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HG47
3 avril 2013

14 « Mesdames et messieurs, ça s’est passé ce

14
« Mesdames et messieurs, ça s’est passé ce matin. Les images sont choquantes, j’aime autant vous prévenir à l’avance. C’est qu’au district Cinq, tout le monde est en effervescence ! Azurée fait la une de tous les journaux, et les rivalités entre ceux qui la honnissent et ceux qui la défendent sont chaque jour plus violentes. Et ce matin, c’est le père d’Azurée qui a fait parler de lui. Regardez-le. Il débarque à l’hôtel de ville, passe à tabac plusieurs Pacificateurs et représentants de la loi, armé d’une barre de fer, avant d’être finalement maîtrisé.
“Rendez-moi ma fille !”
Oh, ce hurlement est déchirant ! C’est l’amour d’un père envers sa fille que nous voyons transpercer dans ces mots. Azurée déclenche toutes les passions, bonnes ou mauvaises ! Mais si je vous montre ceci aujourd’hui, c’est parce que le président Snow tient à ce que je retransmette ses paroles : surtout, chers habitants de Panem, surtout veillez bien à ne pas reproduire ces actes condamnables. Le Capitole sera intransigeant en ce qui concerne tous ceux qui troubleront l’ordre public. Les Jeux sont faits, mesdames et messieurs, et rien ne pourra les arrêter ! »
« Non, non, attends ! »
Marion, la fille du Un, regarde mon arme pointée sur elle avec effroi. Elle sait ce que c’est. Tout le monde l’a déjà entendue au moins une fois au cours des derniers jours.
« Tu veux me tuer. Ça se voit dans tes yeux.
— Et toi ? me rétorque-t-elle. C’est toi qui as le flingue, je te signale !
— Pose tes couteaux et retourne-toi !
— Non ! Tu vas me tirer dans le dos ensuite ! Espèce de lâche ! »
Que dois-je faire ? On est coincé. Maintenant que je l’ai regardée dans les yeux, il m’est impossible d’appuyer sur la détente. Nous nous regardons sans rien dire, sans baisser nos armes. Cela peut durer longtemps.
« On pourrait s’allier, elle sort enfin, d’une voix tremblante.
— Je ne m’allie pas avec une Carrière !
— Je suis dans la même merde que toi à présent ! Regarde-moi ! Je suis ici, dans l’arène, et je peux te dire un truc, c’est qu’il ne se passe pas une journée sans que je regrette de m’être portée volontaire !
— On m’a déjà proposé de m’allier à d’autres tributs. J’ai refusé.
— Mais ça sera différent avec moi !
— Et pourquoi donc ? Que crois-tu qu’il se passera quand il ne restera plus que nous deux ? On se battra à mort jusqu’à ce que l’une de nous deux finisse par arriver à arracher les yeux de la tête de l’autre ? Non merci.
— Quand il ne restera plus que nous deux, nous partirons chacun dans une direction, sans jamais nous revoir. Et on attendra que le Capitole en finisse avec l’une ou l’autre !
— Oui, on a une chance sur deux, en somme ! Alors que si je reste seule, j’ai peut-être plus de chances de survivre… »
Elle me regarde, dépitée. C’est une jolie fille. Elle me rappelle un peu Lin’, bien que plus brune. Ses cheveux raides et filasses sont aussi gras et sales que les miens. Ses yeux noirs dégagent une fatigue profonde ; elle semble avoir moins bien mangé et bu que moi ces derniers jours. Je pensais qu’un Carrière était entraîné à résister à toutes les situations, à chasser, à trouver de la nourriture même dans les territoires les plus hostiles. De toute évidence, son entraînement n’a pas été suffisant pour qu’elle parvienne à s’en sortir correctement.
« Combien de personnes tu as tuées ? je sors, d’un ton moins aigre que je ne le pensais.
— Une seule. La fille du district Onze, tu sais, la grande voûtée. Je… c’est elle qui a mené l’assaut, pas moi. Je n’ai fait que me défendre. »
Oui, c’est cela.
« Et toi ? »
Je la regarde m’adresser ces mots d’une petite voix tremblante. Merde. J’ai tué plus de personnes qu’elle. Et je la prends pour une meurtrière ?
« Deux, je réponds, après un silence.
— Avec le flingue ?
— Oui. »
Nous sommes pratiquement de la même taille, et nous faisons aussi jeunes l’une que l’autre. Deux gamines qui, des armes de mort à la main, discutent du nombre de personnes qu’elles ont déjà tuées, alors qu’elles ne sont même pas encore majeures.
C’est aberrant.
« Tu as quel âge ?
— Seize ans.
— Les Carrières n’attendent pas la dernière année, d’habitude, pour se présenter ?
— Je me croyais prête. »
Je ris. Elle me regarde, perplexe.
« J’ai une très bonne amie, lui dis-je, qui devait se porter volontaire pour remplacer celle qui allait être tirée au sort. Elle a seize ans, comme toi. Tu sais ce qu’il s’est passé ? Elle s’est pissée dessus, voilà ce qu’il s’est passé, et elle m’a laissée partir pour les Jeux. »
Elle me regarde fixement.
« Tu ne crois pas que ça a dû la décontenancer, quand tu as été choisie ? » me dit-elle, l’air sincère.
Il est vrai que la coïncidence était malheureuse. Peut-être lui aurait-il fallu cinq minutes de plus pour se reprendre et venir se présenter à l’estrade. Le temps lui aurait manqué.
« C’est possible, je réponds enfin. Mais quoi qu’il en soit, je ne lui en veux pas. Je ne voulais pas qu’elle se présente. En mon for intérieur, lors du tirage au sort, j’ai souhaité que quelque chose de spécial se produise, qui empêcherait Lindsey, mon amie, de se porter volontaire. En quelque sorte, mon vœu a été exaucé… »
Marion jette soudain ses couteaux à terre, ce qui me fait sursauter et dresser à nouveau le pistolet sur sa tête.
« Oh, et puis zut », elle lâche, d’une voix enrouée.
Elle s’assoit sur un lit de mousse, me regarde, sans aucune animosité.
« La vie, c’est de la merde, tu ne trouves pas ? dit-elle enfin. Toi, tu avais une vie peut-être pas excitante, mais il a fallu que le maigre équilibre qui te faisait sentir vivante soit écrabouillé par ces foutus Jeux. Et tu te retrouves ici, sans le vouloir, à te demander comment tu vas faire pour gagner. Enfin, c’est ce que j’imagine. Car pour moi, c’est la même chose. Je me suis portée volontaire par ennui. Je pensais qu’il n’y avait qu’ici où je pourrais me sentir vivante. Faut croire que je me suis plantée. »
Il me faut plusieurs minutes pour baisser finalement les bras. Lentement, je m’assois à quelques pas d’elle, toujours sur la défensive, l’arme à la main mais posée à côté de moi.
« Attention à ce que tu dis à propos des Jeux, je lui sors. Imagine que tu gagnes. Que va penser le Capitole de tes remarques ? Ils vont te faire disparaître et tu auras tout perdu. Ou alors tu deviendras une Muette, ce qui n’est guère mieux.
— C’est possible. Mais tout ça m’est un peu égal, à présent, tu sais. Et je ne crois pas que ce soit dans l’intérêt du Capitole de m’éliminer après les Jeux. Le vainqueur représente l’espoir. Et détruire cet espoir ne ferait qu’engendrer la colère au sein des districts. »
Elle passe ses longs doigts fins et crasseux le long de ses jambes pour chasser la poussière et les plaques de terre séchées qui y sont collées. Le pantalon de son uniforme est particulièrement déchiré en maints endroits : elle a perdu une jambe et l’autre est fendue sur toute la longueur jusqu’à la hanche. Le haut ne vaut guère mieux : la fermeture Éclair est cassée et le col déchiré. Je trouve que je m’en suis plutôt bien sortie en comparaison. Mes yeux se posent sur le sigle cousu sur la poche gauche de sa veste : le signe féminin avec un gros Un dedans, et en dessous, écrit en plus petit, « Marion Ramirez ».
Qu’est-ce qui peut pousser des parents à entraîner leur enfant à un jeu de tuerie ? Des parents qui ont été eux-mêmes Carrières, sans doute. Je contemple cette jeune fille qui se cure les ongles en reniflant bruyamment, et me demande ce que doivent penser ses parents en cet instant. Se disent-ils : « Mais pourquoi tu ne l’attaques pas ? Tue-la, cette blondasse est ton ennemi ! » ? Ou pleurent-ils en silence, car leur fille est dans une situation délicate ?
Et que doivent penser les miens en ce moment ? Oh, ils doivent être vraiment heureux de me savoir encore vivante, après cinq jours de Jeux, avec des armes et de la nourriture en stock, et plus qu’une dizaine d’adversaires. Se prennent-ils à espérer que je m’en sorte ? Sans avoir à tuer qui que ce soit d’autre ? Quand je reviendrai à la maison – si je reviens –, que penseront-ils de moi et de mes meurtres ? Me pardonneront-ils ? Ou me regarderont-ils comme si j’étais changée ?
C’est sûrement ainsi que ça se passera. Leur Azurée est morte le jour où je me suis tailladé les veines. Aujourd’hui, je suis une autre, une meurtrière aux pensées morbides, et plus jamais, je pense, je n’arriverai à sourire naïvement, en compagnie de mes parents, sur un sujet léger et sans intérêt.
Je regarde Marion, et je sais ce qu’il me reste à faire. Une fois qu’il ne restera plus que nous deux et que nous aurons décidé de nous séparer, j’attendrais qu’une dizaine de pas nous sépare pour me retourner et lui tirer dans le dos. Car c’est ma voie, mon seul moyen de sortie. Elle ne mérite pas plus de mourir que moi.
Mais elle ne mérite pas plus de gagner que moi.
Pendant que Marion se recoiffe en se regardant dans la lame d’un de ses gros couteaux, je m’emploie à sonder le fond de mes deux sacs restants. J’ouvre le premier et y trouve les armes que j’y avais rangées : couteau, faucille, shuriken.
Le cœur battant, je m’empare du second. Il contient soit l’eau, soit la nourriture. Je me maudis intérieurement d’avoir si soigneusement rangé mes affaires. J’aurais dû mettre un peu de tout dans chaque sac ! Quelle sotte…
Il y a une dent de lézard encore plantée dans le sac. Une chance qu’il ne m’ait pas emporté toutes mes affaires ! Mais ces sacs m’ont sauvé la vie, et c’est déjà ça. J’inspecte la dent ensanglantée ainsi que les traces de morsure qui s’étalent sur toute la surface du sac, retardant le plus possible son ouverture. Je ne sais pas ce qui est le plus souhaitable : avoir perdu l’eau, ou avoir perdu la nourriture ?
Je ferme les yeux et inspire fortement. Lentement, je tire sur la fermeture Éclair, fourre ma main dans le sac. Je sens… les gourdes en métal.
Je souris. Finalement, c’est peut-être mieux ainsi. L’eau est plus importante que les biscuits.
Quand je tends une gourde à Marion, celle-ci la regarde un instant, perplexe, avant que ses yeux s’agrandissent de surprise. Elle s’empresse de me prendre la gourde des mains et se met à boire avec beaucoup d’entrain.
« Ne bois pas tout. Garde-s’en un peu. Il reste sûrement encore deux ou trois jours de Jeux, et rien ne dit que nous aurons la possibilité de retourner à la rivière ou de trouver un autre point d’eau potable.
— Et tu n’as rien à manger ?
— Désolée, j’ai tout perdu ce matin. Je me suis fait attaquer par… des dinosaures.
— Sans blague ? »
Elle s’essuie la bouche d’un revers de main pas très élégant, me retend la gourde à moitié vide, ce qui me fait grimacer.
« Désolée… Je n’ai rien bu ni mangé depuis deux jours.
— Tu n’as pas trouvé de sac avec de la nourriture ?
— Non, j’ai quasiment passé mon temps à fuir.
— Et tu ne sais pas chasser ? Comme tous les Carrières ?
— Qui t’a dit qu’on apprenait aux Carrières à chasser ? On leur apprend à finir les Jeux rapidement, pas à faire traîner les choses !
— Grave erreur. »
Mes yeux captent soudainement le reflet des boucles d’oreille de Marion. Voilà ce qu’elle a eu le droit d’emporter pour les Jeux. C’est sûrement des vraies pierres bleues, des saphirs ou je ne sais trop quoi. Marion vient du district Un, qui confectionne les bijoux et autres créations de valeur pour le Capitole. C’est le district le plus riche, bien que personnellement, je n’aie pas à me plaindre. Ce qui me provoque un pincement au cœur, ce n’est pas cette richesse exhibée, mais c’est le fait que je n’ai rien pu emporter, moi. Pas même ma jolie montre.
Un gong retentit. Le soir est tombé si vite ! Le cinquième jour s’achève, et la retransmission apparaît dans le ciel. Comme nous nous trouvons à la lisière de la forêt, nous pouvons la regarder sans problème, une grosse partie du ciel étant dégagée. Le sceau du Capitole s’affiche, accompagné de l’hymne caractéristique.
C’est que j’ai raté bien des récaps : le tout premier, à la suite de laquelle j’ai failli apparaître, et parce que je me trouvais cachée sous un gros rocher ; le second, car je dormais, surveillée par Rémi ; et le quatrième, hier, quand je me trouvais dans le labyrinthe de roches coupantes, soit parce que le ciel était bien trop chargé de poussières pour que je puisse l’apercevoir ou l’entendre, soit parce qu’il n’y en a pas eu, tout simplement. Et j’opte plutôt pour la seconde version.
Reste la troisième retransmission, que j’ai suivie du haut de mon promontoire rocheux, quand je me lamentais d’avoir tué Stieg. Je me souviens encore très nettement des visages de Stieg et de Slaine apparaître à l’écran. Les coups de canon qui avaient succédé leur mort m’avaient fait sursauter, me permettant de me reprendre et de fuir le carnage. Il n’a sans doute pas fallu longtemps pour qu’un hovercraft du Capitole vienne sur les lieux récupérer les corps.
Ce cinquième récap, je ne peux l’éviter. J’y vois apparaître les visages de la fille du Deux, mangée par le dinosaure, et de la fille du Huit, tuée par je ne sais qui ou quoi. Voir ces visages figés de gens qui ne bougent désormais plus, qui ne parlent plus, qui ne rient plus, ça me provoque une légère crise d’angoisse ; je m’emploie à inspirer profondément pour me calmer.
« Nous ne sommes plus que dix, souffle Marion.
— C’est encore beaucoup, je rétorque, pour cinq jours de Jeux. En général, une dizaine de tributs meurent le premier jour. Il y a un groupe qui s’est formé dans la forêt. Ils sont cinq.
— Alors il ne reste que trois personnes à trouver.
— Il y a d’abord le type du Six. Il veut ma peau. Il a dû se cacher dans la forêt, lui aussi. Qui d’autre ? J’ai raté quelques récaps.
— La fille du district Trois et la fille du district Quatre. Je n’ai aucune info sur elles.
— Des tributs de carrière, tu penses ?
— À mon avis, oui. Qui sont les autres survivants ?
— Il y a un certain Rémi, tu sais, le remplaçant du district Sept. Il tient une petite équipe composée de deux autres garçons et de deux filles. Tous des districts Sept à Dix. Les districts Onze et Douze sont décimés. Ils sont bien organisés, mais je ne sais pas s’ils sont de taille face au type du Six.
— Torch. C’est son nom. Je ne sais pas combien de personnes il a déjà tuées, mais penser à ce chiffre me donne la chair de poule.
— Il a l’air sadique… »
L’hymne s’arrête, le silence revient.
« Je suis si fatiguée, dit Marion. Tu crois que Torch peut nous retrouver ici ?
— Peut-être devrions-nous monter la garde l’une après l’autre. Je commence et te réveillerai au milieu de la nuit.
— Merci… »
Marion se couche à mes pieds, sans aucune appréhension. Elle se recroqueville et tremble un instant, de peur ou de froid, je ne sais pas trop. Je contemple ses pupilles bouger frénétiquement derrière ses paupières fermées, avant de se calmer lentement.
Nous sommes plutôt à l’abri, là où nous nous trouvons, entre les hautes fougères qui bordent l’orée de la forêt et le talus qui la sépare du dédale infinis de troncs. Nous ne sommes visibles ni de la plaine, ni de la forêt. Si nous restons au calme, tout peut bien se passer. Aucune bête de la forêt irait s’aventurer si près de la lisière, et en ce qui concerne les dinosaures…
Je jette un coup d’œil au défilé de pierres, au loin, plongé dans la pénombre du soir tombant. Je ne pense pas qu’ils s’en éloigneraient. C’est leur territoire et le défendent.
Mais je ne suis pas sûre qu’ils réagissent comme de vrais animaux. Quel comportement leur a inculqué le Capitole ? Tuer les tributs à tout prix ? C’est fort possible.
Je décide de garder un œil sur le défilé. Dans tous les cas, je verrais ces grosses bêtes approcher, étant donné la zone dégagée qui sépare la forêt des rochers.
Je suis contente d’avoir trouvé Marion. Sa simplicité, sa faiblesse. Je ne me sens plus toute seule. Mieux, je ne me sens plus si inutile.
Non. Ne t’accroche pas à elle. Car tu devras la tuer le moment venu. C’est elle ou toi. Tu le sais.
Je peste de rage pendant toute ma durée de garde, bataillant avec le sommeil et les idées noires qui me tourmentent. Mais personne ne vient nous embêter. Quand je réveille Marion pour qu’elle me remplace, j’ai une très légère appréhension qui s’illustre par un frisson me parcourant l’échine. Puis-je lui faire confiance ? Elle me regarde, l’esprit embrumé par le sommeil, et me sourit tendrement.
« D’accord, à ton tour », me lance-t-elle.
Elle se met en tailleur contre un arbre et pose son regard à l’horizon. Je la regarde un instant, cherchant le moindre signe dans ses gestes qui pourrait me signifier qu’elle joue un jeu. Mais ne trouve rien. Sa sincérité me touche. Je suis incapable d’en avoir autant.
Je m’allonge sur le dos – seule position acceptable quand on a un gros trou dans le ventre –, gardant le pistolet à la main, posé sur mon torse. La haute cime des arbres couvre la nuit étoilée mais certaines lueurs transpercent la voûte et m’apportent réconfort…
 
Je me retrouve au sommet de ma petite tour météo. Le soleil est haut et me dore le visage. Il fait beau, tout est calme, les panneaux solaires reflètent les rayons de soleil, c’est comme une rivière de lumière qui serpente sur le flanc de la colline.
Il est à mes côtés, me tient la main, se serre contre moi. Je pose ma tête sur son épaule. Nous sommes bien tous les deux. Nous regardons ensemble la vie s’affairer en contrebas, un chat qui saute de toit en toit, une volée d’hirondelles chassant les insectes. J’aime que le soleil m’éblouisse au point que je ne voie plus le paysage qu’à travers deux très fines fentes laissées par mes paupières mi-closes. Mes yeux clairs sont aveuglés par la lumière mais c’est ce qui les rend précieux : la lumière est d’autant plus belle, ainsi.
Il regarde mes cheveux voleter au vent. Il passe ses doigts le long de mes mèches rendues quasiment blanches par la lumière éclatante, les enroule dans mes pointes en accroche-cœur. La faible ondulation de mes cheveux me rappelle les vagues de l’océan qui viennent et repartent sans arrêt. J’ai eu l’occasion de le voir plusieurs fois dans ma vie, à l’extrême sud du district. La grande plage de sable fin, le bleu infini, les éclats de lumière qui scintillent à sa surface.
Je me sers encore plus contre lui. Je l’aime si fort, et de ça j’en suis sûre, à présent.
Nous regardons avec sérénité les dinosaures paître dans les plaines, ces gigantesques animaux qui se tiennent sur leurs deux pattes arrière. Leur grande gueule aux dents tranchantes coupe l’herbe sans ménagement.
C’est quand je me dis que ces bestioles doivent plutôt manger de la viande que je finis par me réveiller.
Nuit noire. Fraîcheur. Bruits incessants de petits animaux et d’insectes qui grouillent de partout. Je laisse le rêve se dissiper lentement, sa chaleur, sa lumière, son calme absolu. Je laisse l’image de Jonathan mourir derrière mes pupilles. Une larme vient couler le long de mon œil.
C’est étrange que j’aie rêvé inconsciemment de lui, dans un endroit que seuls Ethan et moi connaissons. De lui et pas d’Ethan.
Mes yeux s’acclimatent à la pénombre. Ils parviennent à distinguer les infimes détails de ce monde de verdure oppressant.
Il y a quelqu’un dans mon champ de vision, qui s’approche. Je relève la tête.
Marion est à un pas de moi, accroupie, arrêtée soudainement dans son élan. Elle me regarde avec effroi, comme si je n’aurais pas dû me réveiller. Sa main est posée sur le pistolet qui se trouve à côté de mon flanc.
Je m’élance pour le récupérer, mais trop tard ! Marion s’est jetée dessus et recule d’un bond, l’arme au poing. Je retombe sur le sol, avec seulement de l’humus dans la main.
Je recule frénétiquement à quatre pattes. Marion pointe l’arme sur moi.
« Pas bien futée de s’endormir à côté de quelqu’un qu’on ne connaît pas.
— Non, attends », je lance, terrorisée.
Mais elle ne m’écoute pas. Elle va tirer, là, maintenant, et me tuer sans hésitation.
Est-ce que ça va faire mal ?
Je fais ce que je sais mieux faire depuis que j’ai été choisie pour les Jeux : j’éclate en larmes.
« Mais tu as dormi, toi aussi ! je lui lance, la voix chevrotante.
— Que d’un œil, ma jolie. Que d’un œil. Comment pouvais-tu penser que je te laisserais vivre avec pareille arme dans les mains ? On m’a entraîné pour mentir et manipuler les gens, sache-le. »
J’enrage, je bous intérieurement.
D’un geste rapide, j’empoigne un de mes sacs et lui lance à la figure. Marion tire. La détonation vibre contre le tronc des arbres. Elle m’a ratée. Je me lève en un sursaut, lui saute dessus. Nous valsons dans les fougères.
Marion tire plusieurs coups de feu. L’un chauffe dangereusement ma joue gauche. Pas passé loin. Je lui empoigne les bras, la mords au cou, ce qui la fait hurler et lâcher l’arme.
« Arrête ! »
Mais je suis sur elle. Je la serre entre mes cuisses, retiens ses bras de chaque côté de sa tête, et continue de la mordre jusqu’au sang. Je ne peux pas lâcher, pas maintenant. Elle est bien plus forte que moi.
Marion hurle et hurle encore. Dans un soubresaut de douleur, elle m’envoie valser sur le côté. Elle porte une main à son cou ; le sang coule à flots. J’en ai la bouche pleine et le lui crache à la figure.
« J’avais confiance en toi ! »
Je hurle et postillonne nombre de gouttes de sang.
Elle m’adresse un regard empli de haine.
« Hé bien il ne fallait pas, pauvre cloche ! Tu es stupide ou quoi ? On est dans les Jeux ! C’est chacun pour soi ! »
Et elle me saute dessus.
Nous roulons dans les fourrés, nous égratignant sur les plantes urticantes et piquantes. Marion me gifle plusieurs fois et me griffe les avant-bras et le cou.
J’essaye de me débattre mais elle est bien plus entraînée que moi. Je sens que je suis tombée sur quelque chose de dur et froid. Je glisse ma main sous mon dos, ressors un des couteaux de Marion, le projette au-dessus de moi.
Un hoquet. Marion suffoque, se recule. Je l’ai entaillée sur une partie du torse, déchirant veste et brassière.
« Arrête-toi ! je hurle. Ne m’approche pas ! »
Marion titube, couverte de sang.
« Tu peux crever, bâtarde ! »
Elle se rue à nouveau sur moi. Instinctivement, je ferme les yeux, hurle et taillade dans l’air avec le couteau en me protégeant le visage de mon autre bras.
Marion sursaute, comme piquée par une guêpe. Elle saigne de plusieurs coupures profondes aux bras. Je vois que ses paupières sont lourdes ; la sueur perle de ses tempes ; elle dodeline de la tête.
Quand elle cherche à s’élancer à nouveau, ses jambes ne la suivent plus. Elle met un genou à terre, puis se retient de s’écrouler en se retenant de ses bras tremblants.
« Maudite… »
Sa blessure au cou saigne abondamment ; le sang coule le long de ses bras. Elle me regarde avec toute sa haine ; moi je me suis écartée de plusieurs pas et la regarde, tétanisée, se vider de son sang.
Il ne faut pas longtemps pour que Marion finisse par s’écrouler. La face contre le sol, elle continue de me fixer. Je m’approche lentement.
« Mais pourquoi… »
Ses lèvres articulent une réponse inintelligible. Elle avale une salive pleine de sang avant de réessayer.
« Je ne peux pas mourir ainsi, elle souffle. Non, c’est trop bête.
— Les Jeux sont stupides, je lui rétorque, presque aimablement.
— Non, ce n’est pas ça… C’est que… Je ne peux crever des mains d’une nulle… comme toi. »
Je me sens blessée car j’aurais voulu qu’elle se repentît. Un instant, j’ai cru que je pouvais l’avoir comme amie… Ma naïveté sans limite m’a joué une nouvelle fois des tours. Cette fille est venue dans les Jeux pour tuer. Je le savais. Je n’ai pas voulu le croire.
Marion agonise pendant de longues minutes. Je ne pensais pas que ses blessures étaient si profondes, mais son souffle sifflant indique que j’ai dû lui ouvrir un poumon.
Il m’est impossible de l’achever, non. Je pourrais aller chercher le pistolet et lui tirer dessus. Mais je suis tétanisée par la mort qui l’emporte lentement, ses yeux qui se voilent, sa bouche qui rejette un sang bouillonnant…
Quand le coup de canon retentit enfin, les larmes de mes yeux ont eu le temps de sécher et d’encroûter mes cils.
Je me redresse finalement, récupère mes deux sacs, le sien, mon pistolet, et quitte le coin au plus vite.
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