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HG47
5 février 2013

Première partieLa chute 1 Ce jour-là, quand

Première partie
La chute
1
Ce jour-là, quand Lindsey m’a annoncé la nouvelle, j’en suis restée bouche-bée au point de faire tomber ma bouchée de sandwich à moitié mastiquée. Elle a réprimé un furtif rictus de dégoût avant de retrouver le large sourire qui barrait son visage en deux.
« Tu comprends, je devais garder cela secret le plus longtemps possible. »
J’ai tenté de me reprendre, de respirer calmement, d’avaler correctement le reste de nourriture coincé au fond de ma gorge.
« Tu veux devenir une Carrière ? T’es sérieuse ? »
Lindsey a cherché à étirer encore plus son sourire, mais il était évident qu’elle en était à son maximum.
« Pardonne-moi, Azurée. Franchement. Tu es ma meilleure amie et j’aurais tant aimé te mettre dans la confidence. Cela fait trois ans que je m’entraîne, le soir et la nuit, avec un coach payé au noir. Seuls mes parents et mon frère sont au courant. Et puis, réservée comme tu l’es, je me suis parfois demandé si tu ne faisais pas la même chose de ton côté ! Si tu ne projetais pas de te porter volontaire, toi aussi. »
J’ai dégluti péniblement. À l’en croire, nous serions devenues de telles inconnues l’une pour l’autre que chacune de nous aurait pu prévoir des trous dans son emploi du temps sans que l’autre ne s’en aperçoive. J’ai pincé les lèvres. C’est ce qu’il s’est passé. Lindsey m’a caché son entraînement depuis tant de temps, et a continué à me sourire comme si j’étais sa meilleure amie. Elle s’est imaginé un climat de compétition entre nous – qui se déclarerait volontaire aux Hunger Games en premier ? – alors que la réalité était bien différente. Jamais, jamais – oh mon dieu – je n’ai eu cette idée-là en tête. Pour moi comme pour elle.
« Le temps a passé, a-t-elle repris, et j’ai manqué tant d’occasions de t’en parler. Mais voilà, on est à quatre jours de la Moisson, et je ne voulais pas que tu sois aussi surprise que tous les autres. Je t’en prie, garde le secret ! Je ne veux pas que d’autres filles se portent volontaires cette année. C’est mon année. Je suis prête. »
Tout a tourné autour de moi. La voir parler des Jeux de la faim de manière si légère m’a mis un mauvais goût au fond de la bouche, et j’ai posé mon sandwich, peu disposée à continuer mon repas.
Les Hunger Games. Ma meilleure amie va se porter volontaire pour la quarante-septième édition. Elle s’est préparée en secret depuis des années, et se dit prête à entrer dans l’arène pour tuer jusqu’à vingt-trois autres tributs, sans le moindre scrupule.
La plupart de ces jeunes, de douze à dix-huit ans, seront tirés au sort par l’hôtesse de leur district. Douze districts qui fournissent chacun un garçon et une fille, ça fait vingt-quatre tributs en tout. Chez nous, au district Cinq, il est cependant fréquent que des Carrières se portent volontaires. Ils s’entraînent ardemment dans le seul but de sortir victorieux des arènes et ainsi d’être à l’abri du besoin pour le reste de leur vie.
Car le vainqueur des Hunger Games obtient une jolie maison au Village des vainqueurs, et tant d’argent qu’il peut se permettre de ne plus travailler et de vivre dans le luxe sous le regard tantôt envieux, tantôt dégoûté du reste de la population.
À Panem, que l’on soit un habitant du district Un – le plus riche – ou du district Douze – une bande de pauvres mineurs analphabètes –, notre vie reste en suspens tant que nous n’avons pas eu dix-neuf ans, tant que nous n’avons pas échappé aux sept tirages au sort qui sépare notre vie précaire de jeune de douze ans, de notre vie d’adulte. Le Capitole règne sur tout, règle tout, et dispose de nos vies, au nom du traité de la Trahison, chaque année pour les Hunger Games.
J’ai dix-sept ans et c’est mon avant-dernier tirage au sort. Sur les cinq autres que j’ai connus, il y a toujours eu une fille pour se porter volontaire à la place de la malheureuse tirée au sort, et un volontaire masculin pour en faire de même du côté des garçons.
Sauf une fois. Le Carrière n’était pas prêt, et on a laissé partir un garçon de quatorze ans, la peur au ventre, dans ce jeu de massacre où il a été tué le premier jour. Ça a été la honte sur tout le district Cinq, et sa famille peine encore à sortir de chez elle sans sentir des regards de dédain braqués sur elle.
Au district Cinq, ça reste plutôt cool. Le stress du jour de la Moisson est modéré. On se dit qu’on a beau être tiré au sort, il y aura toujours un Carrière pour venir te remplacer. Que cette personne cherche à tuer d’autres enfants dans une arène au nom du Capitole, je m’en fiche. Qu’il revienne vivant, aussi – bien que cela fasse un taré de plus à se promener dans les rues déjà dangereuses du district. Du moment qu’il remplace quelqu’un qui n’a strictement pas envie d’y aller…
J’ai entendu dire que dans les districts les plus pauvres, il n’y avait pas de tribut de carrière. Quand la fille et le garçon sont tirés au sort, personne ne vient les remplacer, et on les regarde partir vers une mort certaine. C’est triste. Ce doit être stressant de vivre là-bas. Le jour de la Moisson doit avoir une signification tout à fait particulière. La peur doit prendre aux tripes, on doit espérer que le petit bout de papier qui sortira de la boule de verre ne contiendra pas son nom. Rien que d’y penser, j’en ai la chair de poule.
Cette année encore, je n’ai pas de souci à me faire. Quelqu’un se portera volontaire. Mais cette année, contrairement aux précédentes, j’ai une boule qui s’est formée au fond de mon estomac et qui m’empêche de manger depuis trois jours. Depuis ce jour où ma meilleure amie, Lindsey, m’a annoncée que c’était elle qui se porterait volontaire.
Et je ne veux pas la perdre.
Lindsey et moi, on est inséparable depuis que l’on se connaît. Nos parents travaillent dans la même fabrique de panneaux solaires. On a suivi les mêmes classes. On est petites toutes les deux. Si elle porte ses cheveux châtains toujours très courts et plaqués sur le crâne, et que moi, je préfère garder mes cheveux blonds plus longs, lâches ou en queue de cheval, on a souvent prétendu que nous nous ressemblions beaucoup. Même bouille de gamine, même nez en trompette un peu fort et pointu, mêmes yeux malicieux…
Nombreux sont ceux à croire que nous sommes jumelles. Complices jusqu’à se raconter nos moindres petits secrets, nous n’avons pour autant pas le même tempérament. Elle est une battante, et le fait qu’elle veuille gagner les Hunger Games ne m’étonne qu’à moitié, après mûre réflexion. Moi je suis plutôt effacée, je manque d’ambition et je n’ai pas de voie toute tracée. Je me laisse porter au gré des événements qui me tombent dessus. Je me surprends même parfois à regarder avec dédain les personnes qui s’investissent avec détermination dans leur tâche quotidienne. En fait, je suis sûrement jalouse d’elles, mais je me refuse à l’accepter.
C’est avec cette même nonchalance, ce même ennui de la vie que je me suis retrouvée à contempler l’installation de la grande scène pour la Moisson, du toit de la petite station météo près de chez moi. J’ai emprunté la vieille échelle toute rouillée et me suis hissée ensuite sur la terrasse à mi-hauteur, avant d’escalader le mur de vigne vierge pour atteindre le petit toit pointu de la tourelle.
Cette station est abandonnée depuis des années. Elle a servi, aux dires de mon père, à de nombreuses prévisions météo destinées à des calculs savants pour dimensionner les capteurs solaires que réalisent tous les habitants du quartier. Depuis, de nouvelles installations ont été ouvertes un peu plus haut sur la colline, là où les rayons du soleil ne rencontrent aucun obstacle avant de frapper les appareils tests. J’aime bien ce petit bâtiment en préfabriqué, avec ses vieilles consoles pleines de boutons en plastique jauni, ses vieux sièges à roulettes et au cuir fissuré, sa végétation luxuriante qui l’envahit inexorablement. Je monte souvent sur le toit, et je regarde la ville en contrebas, cette ville où je devrai trouver ma place, un jour.
« J’étais sûr que je te trouverai ici ! »
Je sursaute, perds l’équilibre, manque de tomber du toit. Mon pied glisse, je me cramponne tellement fort aux vieilles tuiles de brique que je m’en râpe les doigts.
La tête d’Ethan dépasse à peine du rebord du toit. Il me regarde satisfait avant de se hisser au sommet. Ses bras sont fins mais il semble ne pas avoir de mal à soulever son poids.
« Idiot. J’ai failli mourir. » Je rabats derrière l’oreille une de mes mèches ondulées qui me caresse le visage, me remets à scruter l’horizon, les innombrables toits photovoltaïques qui reflètent la lumière du matin et m’éblouissent. C’est une belle journée.
Ethan vient s’installer à côté de moi. Proche de moi. Je le sais, que je l’attire. J’ai beau me montrer froide envers lui, il revient toujours à la charge, inlassablement. Il aime mes cheveux cotonneux, leur extrême pâleur qui renvoie si fortement les rayons du soleil. Il aime aussi mes yeux bleus qui m’ont valu mon joli prénom tout doux. Dit comme ça, on pourrait penser que tous les garçons seraient attirés par moi. Mais à part Ethan, je crois bien que les autres ont été refroidis par mon manque évident d’entrain.
Ethan, lui, ne s’en lasse jamais, et ce matin, il tente l’approche du garçon maladroit et du contact fortuit : faisant mine de perdre l’équilibre, il se raccroche à une tuile, celle où ma main est reposée. Puis il s’excuse. Et oublie de retirer sa main.
Je ne pense pas être une fille vraiment dure, et ma politesse me rend plutôt sociable. Suite à ce contact inattendu, je ne joue pas la mijaurée qui aurait retiré délicatement sa main en rougissant, ni la fille effarouchée qui aurait empoigné à son tour la main d’Ethan. Non, je reste moi : je ne fais rien et n’esquisse aucun geste d’humeur.
Certains auraient avancé le fait que si je n’avais pas répondu favorablement à son invitation, au moins ne l’avais-je pas rejetée. Je m’en moque.
Je m’en moque un peu moins quand je tourne la tête vers Ethan pour remarquer qu’il me boit du regard, sans doute depuis un certain temps. Doucement, il lève sa main et passe délicatement ses doigts dans mes cheveux volatiles.
« Arrête, je fais, en rabattant violemment la tête de l’autre côté, agacée.
— Allez, quoi… » Ethan me supplie du regard, et mes yeux ne peuvent faire autrement que de plonger dans les siens, sombres abîmes envoûtantes.
C’est à mon tour de le détailler : ses cheveux bruns en bataille, sa barbe naissante, ses sourcils épais. Je crois que je me suis mise à rougir. Je détourne la tête. Sa main m’empoigne aussitôt le menton et me fait pivoter face à lui. Nous ancrons nos regards l’un dans l’autre, et nos lèvres finissent pas se rejoindre.
Le baiser est chaud, long, apaisant. Ce n’est pas le premier que je reçois, mais c’est sans doute un des meilleurs.
Quand nous nous décollons, je suis atteinte de tremblements, et je me sens rouge comme une pivoine. Ethan me sert fortement la main, et nos regards se portent à nouveau à l’horizon. Il pense que ça y est, nous sortons désormais ensemble. Mais rien n’est si clair, chez moi. Rien n’est si facilement acquis. Et il déchantera bien assez tôt.
« Tu n’as pas peur d’attraper des coups de soleil, avec ce temps si dégagé ? »
La voix d’Ethan est si désinvolte, si basse, que j’ai cru un instant que ces mots ne m’étaient pas adressés.
« Il ne fait pas encore assez chaud pour que je rougisse comme une écrevisse. Mais ne t’inquiète pas, il viendra bien assez tôt le jour où je devrais me couvrir des pieds à la tête pour ne pas cramer. »
Ethan explose de rire. C’est en effet très drôle d’avoir une peau claire comme la mienne, qui ne bronze jamais. Avec un fichu enserrant ma tête pendant tout l’été, j’ai souvent été la risée de toute la classe, et je ne compte plus les coups de soleil que j’ai pris par défi, en m’en séparant devant les regards intrigués de mes camarades.
« Demain, c’est la Moisson, j’énonce d’un ton neutre, pour changer de sujet. On parie sur qui ?
— Moi je dirai Paul, parce qu’il m’emmerde à longueur de journée, et… Ethan paraît hésiter un instant. Et Lindsey. Désolé, ça m’est venu d’un coup. »
Je le regarde, interloquée. Je devrais me montrer contrariée qu’il ait choisi ma meilleure amie comme tribut cette année, mais en fait, c’est sa clairvoyance qui me déstabilise. Est-ce une coïncidence, ou Lindsey lui en aurait-il parlé, à lui aussi, alors qu’ils se connaissent à peine ? Bien malgré moi, je me mets à lui en vouloir.
« Non, ce ne sera pas Lindsey, je réponds sèchement. Ce sera Ophélie. Et pour le garçon, je parie pour Kane. C’est un sale emmerdeur, lui aussi.
— Là-dessus, je suis bien d’accord avec toi ! Mais je crois que Paul détient la palme de l’emmerde. Il est d’un brutal, au rugby. »
Je ris et lui adresse un sourire narquois.
« Regarde-toi, aussi ! Tu es un gringalet qui côtoie de véritables armoires à glace ! Je ne sais pas ce que tu cherches, à part les coups, peut-être.
— Quelque chose qui me rend vivant ? »
Je reste coite. Il a pris soudainement un air si sérieux que j’ai l’impression de passer pour une attardée.
« Je veux dire, reprend-il, que les choses que l’on fait dans la vie ne nous ressemblent pas toujours. C’est en cela qu’on se montre étonnant et intéressant pour les autres. Cette possibilité de créer de l’inattendu.
— Mouai… » Je fais la moue, et braque à nouveau mon regard sur l’horizon. « Pour intéresser les autres, encore faut-il s’intéresser à quelque chose. C’est ce qui me fait défaut.
— Ne dis pas cela. Je te connais depuis des années. Tu es juste indécise, c’est tout ! Un jour, tu trouveras quelque chose qui te captivera, et à vrai dire… (il pose son bras sur mes épaules), j’aime autant penser que ce sera moi. »
Ethan ricane puis me fait basculer en arrière.
« Hé ! »
Je me retrouve subitement sous lui. Son petit corps gringalet me plonge dans l’ombre ; il s’appuie sur ses bras placés de chaque côté de ma tête, et me regarde intensément. Il m’embrasse, à nouveau longuement, et nous faisons tournoyer nos langues comme si elles jouaient au jeu du chat et de la souris.
« J’ai envie de toi, dit-il finalement, d’un ton très doux qui fait monter tout mon sang à la figure. J’ai envie de toi tout de suite, ici. »
Il se remet à m’embrasser, et pose une main sur ma poitrine. Je panique, le repousse, halète.
« Non, ne fais pas cela, s’il te plaît ! »
Il me regarde, interloqué, muet face à la soudaine détresse qui fige mon visage.
« Ben quoi ? Tu n’as pas envie ? »
Je bredouille, je suffoque, je sue à grosses gouttes. Je n’arrive plus à me contrôler et ne comprends pas ce qu’il se passe.
Avant que j’aie pu formuler une phrase intelligible, Ethan plaque à nouveau ses dents contre les miennes et se remet à me malaxer le sein.
Je hurle ; tous mes muscles se détendent subitement comme des ressorts, et ce soudain soubresaut fait littéralement valser Ethan sur le côté.
Ethan roule, roule sur la pente du petit toit pointu, en balbutiant je ne sais quoi d’inaudible. Et disparaît par-dessus bord en un hurlement déchirant.
Je reste longtemps ici, agenouillée, les dents plantées dans mon poing, me balançant d’avant en arrière, en attendant un hypothétique « je vais bien ! » d’Ethan provenant d’en bas. Mais rien ne vient. Le soleil est déjà haut dans le ciel quand je retrouve l’usage de mes membres et que j’arrive non sans mal à ramper jusqu’au bord du toit pour jeter un œil sur le sol, loin en dessous.
Le petit corps d’Ethan est recroquevillé comme s’il dormait. Mais la mare de sang qui l’entoure donne une note bien sinistre à la scène. Un haut-le-cœur puissant me fait régurgiter plusieurs jets de bile jaunâtre qui viennent s’écraser sur son corps disloqué.
Je mets bien deux heures à trouver le courage de redescendre de la petite tour. Ethan s’est écrasé dans la courette du centre désaffecté, si bien que personne n’a encore découvert son corps. Tout est calme en bas. Les oiseaux chantent, volent dans le ciel. Le soleil continue sa course inlassablement, les gens au loin terminent l’installation de l’estrade pour la Moisson, et moi, je suis seule ici, oubliée de tous, en compagnie d’un mort dont je suis responsable.
Mon estomac est tellement noué que je reste prostrée durant ma descente. D’abord la vigne vierge, puis la terrasse, puis l’échelle de secours scabreuse. Enfin, la terre ferme. Mes pieds atterrissent sur une coulée de sang qui s’échappe du corps d’Ethan. Je ne peux le regarder que du coin de l’œil ; je me refuse à contempler plus précisément son crâne défoncé, sa cage thoracique disloquée, son bras avec un angle bizarre.
Je m’enfuis en courant, en laissant des empreintes de sang sur plusieurs centaines de mètres.
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