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HG47
3 avril 2013

9 « Mesdames et messieurs, c’est le grand jour !

9
« Mesdames et messieurs, c’est le grand jour ! J’espère que je ne vous réveille pas, hé hé hé ! Mais il est l’heure de se lever. Nous allons commencer par un court résumé du parcours de chaque tribut, avant de découvrir ensemble, avant les tributs, la fameuse arène de ces quarante-septièmes Jeux de la faim ! Et croyez-moi, on vous a réservé de sacrées surprises ! »
« Lindsey,
Il n’y a pas grand-chose que j’ai compris, ces derniers jours. Mais ce n’est pas bien grave. Je ne t’en veux pas. Plus. Je ne sais pas trop. J’ai peu de temps pour écrire ces mots, et j’écris si mal que je ne suis pas sûre que tu puisses me lire.
Je ne sais pas trop quoi te dire en fait. Je ne veux pas que tu pleures en lisant ces mots. Je veux juste te dire…
Vis. »
 
Cinq heures cinquante-huit.
Il y a quelques années, mes parents m’ont offert une montre. Toute simple, petit cadran, bracelet en cuir, trotteuse silencieuse. Les montres de l’horloger du district Cinq valent un certain prix, mais au moins, on ne paye pas trop cher pour les piles qu’on produit nous-mêmes. Cette petite montre, j’avais pris l’habitude de la garder toujours sur moi, et je l’aurais encore ce matin si je ne l’avais pas oubliée le jour de la Moisson. Peut-être même qu’on m’aurait laissé la garder pour les Jeux, car je doute qu’elle puisse être considérée comme une arme, donc comme un atout qui pourrait s’avérer décisif pour moi… Mais finalement, je n’ai rien à emporter aux Jeux à part ma peau et mes os. Pas même un bijou ou une babiole qui me rappellerait mes parents. Je me dis que tout ce que j’ai laissé chez moi servira plutôt à mes parents, pour qu’ils se rappellent de moi.
Mais cette petite montre, j’aurais volontiers apprécié l’avoir sur mon poignet, ce matin. Même si je sais pertinemment l’heure qu’il est, car le réveil de ma chambre envoie ses chiffres lumineux en gros sur le mur d’en face. Mais au moins, l’heure qu’il est présentement, ce n’est pas le Capitole qui m’en aurait informé, mais moi-même avec ma petite montre.
Je n’ai pas envie que ce soit le Capitole qui me dise de me lever.
De me lever pour les Jeux.
Notre étage est encore silencieux. Dans vingt minutes, tout le monde va s’agiter, se préparer, rassembler ses affaires. On doit arriver à l’arène avant dix heures, l’heure où tout commence. Et tout finit.
Je me lève et me dirige vers la salle de bain. Comme d’habitude, mon garde de nuit dort. Tant mieux pour moi. Je prends le temps de me regarder dans le gigantesque miroir de la salle de bain, qui va du sol au plafond. Je reste ainsi pendant de longues minutes, mes yeux se posant tour à tour sur chaque partie de mon anatomie.
Selon Eric qui me l’a révélé hier, il y aurait toute une discussion, sur les principaux programmes de la télé, sur l’origine de ma cicatrice au niveau de mon sein gauche. Cela prouve au moins deux choses. Tout d’abord, on voit bien ce qui retient l’attention chez moi. L’extrême valeur des propos me faisant référence est tout à mon honneur. Merci, vraiment. Second point, cela montre à quel point nous, tributs, sommes pris pour du bétail. On en serait presque à passer au scanner chaque parcelle de notre peau pour y déceler la moindre petite imperfection, avant de nous mettre une note et un label « bon pour être mangé ». Parfois je me pose une question existentielle : comment a-t-on pu survivre près de cinquante ans après le cataclysme de la dernière guerre avec de tels imbéciles pour nous gouverner ? Peut-être que cette simple solution – le rétablissement de l’esclavage – suffit à pérenniser l’espèce humaine…
Pour me chasser ces idées de la tête, je décide de me programmer une douche faite de jets puissants et chauds, comme je les aime.
Quand je sors de la douche, j’entends déjà les autres qui s’affairent. La Muette qui me sert se trouve près de mon lit et vient de poser l’habit réglementaire que nous allons tous porter pendant les Jeux. Il n’y a pas de styliste qui tienne pour confectionner le suaire que nous allons devoir vêtir.
Je m’approche du lit, encore trempée ; la Muette fait instinctivement un pas en arrière et semble me regarder comme si j’étais une revenante. Erreur, je n’en reviens pas, de la mort. J’y vais.
La tenue est à couleur dominante beige clair, ce qui est étonnant. Il risque d’être assez voyant en pleine forêt ou même dans la nuit. Le pantalon est parfaitement à ma taille – qui en douterait ? –, avec des jambes dont la longueur s’ajuste au moyen d’une petite cordelette, pour en faire un pantacourt si besoin. Une bande de tissu noir court de chaque côté, des chevilles jusqu’à la ceinture. Le haut est une sorte de veste avec col et longues manches, se fermant avec une fermeture Éclair. Il possède lui aussi de simples bandes noires en guise de fioritures. Le tissu de l’ensemble est très léger – on dirait du lin, comme ce que je portais à l’entraînement.
Sur le dos du survêtement, il y a un gros numéro Cinq inscrit en bordeaux, placé au centre d’un cercle noir surmontant une croix, autrement dit, le signe du sexe féminin. Cet insigne est repris en plus petit sur le devant, sur la poche gauche, avec mon nom écrit au-dessous. Ainsi mon tueur saura comment je m’appelle.
En plus de ces deux pièces, il m’est proposée pour tout sous-vêtement une petite culotte et une brassière en coton blanc. Je m’habille silencieusement sous le regard de la Muette qui doit, à mon avis, vérifier que je n’emporte ou ne vêtis rien d’autre. Les sous-vêtements sont serrés mais tiennent bien au corps. L’ensemble beige me va parfaitement, même si sa couleur ne s’allie pas bien avec celle de mes cheveux. Pourquoi m’en soucierais-je, après tout ?
J’enfile enfin les grosses chaussures semi-montantes qui me sont confiées, au cuir clair et aux semelles épaisses et dentées. Ce n’est pas le genre de chaussures que j’avais l’habitude de porter, avant. Parvenue dans la grande salle, je retrouve un Stieg tremblant des pieds à la tête, habillé dans la même tenue que moi, mais avec une coupe masculine et un bon mètre carré de tissu en plus, bien entendu. Il s’est fait une assiette bien pleine de charcuterie et de légumes, et il a bien raison, car qui sait ce que nous allons avoir à manger au prochain repas ? Cependant, il paraît avoir du mal à avaler le moindre aliment.
Je m’assieds en face de lui, pose ma main sur la sienne, ce qui ne manque pas de le faire sursauter.
« Salut, je susurre d’une voix à peine audible.
— Bonjour. Enfin, “bon”… tout reste à le prouver. »
Je lui souris tendrement.
« Il sera bon, j’en suis sûre !
— Tu ne manges pas ? lance-t-il d’un léger hochement de menton en direction de mon assiette vide.
— Je n’ai pas faim.
— Tu devrais manger. C’est sans doute ton dernier bon repas avant un moment.
— Ça oui ! Mais c’est du gâchis. »
Il me regarde, un temps interloqué, puis le regard s’assombrissant.
« J’ai vu hier soir ton rapport de santé, sous le bras d’Eric, pendant qu’il me parlait du mien. Désolé. Apparemment, tu aurais perdu trois kilos. Trois kilos en trois jours, c’est assez fort. Thorn Endfire, notre styliste, a dû passer des nuits blanches à rajuster tes habits au dernier moment. »
Un instant irritée parce qu’on ne m’en a pas fait part, je pose mon regard sur mes petits doigts anguleux. Je n’étais déjà pas bien grosse en arrivant ici, mais je ne m’étais pas rendue compte à quel point j’avais maigri.
« Rien de tel que les Jeux pour suivre un bon régime ! » je lui lance, un sourire entendu me barrant le visage.
Nos mentors arrivent à ce moment-là, coupant court à toute protestation de la part de Stieg. Après tout, ce n’est plus le moment de s’inquiéter de ma santé.
Eric se pose à table, puis June. Jonathan n’est pas là.
« Azurée. Stieg », lance Eric d’un air éteint. Puis il se racle la gorge, se redresse, et je sens des flammes qui s’allument au fond de ses yeux. « Bon, haut les cœurs ! Les Jeux s’annoncent bons pour vous. Des sponsors sont déjà prêts à lâcher leurs parachutes sur le dos de Stieg, quant à toi, Azurée, tu fais la une de certains journaux, et on ne peut mieux rêver !
— On parle encore de mes seins ? »
Eric s’esclaffe, puis se rembrunit un temps. « Allez, restons sérieux. L’instant n’est pas grave. Il n’est pas temps de baisser les bras. Il est temps… il est temps de vivre pleinement ces prochaines heures et d’avoir tous les sens en alerte !
« Je serai à bord de l’hoverplane de Stieg et l’accompagnerai jusqu’au début des Jeux. Toi, Azurée, tu seras secondée par June.
— Et Jonathan ? »
J’ai le temps de voir June tiquer brièvement alors qu’elle était sur le point d’engloutir une pleine fourchetée de brocolis. Ne m’en veux pas, je t’en prie.
Eric se racle la gorge. « Jonathan n’est pas bien ce matin. Il a dû trop manger hier soir. Il ne viendra pas pour le début des Jeux, mais n’ayez crainte, il reste ici, et sitôt rétabli, il se remet avec nous à la chasse aux sponsors. »
J’ai un petit pincement au cœur. Mais finalement, cela ne m’étonne pas plus que ça. C’est bien mieux ainsi. Enfin, peut-être pas pour June qui se coltine la petite souffreteuse. Quoiqu’il en soit, sitôt largués dans l’arène, nos mentors seront ramenés ici où ils suivront l’intégralité des Jeux. Je les imagine bien, assis sur le canapé de la salle de transmission, en train d’applaudir les prouesses de Stieg ou de se lamenter sur ma situation. J’en arriverais presque à sourire.
« Voici mes dernières recommandations, reprend Eric après avoir englouti un verre de jus de fruits exotiques. Stieg, tu sais ce que tu as à faire, on l’a suffisamment répété, mais je t’en prie, prends garde à toi dans le premier quart d’heure. C’est le plus meurtrier. Le centre de l’arène, là où ils vont placer tout un tas de vivres et d’armes, va grouiller de Carrières surentraînés. Non pas que tu n’en sois pas un, je ne prétends pas le contraire, Stieg ! Mais dis-toi que c’est dans ces situations-là que la chance – ou dirons-nous plutôt, la malchance – règne en maître. On a beau être un champion, on peut facilement se prendre un couteau entre les omoplates, ou une flèche dans l’œil. »
Merci Eric, je n’avais déjà pas très faim, mais là, tu me donnes une bonne raison d’éviter de me lever et remplir mon assiette.
« Tu commences par faire quelques pas en arrière, tu évalues la situation, au plus vite, tu trouves un coin pour te cacher, une voie de sortie, une voie de pénétration. Quand la situation s’équilibre, tu choisis pour la fuite ou l’affrontement. À ce stade, les plus téméraires auront déjà tué deux ou trois tributs, autrement dit, ils seront déjà essoufflés. C’est le bon moment, non pas pour frapper, mais pour récupérer ce qu’il faut. »
Je n’étais plus vraiment habituée à ce genre de discussion, puisque nos mentors nous conseillaient séparément et que, quand ils me parlaient, ils prenaient le plus grand soin pour choisir des mots qui ne me feraient pas vomir. Mais l’anxiété présente d’Eric le pousse à oublier certaines règles qu’on s’était fixées. Et puis le temps manque.
« Azurée (Eric s’adresse enfin à moi). Comme on te l’a déjà dit, ne fuis jamais trop loin du centre. Ce sont ces zones éloignées que les Carrières vont fouiller en premier, pour y débusquer tous les plus « faibles », excuse-moi du mot, et leur voler les équipements dont ils auraient pu s’emparer. La meilleure zone, crois-moi, c’est à mi-distance entre les limites de l’arène et le centre. Tu sais où sont tes ennemis, tu sais où sont les victuailles. Tu observes et tu attends. Si tu arrives à retrouver Stieg, sache…
— Sache que j’aurais pris un sac pour toi. »
Stieg me regarde avec un air soudainement déterminé. Déterminé à m’aider.
« J’aurais de l’eau et des vivres. Trouve-moi si tu en veux. »
 
Six heures quarante-huit.
C’est l’heure à laquelle les Pacificateurs pénètrent dans notre étage, brusques, silencieux, comme des aigles s’abattant sur leur proie. Plusieurs Pacificateurs se placent à des endroits stratégiques de notre suite, au cas où nous aurions envie de fuir, alors que quatre d’entre eux s’avancent vers nous, Stieg et moi.
Nous avons fini le repas depuis vingt minutes, et nous nous tenions tous dans la grande salle à attendre qu’on vienne nous chercher. Mon garde de nuit dormait encore sur sa chaise quand les Pacificateurs sont entrés.
« Veuillez nous suivre, s’il vous plaît. Un seul accompagnateur par tribut. La fille d’abord. »
Jon… Je ne peux retenir ce murmure en me retournant une dernière fois vers le fond de notre appartement. J’aurais aimé un dernier adieu… Ou peut-être pas. Peut-être est-ce mieux ainsi ? Afin d’éviter tout malentendu qui aurait pu naître entre nous deux ? Jonathan sort de ma vie aussi vite qu’il est entré.
J’ai toujours été seule. Je ne le sais que trop bien.
June me pose une main sur l’épaule, un maigre sourire compatissant affublant son visage crispé. Un petit signe de tête me signifie « allons-y ».
Derrière elle, Alice, restée en retrait. Elle semble garder un masque de cire à la place d’un visage humainement supportable. Mais je sens au fond d’elle que ce moment est dur.
« Au revoir, Capitolienne », lui souris-je.
Un imperceptible tressautement de paupières avant de me rendre un maigre sourire, les yeux devenant soudainement brillants.
Mon regard se porte vers Eric, aux côtés de Stieg. Il hoche la tête d’un air entendu, comme s’il voulait me dire « tout va bien se passer, on se revoit bientôt ! » Mais tout le monde sait qu’un seul de nous deux, Stieg et moi, pourra revenir vivant, et même si au cours de ces derniers jours, j’ai pu bousculer un peu le cœur de mes mentors, il n’en demeure pas moins vrai que leur raison leur dicte de croire davantage en Stieg qu’en moi.
La prochaine fois que tous ces gens me verront, ce sera mon corps meurtri qu’ils devront affronter, sans vie, allongé sur une civière, prêt à être rendu à son district. Mais leurs yeux ne pourront s’attarder sur ma dépouille, car ils les garderont rivés sur les écrans pour suivre la progression de Stieg.
J’espère seulement que mes parents accueilleront mon corps avec un peu plus d’intérêt qu’eux.
Un dernier regard en arrière pour apercevoir Stieg qui me fixe d’un regard à moitié dissimulé sous des sourcils crispés par l’anxiété. Je lui souris tendrement ; j’en suis sûre désormais, qu’il n’a aucune envie de me tuer. Je crois qu’il espère de tout son cœur que quelqu’un le fera à sa place. Voire même qu’il essayera de me sauver avant de me voir tomber.
Une boule dans la gorge aussi grosse qu’un poing m’empêche de déglutir convenablement. Soutenue par June, commençant à trembler des pieds à la tête comme Stieg, je passe le seuil de notre porte et pénètre dans l’ascenseur. Les portes de celui-ci se referment derrière June et deux des Pacificateurs.
Au revoir Jon. Au revoir Eric. Au revoir Alice.
À très bientôt, Stieg.
 
Six heures cinquante-sept.
C’est ce qu’indique la toute petite horloge de chiffres rouges, au-dessus de la porte menant à la cabine de pilotage. Le petit hoverplane dans lequel nous sommes entrés, au sommet de la tour des tributs, ne peut contenir qu’un pilote et quatre passagers. Un hoverplane par tribut, quel luxe !
On a attaché les sangles de mon siège, me retenant par les épaules et par la taille. Puis on m’a injecté un truc dans le cou, derrière les cervicales. On m’a dit que c’est un mouchard, pour qu’on puisse me repérer facilement dans l’arène. Facile à faire entrer, plus difficile à retirer.
Avant d’entrer dans l’appareil, j’ai tout de suite vu qu’il était différent de ceux que j’ai eu l’occasion d’emprunter jusqu’à présent : fuselage plus lissé, forme plus aérodynamique.
OK, on va aller loin. Cela explique aussi pourquoi on nous a demandé de nous préparer si tôt, alors que les Jeux ne commencent qu’à dix heures.
Le Pacificateur qui a serré mes sangles s’en est donné à cœur joie, et me voilà compressée au fond de mon siège. Mais sitôt le décollage entamé, je ne regrette pas cet ajustement : je suis littéralement écrasée contre mon dossier par l’accélération hallucinante. Je tente de jeter un coup d’œil sur le hublot à ma droite. Je ne vois déjà plus le Capitole. Ça y est, me voilà définitivement partie.
 
Sept heures vingt-huit.
L’heure à laquelle le second Pacificateur s’est endormi. Seules June et moi restons éveillées, chacune regardant dans son hublot. Nous sommes restées silencieuses depuis le début du voyage, mais je sens que June commence à s’agiter.
Finalement, sans décoller le nez du hublot, elle annonce d’une voix un peu inquiète : « je crois que nous sommes partis plein Nord. Au sol, je distingue des forêts de pins. Il va falloir s’attendre à une arène fraîche… »
Elle se tourne vers moi, inspecte mon accoutrement. « En voyant ta tenue, ça se tient. Le Capitole a toujours été excellent pour martyriser ses tributs. »
J’en frissonne d’avance.
 
Huit heures trente-deux.
Les hublots se ferment, nous plongeant dans l’ombre de notre cockpit, faiblement éclairé par des petites veilleuses bleutées.
June n’a pas tenu tout le voyage. Elle s’est assoupie vers huit heures, mais je sens que son sommeil est agité. Soit elle rêve de ce qu’il va m’arriver, soit elle est en train de revivre les pires moments de sa session. Le fait de penser qu’elle a vécu cela, elle aussi, m’apaise un peu. Cela doit être une bonne source de stress, de prendre ce genre d’avion pour rejoindre une arène. Même si on sait que ce n’est pas pour soi, mais pour un jeune et nouveau tribut.
L’espace d’un instant, je m’imagine mentor, quelques années après. Je réfléchis un peu pour voir comment je serai : balafrée, ivrogne, folle à lier ? Je ne sais pas. Comment pourrais-je aider les deux nouveaux tributs ? Quelle expérience pourrais-je leur apporter ?
Cette vie parallèle m’interpelle. Dans une autre vie, j’aurais presque apprécié la vivre.
 
Neuf heures une.
Mon horloge interne me dit qu’on est à une heure du gong annonçant le début des Jeux. Je n’y peux rien si mon corps se débat : gargouillements si forts qu’ils ont réveillé les autres passagers, doigts s’agitant nerveusement et tirant sur le tissu de mon pantalon, sueur perlant de mon front et des mes tempes, agglutinant les quelques mèches rebelles que je ne suis pas arrivée à retenir dans ma queue de cheval, placée pourtant assez haut à l’arrière de mon crâne pour être sûre de rassembler le plus de cheveux possible.
Un des Pacificateurs pouffe de rire en entendant un de mes nouveaux gargouillements particulièrement long et audible.
« Te fais pas dessus, ma jolie, on n’a rien pour te changer !
— Ta gueule. »
C’est June qui lui a rabaissé le caquet. Le Pacificateur a envie de protester, puis estime sans doute que cela n’en vaut pas la peine, et se radosse à son siège.
 
Neuf heures douze.
Nous décélérons. L’arrivée est imminente. Je réprime un haut-le-cœur terrible qui me fait remonter de la bile jusque sur le bout de la langue. Je suis trempée par la sueur, le lin me collant à la peau et m’irritant aux zones de frottement. Je ferme très fortement les yeux quand j’entends les trains d’atterrissage se déployer, puis toucher le sol. Les moteurs s’éteignent. Le sas s’ouvre. Les Pacificateurs se détachent, me détachent, me tirent vers l’avant, me font sortir de l’hoverplane, m’emmènent dans un long couloir de béton sombre, sans doute souterrain, seulement éclairé par des pâles néons tous les dix mètres.
Tout est sombre, tout est calme. J’ai l’impression d’être la seule tribut ici. Les Pacificateurs sont rudes et me poussent d’un coup d’épaule chaque fois que je ralentis. Nous pénétrons finalement dans une petite pièce carrée, vide de tout mobilier, à part une cuve en verre, au centre de la pièce. La « chambre de lancement ».
« C’est là », lance d’une voix crispée June.
Elle s’approche lentement de la cuve, hésitant à y laisser glisser ses doigts dessus, pendant que je cherche un coin de la pièce où je peux me recroqueviller, ramenant mes genoux sous le menton.
« Chaque fois que je la revois, j’ai envie de vomir. »
Je sens qu’elle tremble presque autant que moi.
« Excuse-moi, fait-elle ensuite en réprimant un sanglot. J’ai eu une idée assez peu sympathique : l’espace d’un instant, j’ai souhaité que tu gagnes pour que tu puisses me remplacer, l’année prochaine. »
Elle renifle bruyamment.
« Ce n’est rien », je lui réponds au bout de quelques secondes. Je ne peux de toute façon pas aligner plus de trois mots à la suite. Ma voix est un murmure rauque à peine audible. June se détache de la paroi de verre et vient s’assoir à mes côtés. Curieusement, ce n’est pas moi qui pose ma tête contre son épaule, mais elle.
Je ferme les yeux et prends de longues inspirations pour essayer de me calmer.
 
Neuf heures trente.
Ou approchant. Aucune horloge n’est là pour me dire quelle heure il est. J’espère seulement que le signal n’est pas plus proche que je ne le pense.
June s’est mise à sangloter depuis plusieurs minutes. J’ai une envie folle de pisser, mais il n’y a pas de toilettes ici. J’hésite à choisir un coin de la pièce pour me soulager, mais le regard des deux Pacificateurs restés de chaque côté de la porte m’incite à rester à ma place. J’aurais tout le temps de pisser dans l’arène.
 
Neuf heures quarante-cinq ?
« Tu devrais te lever, faire des étirements, quelques pas de course, quelques… »
June ne finit pas sa phrase et se met à sangloter de plus belle. Elle aimerait faire son travail de mentor, mais n’y arrive plus. C’est trop dur, trop proche de ce qu’elle a vécu, trop similaire aux années précédentes où elle a largué d’autres jeunes filles dans l’arène, Carrières ou pas, qui ne sont jamais revenues.
« Ne t’inquiète pas, June. Laisse-moi gérer ça. »
Ma respiration est de plus en plus régulière et calme. C’est comme si June me pompait tout mon trac. Je me sens apaisée, à la limite de la sérénité.
Nous sommes dans la pénombre et le tube, là, en face de moi, va m’amener à la lumière, quelle qu’elle soit. Qu’importe ensuite la souffrance et les hurlements. Car je serais arrivée. C’est ma destination, ma voie.
 
Neuf heures cinquante.
Je le sais car ça vient de sonner. C’est l’heure. Une voix résonne dans les haut-parleurs, m’intimant de me préparer au lancement.
June a sursauté. Elle tremble de tout son corps. Je lui frotte le dos, puis me relève. Je lui adresse un sourire, comme pour signaler que tout va bien se passer.
Elle se lève à son tour et me serre fortement dans ses bras.
« Tiens. »
Elle regarde mes petites mains lui tendre deux enveloppes.
« Il y a une lettre pour mes parents, bien sûr, et une pour mon amie, Lindsey. »
Elle les prend d’une main tremblante et indécise.
« Tu les transmettras à ma mort. Pas avant. »
Elle me regarde désormais droit dans les yeux. Ils sont rougis par les larmes, alors que les miens doivent étinceler de leur bleu azur.
« Et… heu… »
Elle hésite.
« Et… ton ami dont tu as parlé à ton interview avec Caesar ? »
Je la regarde tendrement.
« Rien pour lui, il n’en a plus besoin, là où il est. »
C’est à cet instant que le cylindre de verre se soulève. Je me place au centre de la plaque métallique circulaire, et attends. June reste à sa place, à deux pas de moi, figée dans la terreur. Elle a compris.
Soudain, le cylindre retombe à une vitesse foudroyante ; me voilà enfermée dans ce tout petit espace de verre. June fond sur la vitre, frappe de ses mains.
« Azurée ! »
Je place mes paumes là où sont les siennes, de l’autre côté de la vitre. Les Pacificateurs se sont approchés d’un pas, derrière elle, puis semblent estimer que ça n’en vaut pas la peine et reprennent leur place.
« Azurée ! crie-t-elle encore. Ne fais pas ça ! »
On se regarde droit dans les yeux.
« C’est fait », dis-je d’un ton posé.
L’alarme retentit. June reste figée dans une pure terreur en me regardant lentement monter à la surface. Avant qu’on ne puisse plus se voir, je lui lance : « Je viens de sauver une fille de mon district. Ne l’oubliez pas ! »
Puis je me retrouve dans le noir, continuant à grimper, à m’échapper de ces catacombes enterrées dix pieds sous terre, pour rejoindre la surface. Soudain, une chaleur étouffante pénètre au-dessus de ma tête. Une trappe s’ouvre et une lumière aveuglante envahit ma petite prison. Je continue de grimper dans la lumière et la chaleur suffoquante. J’atteins bientôt le niveau du sol, l’air libre. Mes yeux peinent à s’habituer à cette lumière si forte. Tout est jaune dehors.
Du sable.
À perte de vue.
Je me mets à rire.
Bien sûr. C’était la meilleure chose pour moi, petite blonde qui ne tient pas deux heures en plein soleil.
Le désert.
Ma peau blanche va cuire en quelques minutes.
Mon ascenseur s’arrête. Je distingue les autres tubes de verre, placés en cercle autour d’une grande structure centrale. On dirait un phare en béton. Il y a une porte d’entrée, et tout autour de cette tour ronde, des paquets en tous genres, contenant armes, vivres et divers instruments.
Les dunes de sable nous entourent. Nous sommes dans un cirque, une cuvette ensablée dont il sera difficile de gravir les pentes. Rien ne nous permet de savoir ce qu’il y a de l’autre côté. Espérons un peu d’ombre et de verdure, sinon le Capitole risque fort d’être déçu de cette édition qui pourrait se terminer dès ce soir.
« Mesdames et messieurs, que les quarante-septièmes Hunger Games commencent ! »
C’est la voix du speaker. Celle qui résonnera partout dans l’arène chaque fois que les tributs devront être mis au courant d’une chose ou d’une autre.
Cela signifie aussi qu’il ne reste que soixante secondes avant qu’on soit libérés de nos tubes.
Pfiou ! Enfin. Je croyais ne plus y tenir…
Les deux tributs de chaque côté de moi me regardent de leur air le plus haineux et le plus agressif qui soit. Comme si je leur avais craché à la figure. Mais je n’ai rien fait qui puisse les mettre en rogne à ce point, à part me trouver ici, tout simplement. Oh, un deux à l’entraînement devrait normalement leur faire porter leur regard vers d’autres ennemis bien plus terribles que moi.
Ennemis… Voilà que je me mets à parler comme mes mentors.
Le soleil me fait déjà tourner de la tête. Ils veulent un jeu équilibré ? Comment peuvent-ils donc imposer un temps si chaud et si ensoleillé ? J’ai beau venir d’une région du sud, la Floride, comme elle s’appelait, apparemment, avant la chute de l’homme, j’ai un physique qui ne supporte pas l’été, et je suis obligée de me couvrir chaque fois qu’un fort soleil se pointe. Et là, je n’ai rien, strictement rien pour me couvrir.
Je dois déjà être rouge comme une écrevisse.
Les tributs autour de moi semblent impatients de commencer. Ils trépignent sur leur socle, frappant de rage la paroi de verre. Aussi loin que peut porter mon regard affaibli, je ne trouve pas Stieg. Je porte mon regard sur la masse d’affaires qui s’entassent au pied du phare. Je crois distinguer des tridents, des sabres, des sacs de pommes, des miches de pain déjà à moitié fondu. Et pleins de gourdes et récipients en tous genres. Je parie que certains sont empoisonnés.
Les vibrations du sol indiquent que le départ est imminent.
Je respire un grand coup. Le gong retentit ; les vitres disparaissent en un éclair.
C’est parti.
Les tributs quittent leur socle. Certains foncent vers le phare ; d’autres se mettent à grimper laborieusement les dunes sableuses.
Moi je m’assieds en tailleur sur mon petit socle désormais brûlant. De toute façon, je ne vois presque plus rien, mes yeux clairs étant littéralement aveuglés par ce soleil de plomb.
Je suis déjà trempée de sueur. Sans bouger. Ça me fait rire tellement cette arène me paraît stupide.
Il y a des gens qui courent autour de moi.
Et le premier cri qui retentit.
Devant moi. Près du phare. Je crois distinguer un corps au sol avec une sorte de pique qui lui sort du dos.
Il y a tout un tas de personnes qui se battent au pied de la tour. Certains tributs parviennent à s’emparer d’un sac ou deux et commencent à gravir la côte.
Il existe une bête particulièrement sournoise. Je crois qu’elle s’appelle le fourmilion. C’est un insecte qui creuse un trou dans le sable, s’enterre au fond et laisse ses grandes mandibules dressées au centre du trou. Quand les fourmis pénètrent dans cette cavité, elles glissent et ne parviennent pas à gravir la pente. Elles finissent mangées par le fourmilion qui les attrape une fois à portée.
Ce phare est un véritable fourmilion. Tout le monde semble s’y rassembler car les pentes sont difficiles à gravir. Quel spectacle magnifique et horrible à la fois. Une belle leçon de biologie.
Il y a eu plusieurs autres râles d’agonie. Le sang a giclé plusieurs fois et désormais, trois ou quatre corps jonchent le sol, au milieu du tas d’affaires mis à sac par les tributs.
Je ne vois Stieg nulle part. J’espère qu’il s’en sort. Qu’il a pu prendre ce qu’il désirait, qu’il a déjà gravi la côte et qu’il court pour fuir ce carnage.
Mais les Carrières semblent assez hébétés par la nature de cette arène. La chaleur ne frappe pas que moi, et je sens que la pression retombe bien vite, comme si chacun comprenait que cet endroit était un véritable piège qu’il fallait fuir au plus tôt. Nombre de Carrières ont déjà quitté les lieux.
Je donnerai cher pour un bon verre de jus de fruits.
J’ai la tête qui tourne.
Ça y est. Quelqu’un m’a vue. Il a son regard posé sur moi. Il se demande sûrement pourquoi il y a une fille qui s’est assise et qui ne bouge plus.
Il entame quelques pas. Je crois le reconnaître. Le Carrière du Trois. Il est grand, les épaules larges mais la taille fine.
Il commence à courir. C’est lui. C’est lui qui vient à moi.
Bientôt tout sera fini.
Je m’en veux d’avoir si peu pensé à mes proches, ces derniers temps.
Au revoir papa. Au revoir maman.
Le temps me manque. Je voudrais vous dire…
Le tribut pique un sprint vers ma position. Il arrive !
Mon cœur s’emballe malgré moi.
C’est ma fin qui approche, c’est lui qui va me tuer. Quelle est son arme ? Un couteau ? C’est un couteau qu’il a dans les mains !
J’ai peur. J’ai peur. J’ai peur.
Il arrive bientôt. Il est presque là. Je vois bien sa lame à présent, déjà rouge de sang. Et ses yeux ! Révulsés, envahis par la haine et la fureur !
J’ai peur. C’est plus fort que moi. Je tremble de tous mes membres.
Ça vient ! La mort !
Elle approche !
Je me relève, me mets soudainement à courir.
Le garçon est là ! Juste derrière moi ! Il va plus vite que moi ! Il me rattrape !
Je cours de toutes mes forces. Je hurle.
Je ne veux plus mourir. Je veux vivre.
Une main m’agrippe l’épaule, me retourne. Je trébuche.
Je n’arrête pas de crier, il est là, face à moi, hors d’haleine. Il me pousse, je chute en arrière. Il accompagne ma course.
La douleur.
Le froid soudain intense de quelque chose qui s’enfonce en moi.
Le garçon est là, sur moi.
Je baisse les yeux. La lame du couteau est entrée en moi si profondément que même sa main semble avoir disparu dans mon ventre.
La douleur.
Le râle de soulagement de mon assassin.
Ce froid intense, puis cette chaleur soudaine qui envahit tout mon corps.
Ça me brûle tellement !
J’ai si mal…
 
Si mal…
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HG47
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