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HG47
3 avril 2013

2 Le matin du jour de la Moisson, je me regarde

2
Le matin du jour de la Moisson, je me regarde dans la glace et contemple mon teint cadavérique et mes cernes creusées. Bien sûr que je n’ai pas dormi de la nuit. Qui l’aurait fait, l’âme apaisée, à part éventuellement un tribut de carrière ?
Ethan est mort par ma faute. C’est comme si je l’avais tué. Je suis responsable de sa mort. Je suis une meurtrière. Je ne le voulais pas, c’est sûr, mais c’est quand même arrivé. Et rien ne peut me faire revenir en arrière.
Ces mots, je me les répète sans cesse dans ma tête. Il m’est impossible de m’en défaire, comme il m’est impossible d’effacer de derrière mes pupilles l’image horrible de la tête éclatée d’Ethan.
Dans mon petit lavabo de toilette, je vomis une énième fois de la bile brûlante qui me racle toute la trachée. Je n’ai plus rien à rendre, et je me sens faible et fiévreuse.
« Azurée, tu es bientôt prête ? »
La voie inquiète de ma mère, de l’autre côté de la porte de ma chambre.
« Oui, oui, j’arrive ! dis-je en un étranglement rauque.
— Tu as attrapé froid ?
— Un peu… Ne t’inquiète pas. »
Comment voulez-vous qu’elle ne s’inquiète pas ? C’est la mère d’une fille dont le nom est écrit sur six des milliers de petits papiers que contient l’énorme boule de verre pour le tirage au sort. Une voix par année de présentation. C’est la sixième et avant-dernière année que je me présente aux Hunger Games. Mes chances restent minces, et de toute façon, c’est Lindsey qui va partir aux Jeux. Ma mère ne le sait pas, et c’est donc normal qu’elle s’inquiète pour son unique fille.
Mes parents ont toujours cherché à me protéger, et, en tant que fille unique, j’ai souvent eu ce que je désirais, dans la limite du possible. Nous n’avons jamais vraiment manqué de quoi que ce soit, et mes parents travaillent dur pour mon bien-être.
En échange de quoi, je gâche ma vie en étant responsable d’un accident mortel. Dès la fin de la cérémonie, j’irai me rendre au commissariat pour raconter les faits et indiquer l’emplacement du corps, car je doute que quelqu’un l’ait déjà découvert.
Et moi qui avais peur d’être choisie pour les Jeux. Je n’ai pas besoin de cela pour détruire ma vie. Seulement un peu de bêtise, et une touche d’appréhension. Je minaude, j’aguiche, puis je repousse quand ça s’approche trop près de moi. C’est à cela que ressemble toute ma vie.
D’une main tremblotante, j’essaye de me maquiller du mieux que je le peux. Mascara noir, fond de teint assez fort pour masquer ma peau blanche, rouge à lèvres discret. Rien ne parvient à effacer ma gueule de mort-vivant. Je tente de me coiffer, en vain. Mes mèches ondulées s’ébattent de chaque côté de mon visage, caressent de leurs pointes le haut de mes épaules. Une mèche rebelle retombe entre mes yeux et tous mes efforts sont vains pour essayer de la rabattre derrière l’une ou l’autre oreille.
Je suis encore nue au milieu de ma chambre, à hésiter entre plusieurs tenues, quand ma mère vient à nouveau tambouriner à ma porte.
« Azurée ! On va être en retard ! »
En effet, j’entends le brouhaha caractéristique qui enfle petit à petit depuis la grand-place de la mairie, à quelques centaines de mètres de notre maison. J’opte finalement pour une robe noire et serrée, qui moule un peu trop mon corps à mon goût – mais je n’ai plus le temps de revenir sur ma décision –, et m’agite nerveusement pour mes derniers préparatifs : boucles d’oreilles – de jolies pierres éclatantes pendant au bout d’un fil doré –, collier de la même parure, deux ou trois bracelets, les sandales.
Je pose un dernier regard sur la fille qui se reflète dans le miroir. En tant normal, je me serai trouvée jolie et coquette. Présentement, j’ai l’impression d’être une traînée.
Dans la cuisine, ma mère m’a préparé un petit déjeuner qui a tout l’air d’être réconfortant. Elle me regarde de sa mine déconfite mais qui s’efforce de sourire. Je la regarde de mon air tendu, une main posée sur le ventre.
« Ok, fait-elle. Laissons tomber le petit déjeuner. Viens-là. »
Je m’approche. Elle cherche plusieurs fois à rabattre ma mèche rebelle, en répétant le même geste inutile. Puis m’embrasse sur le front. « Ma petite fille… »
Et elle fond en larmes.
« Maman… » Je l’enserre dans mes bras. « Je ne serai pas choisie, ne t’inquiète pas. Tout se passera bien. »
Mon père déboule dans la cuisine en se débattant avec sa cravate, engloutit son café d’une traite, se dirige vers la porte et l’ouvre en grand.
« Allons-y. »
Mon père et moi, nous n’avons pas besoin d’épancher nos sentiments dans des effusions de larmes et de câlins. Un simple regard suffit pour me montrer qu’il m’aime plus que toute autre chose au monde. Cette journée, il me la vend comme n’importe quel examen que je dois réussir. J’endurerai cette épreuve comme j’ai passé toutes les précédentes : haut la main pour faire plaisir à mon papa adoré.
C’est peut-être cela qui m’a fait avancer depuis tout ce temps : l’envie de faire plaisir à mes parents. C’est puéril, et je le concède, mais c’est une raison comme une autre. Je ne mérite pas leur amour.
Dans la rue, nous retrouvons rapidement la famille de Lindsey. Nos parents se serrent la main, je sens qu’il y a une gêne entre eux. Lindsey me lance un clin d’œil. S’ils savaient ! semble-t-elle me dire, en hochant la tête en direction de mes parents d’un petit air navré.
« Lin’… Fais pas ça… Je t’en supplie… »
Ma boule dans la gorge est tellement grosse que je me demande si elle m’a compris. Je passe mon regard sur ses courts cheveux châtains, ses yeux noisette et son nez mutin. Elle est au naturel, ce matin ; aucun maquillage ne vient modifier son visage, contrairement à moi. Elle se montre telle qu’elle est, sans masque. Je sens dans son regard à quel point elle est déterminée.
« Az’… N’aie pas peur. »
À son tour, elle tente de me remettre la mèche sur le côté. Puis elle sourit, satisfaite, alors même que la mèche retombe sur mon front.
« Je t’inviterai dans ma nouvelle maison ! »
Et la voilà qui s’éloigne en sautillant.
Soit je suis devenue folle, soit c’est elle. Mais une chose est sûre, un gouffre nous a subitement séparées.
Je cours la rattraper et tente de rester à sa hauteur.
« Mais, Lin’ ! Combien de Carrières ont gagné dans le district Cinq ces dix dernières années ? Deux ? Trois ?
— Deux Carrières durant les cinq dernières années où nous nous sommes présentées ! Nous sommes le district qui a ramené le plus de victoires dans ce laps de temps.
— Mais, ce n’est pas un concours ! Et ça veut dire que huit tributs du district Cinq sont morts pendant que deux seulement ont gagné ! Ça te fait une chance sur cinq de l’emporter !
— Nombre de nos tributs précédents ont été mal préparés. Regarde les retransmissions ! Certains se sont fait tuer dès le premier jour, d’autres n’ont même pas su se procurer de la nourriture et sont morts de faim. J’ai eu un entraînement du tonnerre ! J’ai confiance en mon coach. »
Je ne peux m’empêcher de la regarder avec un air de dégoût.
« Mais… Tu te sens prête à tuer les autres ? »
J’ai eu le temps de voir un tic de gêne qui a fait tressauter sa paupière. Elle garde les yeux rivés devant elle.
« Je m’y suis préparée, mentalement. Je me suis dit que… que de toute façon, quelqu’un devait le faire. Me présenter, c’est aussi sauver la vie d’une malheureuse tirée au sort qui n’a pas reçu mon entraînement ! »
Son pragmatisme m’indispose, car je ne trouve rien à redire à cela. Sa mécanique semble bien huilée, inébranlable, et elle a minutieusement calfeutré les recoins sombres de sa conscience où se trouvent les mots assassin, tuer, ou encore moralité.
Un instant, une image se dessine dans ma tête, celle de Lindsey en train d’agoniser, le ventre ouvert et les tripes se déversant sur le sol. Les yeux larmoyants, elle cherche une personne sur laquelle elle pourrait s’appuyer. Je secoue fortement la tête pour chasser cette vision, et réprime un sanglot.
Nous descendons tous silencieusement la rue qui mène à la grand-place. La foule y est déjà dense, agitée, brutale. Nous devons jouer des coudes pour nous frayer un chemin. Lindsey disparaît derrière un groupe de personnes, et je lui crie de m’attendre quand quelqu’un me retient par le bras.
Mon père. Nos regards s’accrochent un bref instant.
« C’est ici que nous nous arrêtons, jeune fille. Nous ne pouvons aller plus loin. »
C’est vrai, où avais-je la tête ? Seuls les jeunes éligibles doivent se présenter au pied de l’estrade, où nous sommes placés en rangs stricts. Pour moi, cette journée n’est qu’une formalité, mais pour mes parents, c’est un grand moment d’angoisse.
« Papa… » Je dépose ma main sur sa joue ; il s’empresse de l’enchâsser dans les siennes.
« Nous t’attendrons ici ! » sort-il d’une voie faussement assurée, le regard conciliant, mais attristé.
Ma mère ne tarde pas à nous rattraper ; elle m’embrasse si fortement que j’ai du mal à respirer. Elle a les yeux rouges et gonflés, et n’arrive pas à prononcer le moindre mot quand je m’éloigne d’eux.
Je me faufile entre les gens qui font tous au moins une à deux têtes de plus que moi. Avec ma petite taille, mon corps menu et ma tête d’enfant, bien des gens me donnent deux à trois ans de moins que mon âge, ce qui ne manque jamais de m’énerver. Mais aujourd’hui, avec ma tête d’enterrement et mes cernes de trois pieds de long, je pense que personne n’aura la maladresse de se tromper.
« Alors, on a fait ses adieux à ses petits parents ? »
C’est Paul, qui me retient par l’épaule. Il a son air habituellement désinvolte. D’aucuns diront stupide. J’ai peut-être eu tort de parier sur Kane avec Ethan, plutôt que sur Paul.
Je me mords la lèvre inférieure. Ce pari n’a plus lieu d’être.
« Il est où ton petit toutou d’Ethan qui te suit partout ? »
Je le gifle violemment. Il ne l’a pas venu venir. « Ta gueule, Paul. » Et je lui file entre les doigts.
Je n’arrive pas à retrouver Lindsey. La foule se fait plus dense, et les jeunes se mettent déjà en rangs par tranches d’âge. Tant pis. Je m’arrête là où je suis, assez loin de l’estrade, mais suffisamment près pour bien voir ce qu’il s’y passera. Je suis dans la seconde colonne après l’allée centrale. À ma droite, il n’y a que des jeunes de dix-huit ans. À ma gauche, toutes les filles plus jeunes que moi. De l’autre côté de l’allée, c’est les garçons.
L’air de musique caractéristique ne tarde pas à se faire entendre, le grondement de la foule s’amenuise petit à petit, nous nous figeons à notre place. La cérémonie de la Moisson commence.
La participation étant obligatoire, tout le district est censé se retrouver amassé aux pieds de l’estrade construite pour l’occasion devant la mairie. Pour ma part, on peut dire que j’ai de la chance d’habiter aussi près de la grand-place pour assister à la cérémonie ici. Mais comme l’endroit ne peut recevoir tous les habitants du district Cinq, d’autres rassemblements sont organisés sur diverses autres places de la ville, où des écrans géants ont été installés pour que les familles puissent suivre en direct le tirage au sort et éventuellement contempler avec dépit leur enfant s’avancer seul dans l’allée.
Un éclat de lumière me fait cligner des yeux. Je tourne la tête vers la source : c’est une des caméras de l’équipe de tournage, placée sur le parapet d’une haute maison qui flanque la mairie. L’équipe, venue tout droit du Capitole, s’affaire comme si une météorite ou un vaisseau extra-terrestre était venu s’écraser ici. Pour les gens du Capitole, chaque Hunger Games est un événement en soi. Du tirage au sort jusqu’à la déclaration du vainqueur, et même au-delà : on suit le vainqueur pendant une année, il y a la Tournée de la victoire, les différents reportages, etc. Il faut les mériter, sa belle maison et son paquet d’argent.
Étant presque au fond de la partie réservée aux jeunes susceptibles d’être tirés au sort, j’ai la joie d’entendre les bookmakers, dans mon dos, qui lancent les paris.
« Sera-t-elle blonde, brune ou rousse ? Éclatera-t-elle en larmes en s’approchant ? Y aura-t-il des tributs de carrière cette année encore ? »
Je souris à l’entente de certains paris, étant donné que je sais déjà comment cela va se passer. Une fille sera tirée au sort, elle s’avancera en tremblant, montera sur l’estrade, et devra faire face à la foule. Lindsey choisira cet instant pour lever la main et se déclarer volontaire. L’échange se fera au pied des marches, en un serrement de mains filmé par des dizaines de caméras. Puis on applaudira le volontaire. Lindsey sera aux anges. La personne qui éclatera en larmes ne sera pas sur l’estrade, elle sera ici, dans les rangs,  à maudire le jour où sa meilleure amie s’est entichée d’une pareille idée.
Sur l’estrade, les gens se regroupent. D’abord, des Pacificateurs s’avancent et s’alignent tous les trois pas le long de la façade de la mairie. Leur armure blanche contraste avec le gris de la pierre fissurée du vieux bâtiment. Ce dernier garde encore les stigmates du soulèvement, il y a quarante-sept ans. Les trous causés par les obus ont été rebouchés par de la pâte blanche, pour qu’on puisse encore bien les distinguer. Rien n’est fait pour qu’on oublie la défaite des districts face au Capitole.
Vient ensuite s’assoir le maire de notre district, John Amber, un homme plutôt effacé, qui ne semble pas porter dans son cœur ce jeu de massacre. Un homme bien, j’aurais envie de dire.
Il choisit le fauteuil central, face au pupitre sur lequel des dizaines de micros sont accrochés. À sa droite, plusieurs fauteuils sont censés accueillir notre hôtesse de district et sa délégation, venues directement du Capitole. Elle n’est pas encore arrivée, apparemment. À sa gauche, les sièges des anciens vainqueurs ; certains seront les mentors des désignés de cette année.
C’est que nous avons un assez grand nombre de vainqueurs, au district Cinq, et ils ne viendront pas tous au Capitole pour coacher les deux tributs. S’il y a six chaises aujourd’hui, je sais que seulement trois ou quatre anciens seront désignés par l’hôtesse de notre district. En tout cas, c’est comme ça que ça s’est passé l’année dernière. En particulier, l’hôtesse choisit en général des vainqueurs des quinze dernières années, qui ont encore les Jeux imprimés fraîchement dans leur esprit.
Les chaises se remplissent une par une, les vainqueurs arrivant au compte-goutte. Il y en a de tous les genres, mais ce sont presque tous des tributs de carrière. Certains gardent encore la forme, on voit leurs muscles poindre de sous leur uniforme, taillé expressément pour la cérémonie. D’autres sont malades, affaiblis, ou de toute évidence dérangés. Les Jeux sont traumatisants, il faut être terriblement prétentieux pour prétendre le contraire.
La foule s’est calmée, le silence plane un temps sur toute la place. Nous attendons la délégation du Capitole. Il ne faut pas longtemps avant que les murmures reprennent par-ci par-là, que les gens s’agitent à nouveau, voire que certains se mettent à huer les organisateurs de la Moisson. Ces personnes sont vite maîtrisées par les Pacificateurs, et emmenés on ne sait où. Ça a le mérite de calmer à nouveau la foule pendant cinq bonnes minutes.
Le temps passe, j’en ai des fourmis dans les jambes, et je passe de l’une à l’autre afin de les dégourdir. Je distingue au loin le maire qui s’impatiente sur son fauteuil. Je le sens grommeler dans sa barbe. Monsieur Amber n’est pas un représentant du Capitole. C’est un natif du district Cinq. Il vit dans la même merde que nous, tout du moins le luxe de son quotidien est tout relatif en comparaison des richesses qu’entasse le Capitole. Moi-même je n’ai pas à me plaindre. Je mange à ma faim, et j’ai droit à quelques bonus comme un peu de maquillage et des bijoux. Des livres et une paire de jumelles, pour voir l’horizon et rêver d’une vie meilleure. Des vêtements propres. En énumérant dans ma tête tout ce que je possède, je me rends compte à quel point je suis privilégiée. Les autres jeunes à côté de moi ne semblent pas aussi bien lotis, et certains sont vêtus de haillons tellement sales que j’ai l’impression d’être une tâche de propre au milieu de toute cette crasse.
Le district Cinq n’est pas le plus pauvre district, loin de là. Sa spécialité de l’énergie nous permet de fournir au capitole du matériel de pointe, ce qui nous vaut une bonne appréciation de leur part. Le Capitole a certes besoin de tous ses districts – c’est le but du système – mais certains sont d’une importance toute particulière. Si le district Douze fournit le charbon de ses mines sombres et sales, nous, au district Cinq, nous produisons les centrales qui brûleront ce charbon. Nous produisons aussi tant d’autres sortes de générateurs : à vent, solaires, à marée… Nous sommes l’énergie pour le Capitole. Sans nous, ils mourraient de froid l’hiver.
Soudain, le bruit tonitruant de l’hoverplane, qui est sur le point d’atterrir sur le toit de la mairie, me fait sortir de mes rêveries. Les voilà, enfin, avec une bonne demi-heure de retard. De quoi faire monter la pression chez tous les jeunes qui attendent devant les deux grandes boules de verre qui contiennent leur nom.
Leur manque de tact, leur incroyable mépris envers nos vies me révoltent, mais il en est ainsi. Cinq minutes plus tard, nous voyons notre hôtesse sortir de la mairie suivie de ces acolytes. Monsieur Amber se lève pour l’embrasser de la manière la plus conventionnelle qui soit. Car Alice Dogson est une femme haïssable. Avec son air supérieur et sa coupe de cheveux extravagante, elle vient dans notre district pour repartir quelques heures après avec deux enfants que nous ne reverrons sans doute jamais.
Cette année, Alice a choisi une coiffure pour le moins surprenante : ses cheveux sont assemblés en tresses et enroulés autour d’un treillis conique d’un bon mètre de haut. Avec ça et ses chaussures aux talons de quinze centimètres, Alice est plus grande que toute autre personne sur l’estrade et domine notre maire de trois bonnes têtes. Elle est obligée de se pencher outrageusement pour passer la porte de la mairie, puis se pencher à nouveau pour embrasser notre maire comme chacun des vainqueurs des précédents Jeux. La scène paraît durer une éternité ; avant qu’elle ne rejoigne sa place en compagnie de sa délégation, j’ai eu le temps d’avoir une crampe au mollet. Je me dandine pour tenter de la chasser, et mes voisines me regardent avec dédain. À leurs yeux, je parais étrangement décontractée et peu impliquée. Peut-être pensent-ils que je vais me porter volontaire.
S’ils savaient ce qu’il se passe dans ma tête. La vision d’Ethan désarticulé me hante constamment. Il me suffit de fermer les yeux pour qu’elle éclate à nouveau derrière mes paupières closes, et les Jeux et cette cérémonie stupide de la Moisson ne peuvent rien contre ça. J’ai tué quelqu’un et je suis sur le point de perdre ma meilleure amie. Rien ne pourrait être pire dans ma vie.
L’hymne résonne dans tous les haut-parleurs de la place. Nous l’écoutons tous silencieusement, car le moindre bruit que les Pacificateurs pourraient percevoir vaudrait à celui qui l’a causé un désagréable séjour en prison. Quand les haut-parleurs se taisent, Monsieur Amber se dirige vers le pupitre et ajuste les micros. La majeure partie des caméras placées un peu partout se tournent vers lui, certaines d’entre elles continuent cependant de faire des panoramas de la foule ou des zooms sur des jeunes en panique attendant le verdict.
Le discours du maire est le même chaque année. Il est écrit de toutes pièces par le Capitole, c’est certain. Aidé par une retransmission d’images chocs sur tous les écrans géants, il vante les mérites des Jeux, le fameux traité de la Trahison qui nous a mis au rang des vaincus face au Capitole. Il salue les vainqueurs des éditions précédentes, cités un par un et applaudis par une foule dont l’enthousiasme vacille à l’entente de certains noms. Car nous ne portons pas tous les vainqueurs dans nos cœurs. Il y en a eu des brutaux, sans âme, qui ont même parfois tué l’autre tribut du district Cinq (après tout, c’est quand même la règle du jeu). Ou d’autres choses encore moins avouables.
Vient ensuite le discours d’Alice Dogson, plein d’emphase et de phrases alambiquées. Cette femme est bourrée de tics, et son allocution est laborieuse. Elle finit par la célèbre formule qui caractérise tant les Hunger Games : « Et puisse le sort vous être favorable ! »
S’ensuit un film reprenant les meilleurs moments des éditions précédentes, avec ses scènes de violence pure, ses instants de bravoure, et ses tripes dispersées sur le sol. Elles me renvoient aussitôt les images d’Ethan à la figure. Je ferme très fort les yeux pour les chasser de ma tête, mais cela ne fait que les amplifier, comme si je me recroquevillais sur elles.
Ethan… la sensation de son baiser me revient, sa simplicité, son regard sincère… Tout ceci me paraît plus fort encore que lorsque j’étais sur le toit. Sa disparition ne fait que sublimer cet instant que je crois à présent magique et intense. Qu’est-ce que je ne donnerai pas pour qu’on lui rende la vie ! Passer la soirée ensemble pour chasser les mauvais souvenirs de cette horrible journée. Rétorquer à Paul que oui, je sors avec lui et que si ça le gêne à ce point, il n’a qu’à se trouver lui aussi une copine. L’annoncer à mes parents, enfin, et leur montrer que je ne glisse pas sur la vie avec autant d’ennui qu’il n’y paraît…
Peut-être que oui, j’ai eu plus de sentiments envers Ethan que je veux bien le croire. Qu’il m’ait fait ses avances la veille de la Moisson n’est pas si étonnant, au final. Peut-être que la peur le tiraillait, et qu’il pensait qu’il serait choisi le lendemain. C’est dans ce genre de situation qu’on se montre le plus sincère envers les personnes que l’on aime, et qu’on trouve le courage de dévoiler ce qui nous pèse sur le cœur…
« Ce n’est pas toi, par hasard, Azurée Lockheed ? »
Je me retourne brusquement. La fille derrière moi me regarde d’un air interrogateur, comme si j’étais quelqu’un de profondément bizarre.
« Oui, pourquoi ? On se connaît ? »
Elle me montre du doigt l’estrade avec Alice Dogson brandissant un bout de papier et tournant la tête de gauche à droite, assez nerveusement.
« On t’a appelée, hein. »
Mes yeux se fixent sur notre hôtesse qui répète inlassablement dans son micro « Où est-elle ? Où est-elle ? Viens me rejoindre sur l’estrade, Azurée. » Sa voie est de plus en plus hachée, comme si elle était sur le point de perdre le peu d’assurance qu’elle avait jusqu’à présent conservé. Deux Pacificateurs s’avancent vers elle pour discuter de la marche à suivre.
Je tremble tellement que toutes les filles dans mon entourage ont fini par se tourner vers moi. « Vas-y », disent certaines. « Allez, courage ! » entonnent d’autres.
Je ferme les yeux et tente de retrouver une respiration normale. Après tout, ce n’était pas si improbable que cela.
Un pied devant l’autre, veillant à garder mon équilibre à chacun de mes pas, je traverse le rang des filles de dix-huit ans et me retrouve dans l’allée principale. C’est alors que les applaudissements d’encouragement se mettent à s’élever dans toute la place.
« Ah, voici notre petite timide ! »
La voie criarde d’Alice semble gueuler dans tous les haut-parleurs. Elle résonne dans mes oreilles, vibre jusqu’au plus profond de moi.
« Allez, approche jeune fille, n’aie pas peur ! »
Peur ? Pourquoi aurais-je peur après tout ? Lindsey va se porter volontaire. Je le sais, alors pourquoi je tremble ainsi ? J’essaye de faire le vide dans mon esprit, et me mets à marcher d’un pas assuré.
C’est ainsi que cela doit se passer : je monte sur l’estrade pour que tout le monde me voie, et c’est à cet instant que les éventuels volontaires doivent lever la main pour se faire connaître.
Alors tout est normal. Je vais rejoindre cette fichue estrade et notre hôtesse de district, et je vais assister en première loge à la déclaration de Lindsey pour me sauver la vie.
Quand j’atteins les premières marches, je lève les yeux vers Alice Dogson qui me tend la main de son air le plus pervers possible. En retrait, notre maire, qui détourne la tête.
J’ignore la main d’Alice et les rejoins près du pupitre.
« Mesdames, messieurs, voici notre tirée au sort pour les quarante-septièmes Jeux de la faim ! Je vous demande tous d’applaudir Azurée Lockheed ! »
Les mains applaudissent, mais les cœurs n’y sont pas. Moi je cherche désespérément, dans ces innombrables lignes d’enfants, le visage de Lindsey. Je la cherche, j’attends qu’elle se désigne volontaire, pourquoi ne le fait-elle pas encore ? Elle apprécie de me voir anxieuse à ce point ?
« Alors, quel âge as-tu jeune fille ? »
Mon regard ne cesse de passer d’Alice à la foule en contrebas. Les multiples éclats de lumière à l’extrémité de mon champ de vision me signalent que toutes les caméras sont braquées sur moi. Le pays entier doit me voir en gros plan sur les écrans géants. Moi et mon regard affolé.
« J’ai dix-sept ans.
— Oh ! Tu fais si jeune…
— Je sais. »
Ma voie est sèche, cassante. Je n’arrive pas à trouver Lindsey, et cela m’inquiète.
Alice se rend compte de ma détresse et de mon manque de concentration.
« Azurée, tu es bien jolie ! Et tu t’es superbement bien habillée pour l’occasion ! Es-tu fière de représenter ton district aux Hunger Games ?
— Je… attendez… il y a… »
Je n’arrive plus à prononcer le moindre mot. Le silence retombe. Tout le monde attend le tribut de carrière de cette année. Cela se sent. Depuis des années, il y a toujours quelqu’un pour remplacer le tiré au sort.
Moi je sais qui c’est. C’est ma meilleure amie qui doit prendre ma place. Et maintenant que je suis ici, sur l’estrade, je ne pense plus qu’à une seule chose : remplace-moi, remplace-moi, remplace-moi.
« Je crois que notre Azurée attend que quelqu’un se porte volontaire pour la remplacer ! Y a-t-il une fille ici qui souhaiterait prendre sa place ? »
Alice s’est adressée à toute la foule avec une voie forte et suraiguë. Elle doit penser que la cérémonie est un peu trop emplie de blancs et de gênes. Ce rythme haché va se faire sentir, au Capitole, si elle ne reprend pas rapidement les rênes en main.
Mais moi je m’en fiche, je passe mes yeux sur chacun des enfants qui sont alignés devant moi. Elle devrait être là, dans cette rangée. Elle n’a que seize ans, mais cette petite surdouée est dans la même classe que moi. Où es-tu, bon sang ?
« Alors ? Personne ? »
Quand mes yeux tombent enfin sur Lindsey, la tête baissée, tremblante de tous ses membres, le visage rougi par les larmes et la sueur collant ses cheveux à son front, je comprends qu’elle ne se portera pas volontaire pour moi.
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