis que c’est cette arme que j’ai déjà entendu à plusieurs reprises, lorsque j’évoluais dans la forêt. Elle est bruyante mais diablement puissante.
Mais à quoi suis-je en train de penser ? Oh mon dieu, je suis perdue.
Perdue, perdue, perdue.
« Maman, papa, dis-je devant ma fidèle caméra imaginaire. Je suis perdue. » Je rabats quelques unes de mes mèches fortement ondulées à cause du sang séché qui les recouvre, m’essuie les yeux, et pointe à nouveau mon regard à un point précis, comme si j’étais interviewée. « Je suis perdue, pardonnez-moi. Pardonnez-moi, district Cinq. Je n’ai pas voulu cela. Je… j’ai paniqué. Je ne mérite aucune compassion. »
Je me recroqueville ensuite contre la paroi, face au vide et à la nuit qui tombe, et cherche à m’endormir. La voûte d’un bleu sombre m’enveloppe. Je pense à tous les autres tributs qui doivent se demander où trouver de l’eau, de la nourriture, un coin chaud pour passer la nuit. Pour ma part, la nourriture m’est tombée toute cuite dans le bec. L’eau n’a au début pas été une mince affaire, mais j’ai fini par en trouver avant d’être toute desséchée. Quant au coin chaud, je m’en moque éperdument. Si je ne me réveille pas demain, tant pis. Fermant fortement mes yeux englués par les larmes, je sombre rapidement dans un sommeil agité et envahi de cauchemars.
Je rêve que je me retrouve sur la colline en haut de la centrale à charbon. La douce brise ploie les hautes herbes et soulève mes mèches rebelles. J’ai un instrument de musique en céramique dans les mains, en forme de gros coquillage avec un bec et des trous pour les doigts. Un ocarina. Je souffle dedans ; une jolie mélodie se disperse sur les grandes étendues herbeuses. Puis soudainement, je prends l’instrument d’une main et me mets à tirer dans tous les sens. Le rayon de la mort qui sort de l’arme fauche des dizaines de gens, mes parents, Lin’, Ethan, Stieg, ou encore Jonathan. J’ai l’impression de crier leur nom, de les hurler jusqu’à ce que je n’arrive plus à me souvenir à qui ils appartiennent.
Au petit matin, ce n’est pas mes douleurs qui me réveillent, le jour, ou un tribut venu me trucider. C’est mon odeur. C’est incroyable à quel point je pue. Je ne me suis pas lavée une seule fois depuis le début des Jeux, et ce n’est pas ma brève escapade dans la rivière hier qui a pu améliorer la situation.
Je me redresse, essaye de m’étirer mais gémis de douleur en sentant ma blessure tirer sous ma chemise déchirée. Je m’inspecte un instant : mes mains sales et terreuses, mes habits marron de sang séché et gris de poussière, mes chaussures couvertes d’une plaque de boue qui se détache morceau par morceau. On est bien loin du luxe du Capitole. Je dirai même que le contraste entre ces deux vies est tel qu’il en devient presque malsain et amusant.
Mais je n’ai pas vraiment envie de rire. Stieg est mort, tout le monde me déteste, j’ai mal partout, et par-dessus tout, je suis encore vivante. Si ma lâcheté m’empêche de courir au devant de la mort, au moins puis-je espérer la rencontrer aujourd’hui, au détour de mon errance dans cette arène où je n’arrive même pas à me repérer.
Je grignote quelques gâteaux devant le lever du soleil. Cette vue me rappelle celle que j’aimais contempler du haut de ma petite tourelle météo, près de chez moi. Dans une autre vie.
Un éclat dans le coin supérieur droit de mon champ de vision me fait cligner subrepticement des yeux. J’essaye de voir l’origine de cette lumière fugace dans le ciel en plaçant une main face au soleil.
Il y a une boule de métal qui descend lentement du ciel. Au bout d’un parachute.
Mais pour qui diable est ce parachute ? Suis-je si près d’un autre tribut ?
Je range avec précipitation toutes mes affaires dans les sacs, les rabats sur une épaule, m’empare du pistolet et m’apprête à descendre de mon promontoire, quand je découvre que le parachute a atterri à mes pieds.
Ce cadeau m’est destiné. À moi.
Je laisse tomber toutes mes affaires et m’empresse, les larmes aux yeux, de libérer la petite sphère métallique de la taille d’un poing. Je rêve d’un médicament miracle pour ma blessure, d’une crème solaire, pourquoi pas d’une paire de lunettes de soleil.
La porte de la petite sphère résiste, mes doigts nerveux et tremblants frénétiquement à cause de mon manque cruel de repos n’arrivent pas à défaire la petite attache. Prise soudainement de fureur, je frappe la sphère contre la roche à plusieurs reprises, jusqu’à ce que l’ouverture cède.
Un unique petit bout de papier tombe du réceptacle vide, que je secoue comme une demeurée pour voir si ce n’est vraiment pas une blague. Puis je m’emploie à déplier le bout de papier. Sur celui-ci, il y a marqué : « Ethan est vivant et ne t’en veut pas. Il prie pour que tu rentres saine et sauve. »
3 avril 2013

11 « Quatre morts seulement le premier jour, et

11
« Quatre morts seulement le premier jour, et une grièvement blessée, qui ne devrait plus résister bien longtemps. C’est décevant, Joric ?
— Je ne pense pas, Caesar. Cela montre que nos tributs de cette année sont intelligents, et qu’ils ont compris que rester à proximité du phare serait du suicide, tant les paramètres à prendre en compte sont nombreux. Cela évite aussi qu’une troupe s’unisse et reste près du phare avec le reste des affaires et en prive les autres. On a certes eu peu de victimes cette première journée, et lors de la seconde, les choses se sont un peu posées, chacun cherchant ses repères, mais désormais, on peut s’attendre à du grand spectacle car nos tributs sont préparés et savent à quoi s’attendre !
— Hé bien, mon cher Joric, je vois qu’on a pensé à tout ! »
« Ha, voilà notre petite blonde qui se réveille. »
J’entrouvre les yeux. Il fait nuit. Les hautes cimes des arbres ondulent au vent loin au-dessus de ma tête.
« Ou devrais-je dire, petite rousse, vu la teinte actuelle de tes cheveux… »
Cette voix. Elle m’est inconnue. J’agite la tête pour reprendre mes esprits, essaye de me redresser. Il y a un jeune homme assis à mes côtés. Brun, une quinzaine d’années, des lunettes rondes sur le bout du nez, le regard perspicace.
« Salut, Alizée. »
C’est le remplaçant du district Sept. Rémi, si mes souvenirs sont bons. Il n’a aucune arme dans ses mains. Il ne faut pas être bien intelligent pour comprendre qu’il ne me veut pour le moment aucun mal.
Je me mets sur les coudes, inspecte ma blessure. Elle a visiblement été nettoyée et ne saigne plus du tout. Mais l’épaisse boursouflure des deux lèvres de la plaie, qui fait plus d’un doigt de long pour une bonne phalange d’épaisseur, n’est vraiment pas belle à voir. La tâche noire ne semble plus progresser, mais toute cette zone de mon ventre est encore dure et…
« Non, ne touche pas. Tu risques de l’infecter. »
Rémi a posé sa main sur la mienne pour retenir mon geste. Il l’a fait avec beaucoup de douceur et je porte sur lui un regard plus interrogateur que méfiant.
« C’est un coup de couteau, c’est cela ? Est-ce que c’est toujours douloureux ?
— Azurée.
— Pardon ?
— Mon nom, c’est Azurée, pas Alizée. Et tu ne peux pas savoir à quel point ça fait mal. Enfin, un peu moins maintenant, mais à un moment, la douleur était telle qu’elle me faisait tomber dans les pommes toutes les cinq secondes puis me réveiller aussitôt. Impossible d’y réchapper, consciemment ou inconsciemment.
— Excuse-moi d’avoir écorché ton joli prénom. J’essaye d’imaginer ce que tu as pu éprouver. Mais je n’en ai en fait pas la moindre idée car je n’ai jamais vécu cela. Quelle profondeur a la plaie ? »
Je regarde ma main, lui indique deux longueurs d’index.
« Le couteau faisait cette taille-là. Et il est entré en entier en moi.
— Ouah… Ça aurait pu te transpercer complètement. Une chance que tu sois encore en vie. »
Pendant que Rémi repasse un coup de chiffon humide sur ma plaie, j’inspecte les environs. On est toujours dans la forêt, non loin de la rivière, à en croire le brouhaha de ses remous incessants, bien qu’étouffé par la végétation luxuriante qui nous sépare d’elle. Il y a une petite tente construite entre deux arbres, plusieurs sacs y sont entreposés. Des armes, aussi. Une arbalète, une épée, une lance, quelques couteaux. Un véritable arsenal, mais aucune n’est recouverte de sang.
« Combien de temps suis-je restée inconsciente ?
— Disons trois heures. Désolé, je n’ai pas de montre.
— Tu m’as trouvée près de la rivière et ramenée ici ?
— Oui, avec Robb. »
Un ombre passe dans son dos, vient chercher quelque chose dans un sac, puis repart derrière la végétation.
« Qui c’est ? Vous êtes combien ici ?
— Le tribut du Dix. Et on est cinq en tout. »
Cette nouvelle m’inquiète. Comment ont réagi les autres en me voyant ? Quelqu’un a-t-il voulu me tuer ? Pourquoi ne l’ont-ils d’ailleurs pas fait ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ?
« Et donc, vous ne vous entretuez pas ? »
Après un faible soupir, il rabat délicatement un pan de mon chemisier sur mon ventre, redresse la tête et me tend un grand sourire, un peu triste. Son regard derrière ses lunettes rondes un peu crasseuses reflète tout un tas de choses. J’ai l’impression de me retrouver face à un petit génie en train de monter de multiples plans à la seconde, quand moi j’ai juste le temps de dire « ouf ».
« On s’est regroupé petit à petit. L’absence d’animosité qui nous animait nous a rapprochés. On s’est dit qu’il était inutile de se battre. Qu’on n’avait aucune raison d’écouter les règles, maintenant qu’on est ici.
— Mais il n’y aura qu’un survivant ! Vous attendez que quelqu’un vienne ici et vous exécute tous, sans que vous ne répliquiez ? C’est un suicide collectif, c’est ça ? »
Il rit. « Tu es marrante, toi ! Si quelqu’un vient et ne veut pas adhérer à notre philosophie, nous nous défendrons, crois-moi. Mais s’il veut nous rejoindre, nous l’accepterons avec plaisir. Si nous nous allions tous, que va-t-il se passer d’après toi ?
— Les Pacificateurs descendront pour tous vous massacrer.
— Ainsi c’est le Capitole qui nous tuera. Pas un pauvre tribut d’un autre district.
— Mais c’est de la rébellion !
— Appelle cela comme tu veux, qu’est-ce que cela change ? Nous sommes déjà condamnés à mort.
— Et as-tu pensé à tes proches ? Les Pacificateurs peuvent se rendre chez toi et leur faire du mal.
— Il est inutile de leur faire du mal et de ne pas m’en faire part, car cela n’aurait aucun impact sur moi. Autrement dit, si personne ne vient me dire qu’ils tiennent en joue mes parents et que je dois participer au Jeu, alors c’est qu’ils ne sont pas inquiétés. »
Je ne suis pas vraiment sûre du caractère infaillible de sa déduction. Je vois mal des Pacificateurs ou carrément l’organisateur descendre ici par hoverplane pour lui intimer de se battre avec les autres, sous peine de torturer ses parents. En fait, ils doivent déjà être interrogés en cet instant, pour expliquer pourquoi son éducation a à ce point échoué et s’ils sont aussi rebelles que leur fils. Mais je me garde bien de le lui dire.
« Et si l’un de vous finit par gagner ? je reprends, après un court silence. Tu crois que le Capitole lui pardonnerait ?
— Je ne sais pas, on verra bien ! Nous ne nous entretuerons pas, Azurée. Il n’y a que les forces de la nature qui pourront venir à bout de notre petit groupe. Nous nous entraiderons, tant que possible. Si à la fin, il n’en reste qu’un, il sera le vainqueur des Hunger Games, et crois-moi, il reviendra chez lui avec honneur, et non couvert de honte ; il pourra se vanter de dire qu’il aura gagné en aidant les autres jusqu’à leur mort, et non en les tuant. Et il n’y aura personne dans les districts pour le contredire. »
Je regarde ses prunelles pailletées de teintes claires – du vert sans doute – qui s’agitent derrière ses lunettes. Derrière lui, Robb s’est joint à la conversation. Il s’est assis un peu en retrait, et me regarde, silencieusement. Il est grand et fort, le regard droit. Il ne détourne pas les yeux et affronte les miens comme s’il cherchait à y déceler la moindre once de traitrise. Mais d’une, je n’ai jamais dit que je rejoignais leur groupe, de deux, je ne pense pas que je sois une menace pour lui. Il peut sans doute me casser en deux sans grand effort, et puis, il y a ma blessure.
« Comment as-tu fait pour survivre ? » finit-il par dire, d’une voix grave. Deux autres personnes se joignent à la conversation, d’abord une fille d’une petite quinzaine d’années, brune aux cheveux un peu ondulés, en bataille, avec même des feuilles accrochées dedans, et un garçon aux cheveux châtain, un peu malingre, les yeux fatigués, ayant sans doute un peu plus de seize ans.
Je m’emploie à rattacher les boutons de mon chemisier. Je n’ai pas vraiment envie que tout le monde me voie en sous-vêtements.
« Je me suis cachée sous un rocher, en plein milieu du désert. J’ai cuit le jour, j’ai gelé la nuit. Si tu veux savoir comment j’ai résisté à cette plaie, je n’en ai aucune idée. J’ai cru agoniser bien des fois, mais je finissais toujours par me réveiller.
— Tu n’étais pas belle à voir, quand on t’a récupérée, intervient Rémi, plus doucement que Robb. Tu empestais, tu étais couverte de sang et de vomissures, et ta plaie dégageait une odeur pestilentielle. Si tu cherchais un copain dans le coin, je te conseille de changer de parfum. »
Sa remarque me fait sourire, mais ce sont les rires des autres qui finissent par m’arracher un petit pouffement.
« Merci de t’être occupé de moi.
— C’est Natalia qui s’est chargée de ta toilette. Je ne me serais pas permis de le faire.
— Oh. Merci.
— En fait, si tu veux tout savoir, c’est parce que tu étais tout à fait repoussante que je ne t’ai approchée, ne t’imagine rien ! (il éclate de rire et je lui adresse un regard noir). Mais tu n’es pas sortie de l’auberge pour autant : la peau de ton visage a bien cramé ; tu es toute cramoisie, et ton bout de nez pèle déjà. Je te l’ai dit, tu n’as aucune chance avec moi. »
Et il m’adresse son grand sourire suffisant. Je lui rends le mien.
« Tu es une femme forte, dit-il enfin, plus sérieusement. Tes parents peuvent être fiers de toi.
— Mouais, je fais en retour. Tu as une bien trop grande estime de ma pauvre personne.
— Tu te sous-estimes. »
Je le regarde intensément, et je sens ses yeux se perdre dans l’azur de mes pupilles.
« Crois-moi, si je me suis pris ce coup de couteau, c’est parce que je n’ai rien fait pour l’en empêcher. Je voulais mourir le plus vite possible, et j’ai attendu que quelqu’un se charge de moi dès le début des Jeux. »
À l’entente de ces mots, Natalia, Robb et l’autre garçon se parent de grimaces choquées ou attristées.
« C’est bien toi qui a voulu te suicider avant l’entraînement, c’est ça ? dit Natalia.
— Oui, c’est elle, intervient Rémi sans détourner son regard intense du mien. Quand je t’ai vue ce soir-là à l’écran, tu semblais si pâle. Tu avais perdu beaucoup de sang, et mon entourage me disait qu’il faudrait sûrement que tu sois remplacée. Mais ils t’ont vite remis sur pied, on dirait.
— Ne me regardez pas comme si j’étais un monstre de foire, je leur lance, gênée. »
Sur ces mots, nauséeuse, je me recouche en grimaçant, ma blessure me relançant atrocement. « Dieu, comment peut-on survivre à ça ? » Mes yeux se ferment lentement pendant que j’entends, de manière fuyante, ces derniers mots, avant de m’assoupir : « laissons-la se reposer. Elle est exténuée ».
Quand je me réveille, le soleil est déjà haut dans le ciel et une chaleur suffocante envahit les sous-bois. Je suis en nage, le tissu de mon uniforme colle à ma peau, et j’ai du mal à respirer. Une fille – la cinquième membre du groupe – est assise sous la tente et me surveille. Elle doit avoir treize ou quatorze ans, et je crois bien qu’elle vient du district Neuf. Elle a les cheveux courts, rabattus en arrière, assez clairs, des grands yeux marron et un menton proéminent. Elle n’est pas moche, mais son air buté ne l’améliore pas.
Il doit toujours y avoir quelqu’un à mes côtés, à me regarder dormir de mon sommeil agité. Si ce petit groupe ne me fait pas confiance, c’est sans doute parce qu’il se doute que c’est réciproque.
« On a eu de la visite cette nuit ?
— À part toi, personne. »
Sa voix est un peu sèche, et je sens sa méfiance poindre à chacun de ses mots.
« Et vous avez déjà dû tuer quelqu’un ? »
Elle me fixe droit dans les yeux et sort, sur le même ton : « Robb a dû nous protéger il y a deux jours, en tuant le mec du Deux, le gars qui était petit mais avec des épaules de bucheron. Ça a été un coup de chance. Ce type était un Carrière, tu vois. Enfin, comme toi et ton pote, Stieg.
— Je ne suis pas une Carrière. Ce n’était pas assez évident pour toi ?
— Mouais, tu pourrais avoir monté tout cela pour tous nous berner. Et puis du district Un au district Cinq, c’est du pareil au même pour moi. Pas un pour racheter les autres. »
J’ai envie de lui mettre une claque. De lui dire que si je suis là aujourd’hui, c’est justement parce qu’aucun Carrière n’a daigné prendre ma place. De lui révéler que j’exècre autant cette population qu’elle, mais que chercher à les comprendre est aussi à la portée de tous. De lui parler de Stieg, avec ses frères qu’il faut nourrir et ses parents qui travaillent dans les centrales aussi durement que les siens, dans son district tout pourri.
« Et Stieg ? Vous avez eu des nouvelles de lui ?
— Heureusement non ! Ce type me fout la frousse, avec son air de statue et ses mains énormes. Vous alliez bien ensemble à la cérémonie d’ouverture : lui aussi grand, sombre et fort que toi tu étais petite, menue et rayonnante. Mais quand j’ai regardé en retransmission la parade, et que je vous ai analysés, tous les deux, je me suis dit que tu faisais sans doute plus peur que lui. »
Je baisse les yeux, un pincement au cœur me faisant remonter une larme jusqu’à l’œil. Il est si difficile de se faire des amis, si facile de perdre sa réputation. Et quoi qu’on puisse dire ou faire, il y a des choses qui restent marquées pour toujours, des idées qu’on n’arrivera jamais à retirer de la tête des gens.
Et en particulier le fait que je sois haïssable. Je ne sais pas pourquoi mes parents m’aiment tant, pourquoi Lindsey était si attachée à moi, pourquoi Ethan a voulu sortir avec moi. Les autres gens en général ne cherchent pas à s’intéresser à ma petite personne. Est-ce que cela prouve leur valeur ? Apprécier quelqu’un de méprisable comme moi, est-ce un acte de bravoure particulièrement louable ? Cela reviendrait à dire qu’au final, j’ai de la valeur. De la valeur au moins aux yeux de certaines personnes…
Mais Ethan est mort, Lindsey m’a abandonnée, et mes parents… peut-être que mes parents ne sont même plus en état de subvenir à leurs propres besoins, tellement ils avaient monté le bonheur de leur petite vie autour de moi et de ma réussite. Leur but a été soufflé, et le mien – survivre à ces Jeux – étiolé au point de n’être réduit qu’à faire plaisir, une fois de plus, à mes parents en leur ramenant leur fille bien aimée.
Ce n’est plus assez à mes yeux pour me donner du courage.
« Tu sais, reprend finalement la fille après tout ce silence, que s’il ne reste que lui et toi dans le Jeu, tu devras l’affronter ? Le tuer ? »
Je relève la tête et contemple sa hargne au fond de ses pupilles. Je crois que son compagnon de district a été tué le premier jour. Elle doit se sentir bien seule à présent.
« C’est lui qui me tuera, sans aucun doute, je finis par dire, d’une voix sans aucune animosité. Et il aura bien raison. Plein de gens attendent son retour. Pas moi.
— Oh tu vas me faire pleurer. Ne me dis pas que tu n’as pas d’amis ou de petit copain qui ne souhaite que ton retour !
— Mon petit copain est mort. Juste avant les Jeux. »
Ses yeux s’ouvrent en grand. Mais le regret de m’avoir blessée ne fait qu’un éclair dans son esprit.
« Il n’y a pas que toi qui as une vie de merde, elle lance, amer.
— Je sais, et j’essaye tant que possible d’éviter de me plaindre.
— Oui, c’est cela. Ce n’est pas comme si on n’avait pas vu tes petits caprices à longueur de journée sur tous les écrans, avant les Jeux. Mademoiselle fond en larmes à l’annonce de son nom, mademoiselle s’écroule dans les bras de ses parents, mademoiselle fait une tentative de suicide, mademoiselle se blesse à sa séance privée et écope d’un petit deux, etc. Quelle stratégie… honteuse ! »
Je ne sais pas pourquoi elle continue à me parler, celle-là. Elle semble m’abhorrer avec tellement de hargne qu’elle pourrait rompre le serment de son petit groupe et se ruer sur moi pour m’étrangler, là, tout de suite, juste pour assouvir ses pulsions de violence.
« On dirait que tu t’es vachement renseignée sur ma petite personne, je lui lance, avec un léger sourire mi-triste mi-amusé. On pourrait croire que tu as un petit faible pour moi. Mais t’inquiète, je ne dirai rien à personne ! »
Et sur ces mots, je m’efforce de me relever et la laisse plantée là, médusée. Je fais quelques pas entre les fougères, teste ma résistance à la douleur et le comportement de ma blessure face à ces maigres efforts. Je semble tenir sur mes pieds, mais j’ai faim et soif.
Je retourne vers la tente, et malgré les protestations de la fille aux cheveux courts, je m’empare de mon sac, bien visible grâce à ses multiples tâches de sang et ses lacérations. Je repars en direction de la rivière, la fille sur mes talons.
« Hey, où crois-tu aller, comme ça ? Pose ça tout de suite !
— Ce sac m’appartient.
— Laisse Liz’. Tu peux retourner surveiller le camp, merci. »
Rémi a débouché des fougères, sans un bruit, toujours aussi calme avec son léger sourire calculateur et ses lunettes perchées sur le bout de son nez.
« Tu nous quittes ?
— Je suis mieux seule.
— Tu as tort. Et tu n’es pas en état d’affronter tout ce qui se passe en dehors de notre petit camp.
— Tout ceci n’a pas grande importance…
— N’abandonne pas, Azurée. Si tu es encore vivante aujourd’hui, c’est bien parce que ton corps se bat contre la mort, non ? Ta blessure est profonde et très sévère. Si elle ne saigne plus en extérieur, peut-être continue-t-elle à le faire en toi. Tu n’as sûrement plus que quelques jours à vivre. Ton seul espoir est de gagner les Jeux au plus vite. Rejoins-nous, on est déjà cinq, notre coalition devrait terminer tout ceci bien vite…
— Qu’est-ce que tu as dit qu’on fera quand il ne restera plus que nous ? On se retrouvera seul face à la nature démente ? C’est étonnant que les organisateurs ne vous aient pas déjà envoyé toutes sortes d’horreurs pour vous déloger et vous diviser. Ça se jouera à la chance et à l’endurance. Vous m’aiderez peut-être tant que possible, mais je suis blessée, boiteuse, et affaiblie. Je serai toujours à la traîne. Je n’ai pas plus de chances de survivre en votre compagnie que seule dans l’arène, crois-moi. M’éloigner de vous me permettra même d’éviter tous les châtiments qui vous attendent. »
Il me regarde, sincèrement contrit. De toute évidence, il n’a rien à opposer à mes arguments.
« Tiens, fait-il finalement, me tendant un petit paquet. Des baies comestibles que j’ai cueillies ce matin. Tu en as plus besoin que moi. »
Je me permets de contempler un instant ses beaux yeux marron-vert de l’autre côté de ses verres crasseux. Rémi est peut-être un peu jeune pour moi, mais c’est un garçon mignon et attentionné. Son geste me fait chaud au cœur, et je récupère son présent avec reconnaissance.
« J’aurais volontiers accepté ta proposition si je n’avais pas été blessée. S’il te plaît, oublie-moi. »
Sur ces mots, je le quitte. Je prends la direction de la rivière, marche droit devant moi, tout en veillant à être la plus discrète possible. Mais une grande partie de mon attention est focalisée sur ma blessure, dont la douleur lancinante empêche mon esprit de faire le tri sur tout ce qui s’est passé ces dernières heures.
Ce n’est que plusieurs heures après, une fois que j’ai rejoint le cours de la rivière et longé son lit sur plusieurs centaines de mètres, que je finis par me laisser choir sur un rocher et accepter de verser quelques larmes. À présent loin du petit groupe de pacifistes, je me sens bien vulnérable. Pourtant, tout est calme dans la forêt, et je me demande si c’est l’arène qui est trop grande ou si c’est le nombre de participants qui s’est fortement réduit. À ce que j’en sais, au moins sept tributs sont morts : j’ai vu cinq cadavres près du phare, dont mon agresseur, un a été tué par Robb et un a été tué par une détonation, quand j’approchais de la forêt, hier soir. Mais rien ne dit que d’autres n’ont pas été tués pendant que j’étais inconsciente sous mon rocher. Et je n’ai demandé aucune information à Rémi, qui pourtant, aurait gentiment répondu à mes questions, sans aucun doute ! Sept morts en deux ou trois jours, c’est vraiment peu, si je compare cette performance à celle des précédents Jeux. Le coup du désert cuisant et de la cuvette de sable, finalement, ça a fait l’effet inverse qu’escompté, à savoir avoir un beau bain de sang en début de jeu. Heureusement, les téléspectateurs ont dû se délecter de mes longues heures de souffrance, à défaut de pouvoir sautiller de joie à la vue d’un jeune se faire embrocher par un autre… J’imagine bien tous ces gens qui ont parié sur ma mort en cinquième ou sixième position, jurer entre leurs mâchoires serrées : « allez, crève ! Mais crève bon sang ! Qui peut survivre à pareille blessure ? », et bouillir intérieurement quand ils découvrent finalement que d’autres tributs se font tuer entre temps et que je continue de résister.
Je me tourne vers ma caméra imaginaire.
« Mesdames, messieurs les parieurs, je dis tout fort, le timbre de ma voix un peu plus tremblotant que voulu, vous qui avez parié sur ma mort au tout début des Jeux, sachez que je suis vraiment désolée de vous avoir fait perdre autant d’argent. Vraiment. Oh, il faut dire, un petit deux à l’entraînement devait forcément se faire taillader en pièces dès les premières minutes de jeu… surtout quand il ne se défend pas. Mais c’est la vie. Vous, vous avez perdu plein d’argent, moi j’ai gagné quelques heures de vie. Et vous autres, qui avez parié sur une mort plus tardive, pourquoi pas en quinzième position, ou plus tard – on peut rêver ! – je souhaite vraiment, mais alors vraiment que vous perdiez aussi tout votre foutu fric ! »
Je doute que les organisateurs retransmettent mon petit speech, mais j’aurais peut-être réussi à arracher un sourire à un technicien. Je vois bien Organ Hetiss, l’administrateur des Jeux, avec sa barbe de spartiate, esquisser son caractéristique petit sourire en coin et réfléchir à ce qu’il pourrait m’envoyer dans les prochaines heures pour faire rabaisser mon caquet d’effrontée. Seulement voilà, je fais la forte à l’écran, mais en vérité, je suis de nouveau seule, terriblement seule. Et très vulnérable.
Certes je suis en alerte, prête à fuir et à me cacher au moindre bruit suspect, et j’ai un peu de nourriture, donc de quoi tenir dans un petit trou pendant un jour ou deux. Mais toujours pas d’armes, à part le rasoir et le briquet que j’ai trouvés au fond du sac… De toute façon, je ne saurais quoi en faire. En quittant ce petit groupe, je me suis également dérobée à cette question fatidique : est-ce que je veux tuer les autres pour gagner, ou est-ce que je trouve un autre moyen de m’en sortir ?
Et je n’ai pas, mais alors pas du tout, envie de trouver une réponse.
Que dois-je faire à présent ? Rester dans la forêt ? Retourner sous ma pierre dans le désert ? Partir à l’exploration du reste de l’arène ? Je ne sais pas, je ne sais pas.
Le goût du sang envahit ma bouche. Je me suis mordillée la lèvre inférieure jusqu’à l’inciser. Dieu, je suis dans un jeu avec un but tout simple et particulièrement brutal, et moi, je ne sais pas quoi faire. C’est tellement éloigné de toutes mes préoccupations antérieures, que mon cerveau, qui marche au ralenti depuis que j’ai grillé au soleil, ne semble pas arriver à faire marcher les rouages simples de survie qui anime tout être humain.
Trop de choses se bousculent dans ma tête. Je suis fatiguée et lasse. J’ai envie de me redresser et de respirer à pleins poumons ; j’ai envie d’avoir l’esprit léger, dégagé de ces perpétuels tourments que sont la douleur lancinante de ma blessure et l’écoute des moindres bruits de la forêt.
Une détonation.
Pas très loin sur ma droite. Ça a fait fuir les oiseaux dans la canopée. C’était le même coup de feu que j’ai entendu hier.
Attentive, le cœur battant, j’attends un éventuel coup de canon qui annoncerait la mort de quelqu’un, mais rien ne vient à part une seconde détonation qui me fait sursauter. Encore plus proche.
Je me redresse, range en hâte mes petites affaires dans mon sac, les tempes brûlantes. Pourquoi faut-il que ça tombe sur moi ? Laissez-moi, laissez-moi, laissez-moi. J’ai déjà bien assez souffert comme ça.
Un autre coup. Ça se rapproche encore. Comment puis-je manquer à ce point de chance ? La forêt est grande, mais il faut que l’action vienne vers moi, forcément.
Faisant passer mon sac sur l’épaule, je m’emploie à emprunter une trajectoire perpendiculaire à celle des coups de feu.
« Mais… Azurée ? »
Je sursaute à l’entente de cette voix rauque et essoufflée. Quelqu’un sort des fourrés sur ma droite, une énorme masse se battant avec les fougères et les ronces, en nage, l’œil hagard.
Stieg.
Le sourire qui se dessine sur mon visage doit être tellement large qu’il peut faire chavirer tous les hommes de la terre.
Je manque de m’effondrer sur place, les larmes aux yeux. Stieg est là, je n’ai plus à m’en faire. Tout va bien se passer !
Stieg accourt vers moi, me prend le bras et me secoue comme un pommier.
« Azurée, mais bon sang qu’est-ce que tu fais là ?
— Mais… je… »
Stieg regarde en arrière, visiblement terrifié.
« Comment m’as-tu retrouvée ? fais-je enfin, ayant retrouvé ma voix.
— Plus tard ! »
Il me traîne derrière lui en courant. Je hurle.
« Stieg ! Attends ! Je suis blessée ! »
Il ne prend pas la peine de se retourner. Sa main est moite mais retient mon petit poignet si fermement que je ne peux faire autrement que de le suivre. Je ne comprends pas son comportement.
Stieg regarde constamment à gauche et à droite, en arrière. Il est essoufflé et n’arrive plus à courir. Nous tombons sur la petite rivière. Je le sens soudainement perdu ; ses épaules s’affaissent. Il est décontenancé.
« Stieg… »
Il me lâche enfin, je m’écroule presque. Avoir été tirée par le bras a ravivé tout mon côté droit qui pulse horriblement. Les larmes jaillissent de mes yeux sans que je puisse les retenir. La douleur est épouvantable.
Soudain, sa grosse poigne enserre mon épaule et me force à lui faire face.
« Azurée ! On n’a pas le temps ! Vite, fous-toi à poil et fais semblant de te baigner dans la rivière !
— Quoi ?
— Ça va le décontenancer, c’est un vrai pervers, crois-moi !
— Mais qui ?
— Mais le taré avec le flingue, voyons ! Tu n’as pas entendu les coups de feu ? Il me poursuit depuis des heures ! Il sera là d’un instant à l’autre ! »
Stieg inspecte le bosquet épais à côté de la berge, sort un gros couteau de derrière son pantalon, se retourne pour voir si l’autre gars n’est pas arrivé.
« Allez, mais dépêche-toi !
— Je fais ce que je peux mais je tiens à te signaler que j’ai un trou de douze centimètres dans le ventre ! Ha ! »
Stieg enlève ma veste avec force et brusquerie. Je gémis de douleur. Il tire ensuite sur mon pantalon et me pousse vers la rivière. Des dizaines de cameras doivent s’emparer de ce moment avec une joie non dissimulée. Je suis en sous-vêtements dans une eau particulièrement froide, en train de grelotter, à la merci de millions de regards voraces, mais sûrement un peu dégoûtés de tomber sur ma vilaine blessure et l’étendue noire putréfiée qui s’étend sur la moitié de mon abdomen.
Stieg lui-même regarde cela avec de grands yeux exorbités, avant de se reprendre et de se ruer dans le bosquet. Depuis sa cachette, il me susurre : « Sois convaincante, aguiche-le, et je lui saute dessus dès qu’il est assez proche !
— Mais il va me tirer dessus !
— Raison de plus pour te donner à fond ! »
Comment puis-je être attirante avec cette blessure ? Mais c’est le cadet de mes soucis, car déjà les fourrés en face de moi se mettent à s’agiter, et des hautes fougères surgit un gars assez solidement bâti, aux gestes violents, une machette dans une main, une étrange arme en céramique dans l’autre. Le tribut du district Quatre. La fureur se dégage de ses yeux quand il tombe sur la petite clairière et qu’il me voit en train de patauger dans l’eau.
Il s’arrête un instant, décontenancé, avant de lever son arme vers moi. C’est la fin, je vais crever en petite tenue sous le regard de millions d’yeux avides de sang.
Mais le Carrière décide de se rapprocher, intrigué, l’arme toujours orientée vers un point entre mes yeux. Mes bras, fermement agrippés l’un à l’autre pour couvrir ma poitrine, retombent mollement le long de mon corps. L’extrême terreur qui m’anime m’empêche de réfléchir à quoi que ce soit. Mon cœur rate un battement sur deux, mes tempes pulsent et j’ai l’impression que mon cerveau va jaillir de mes yeux.
Le garçon, peut-être un peu plus jeune que moi, esquisse un sourire en s’emparant de ma chemise du bout de sa machette et en la remontant au niveau de son nez pour la humer.
« Alors, on fait trempette ? Ouh, tu en as bien besoin, tes habits, ils cocottent vachement ! »
Il me regarde de ses yeux avides, sa poitrine se soulevant et se rabaissant au rythme de sa respiration rapide – courir après Stieg ne doit pas être une mince affaire ! Moi j’ai mes yeux rivés sur son étrange arme. Alors comme ça, on trouve ces armes à feu dans les Jeux, à présent ? C’est bien la première fois que je vois ça. Pendant un temps, il me prend l’envie d’espérer qu’elle pourra m’arracher la tête d’un coup, et que je ne sentirai rien.
Contre toute attente, le Carrière baisse finalement son arme, occupé à me détailler des pieds à la tête.
C’est à ce moment-là que choisit Stieg pour sortir de sa cachette et se ruer sur lui, le couteau brandi.
Je hurle comme une gamine en détresse. Malgré l’effet de surprise, le Carrière s’est retourné à temps ; les deux hommes se débattent, cherchant mutuellement à taillader l’autre avec leur arme blanche. Soudain, ils tombent et roulent jusqu’à la rivière.
Oubliant toute douleur, je cours me réfugier sur la rive et contemple, médusée, Stieg et ce Carrière dément se battre à mort. Les éclaboussures accompagnent chacun de leurs mouvements, et il m’est impossible de savoir qui prend le dessus sur l’autre. Et si c’était le garçon du Quatre qui gagnait ? Que ferait-il ensuite de moi ? Et Stieg, comment puis-je l’aider ?
Réfléchis, réfléchis, réfléchis !
Les deux hommes continuent à se battre dans l’eau froide sans sembler se fatiguer. C’est leur vie qui est en jeu. Il n’est pas temps de se lamenter. Se lamenter comme je le fais présentement, les poings enserrant mes cheveux jusqu’à les arracher, et sautillant sans savoir quoi faire.
Les deux garçons ont chacun perdu leurs armes et se battent à coups de poings. Je cherche des yeux les deux lames qui pourraient se trouver sur la berge. Ou peut-être bien dans l’eau, à leurs pieds.
Stieg chute soudainement ; l’autre lui tombe dessus et le rue de coups. Il va le noyer !
Je tremble de tous mes membres en me rapprochant de ce combat acharné. Si je ne viens pas en aide à Stieg, il va mourir. Et moi juste après.
Mes doigts tremblants tâtonnent le sol sans que mes yeux ne réussissent à se détacher de l’amoncellement de membres qui se débattent dans l’eau.
Ils finissent par entrer contact avec l’étrange céramique froide et rugueuse.
Lentement, éprise de spasmes qui me font hoqueter sans arrêt, je redresse l’arme et vise le cœur de la bataille. Je ne cherche pas à savoir si je sais comment l’utiliser ou pas. Il y a une gâchette, une détente. Je vise et j’appuie dessus.
Un bruit assourdissant. Un choc qui se répercute le long de mes bras.
Je ne sais pas quoi faire. Non, je ne sais plus. Plus rien. Je tremble tellement.
Alors je tire encore et encore.
Jusqu’à ce que plus rien ne bouge.
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