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HG47
3 avril 2013

16 « Mon cher Rémi, vous êtes un des cinq

16
« Mon cher Rémi, vous êtes un des cinq derniers participants, qu’est-ce que vous éprouvez en cet instant ?
— Je… je ne comprends pas… Il ne pouvait pas nous trouver… Il n’était pas dans le coin…
— Allons, mon cher Rémi ! Votre petite organisation n’était pas infaillible !
— Nous nous étions préparés à cela ! Quelque chose l’a attiré… Oui, c’est cela ! Le cadeau des sponsors !
— Ha ça, je n’y suis pour rien, Rémi.
— D’habitude, ces cadeaux sont plus discrets ! Là, il a volé sur des lieues au-dessus des arbres !
— Ces petits parachutes n’en font qu’à leur tête !
— Il a indiqué notre position !
— Allons, allons Rémi, prétendrais-tu qu’on aurait délibérément poussé les tributs à se rencontrer ? Ce n’est pas dans nos habitudes… Dis-moi, que vas-tu faire pour venger tes amis ?
— Tout est fini… Le Capitole peut me briser, à présent. Il a eu le bain de sang qu’il voulait.
— Rémi… Ne sois pas si défaitiste ! On aurait presque l’impression que la petite Azurée t’a transmis ses idées noires. Pour un remplaçant, tu es allé au-delà de toutes nos espérances ! »
Le phare se dresse devant moi, morne et silencieux.
Je n’en distingue que les deux derniers étages, le reste étant caché par la concavité de la cuvette.
Je le savais. Depuis le début. Que tout se terminerait ici. C’est souvent ainsi que ça se passe.
Les Jeux se finissent ce soir.
Hier, le recap’ a été suffisamment éprouvant pour espérer ne pas avoir à en endurer un autre. Les visages de Liz’, de Natalia, de Robb et du garçon du Huit – dont je ne connais toujours pas le nom – se sont affichés dans le ciel. Pas encore tout à fait remise de cette étrange interview de Caesar, je les ai regardés d’en bas, seule au milieu des pièges de cette arène meurtrière, et je les ai salués avec reconnaissance. Dernière image de ces gens que je ne reverrai plus jamais…
Robb, je l’aimais bien, pour le peu que j’ai connu de lui. Censé, calme, responsable. Il a protégé sa petite troupe jusqu’au bout, mais est mort couvert de honte les fesses à l’air.
Natalia, elle, m’a permis de vivre quelques jours de plus, grâce à ses soins attentionnés. Je ne l’ai jamais vraiment remerciée, et elle ne m’a rien réclamé en retour. Elle a fait ça… par pur altruisme, je ne sais pas. Jamais je n’ai eu la grandeur de réaliser pareils actes sans attendre quelque chose en retour. C’est un peu comme ça qu’on vit, quand on est un mercenaire, comme moi. L’égoïsme pur qui nous anime ne nous permet pas d’agir sans penser à une quelconque rétribution.
Liz’, enfin. Petite gamine de trois ou quatre ans plus jeune que moi et qui, pourtant, semblait avoir vécu bien plus de péripéties. Sa si courte vie animée par toutes les difficultés inhérentes à son district l’a façonnée au point de la faire vieillir bien plus rapidement que moi.
C’est clair, on ne s’entendait pas, mais sa mort est un véritable coup de poignard en plein cœur. Je pense que j’aurais voulu lui montrer que je ne suis pas celle qu’elle pensait que je suis. Mais en fait, encore aujourd’hui, je n’ai pas le moindre argument à opposer aux siens.
Car aujourd’hui, je suis là pour en finir ; je suis devenue une Carrière. Et il y a au moins une personne sur Terre, aujourd’hui, que j’ai vraiment envie de tuer.
Celle qui a volé vos vies.
Le corps et le visage fouettés par tout ce sable soulevé par le vent cinglant, j’ai progressé dans le désert, prostrée, jusqu’à atteindre le phare.
Ce n’est pas tant que je cherche à me rendre la plus discrète possible, non. C’est surtout parce que ma blessure me lance tellement que je ne peux plus me tenir droite.
Trop d’effort ces deux derniers jours ont eu raison de mon rétablissement. Et je peux résolument prétendre que depuis hier soir, après l’interview de Caesar, les choses se sont mises à empirer.
Une fois de plus, je n’ai pas réussi à dormir, et il m’est arrivé plusieurs fois de hurler de douleur, dans la nuit, à la lisière des bois. Comme cela n’a pas attiré le moindre tribut, j’étais sûre d’être la seule vivante dans le coin.
Ce matin, j’ai retrouvé une plaie à nouveau purulente, suintant de liquide visqueux et noir, et une douleur qui s’est étendue sur tout le torse.
Je ne peux plus lever le bras droit, que je garde compressé contre mon ventre, et je dois tenir mon arme de la main gauche, ce qui n’est pas à mon avantage.
Ma fièvre est si forte à présent que je sue en permanence et dois boire très souvent. Quant à la nourriture, je n’ai rien mangé depuis un jour, et les baies de la veille ne m’ont pas rassasiée très longtemps. Je me sentais déjà faible… On ne peut pas dire que ça s’est arrangé.
Combien de litres de sang j’ai perdu depuis le début des Jeux ? Un ? Deux ? Peut-on vivre avec si peu de sang dans le corps ?
Et le phare est là, devant moi. Et je dois à présent m’activer alors que toutes les alarmes de mon corps hurlent pour que je me repose un coup, que je m’assoie là, tout de suite, pendant que le soleil est obstrué sous les bourrasques de sable, et que je ferme un instant les yeux…
Non !
Dormir, c’est mourir ! Je ne me relèverai pas si je me couche, alors bouge-toi !
Je descends la pente sableuse en prenant soin de ne pas glisser ou m’enfoncer au point de ne plus pouvoir relever le pied.
Aucun bruit ne provient du phare, mais les bourrasques m’empêchent peut-être d’entendre quoi que ce soit.
D’un autre côté, je suis à la merci de ceux qui se trouvent là-haut, qui pourraient avoir des armes de jet, comme un arc, une arbalète, un autre pistolet ou je ne sais quoi, mais ces bourrasques réduisent fortement la visibilité et vont me permettre d’atteindre la base du phare sans être repérée.
Car il y a du monde là-haut. Je le sens.
Quand j’atteins la porte du bas, je ne peux retenir une quinte de toux, tant le sable s’est infiltré dans tous les interstices de mon corps : oreilles, bouche, narines…
J’entre dans la petite salle du rez-de-chaussée, en partie envahie sous des dunes de sable qui progressent inexorablement, poussées par le vent. L’avancée des dunes est tellement rapide et forte qu’elle est sûrement due aux réglages vicieux du Capitole. La moitié de la pièce est sous le sable, ce qui réduit fortement la hauteur sous plafond. Je m’en fiche, je suis tellement prostrée…
Une épaisse couche de poussière et de sable recouvre mes habits, ma peau et mes cheveux, dissimulant les tâches marron de sang séché et me rendant à nouveau couleur sable, comme au tout début des Jeux. Je souris. Terminer comme cela a commencé.
Je crache plusieurs fois au sol pour évacuer le sable sur ma langue, me tamponne délicatement les yeux avec un chiffon imbibé d’eau, puis dépose mes sacs dans un coin de la pièce, sous l’escalier. Avec un peu de chance, je n’en aurais même plus besoin.
Ainsi abritée du vent, je suis à l’affût du moindre bruit provenant d’en haut. Je perçois peut-être quelques murmures. Des voix féminines. Ce serait bien les deux tributs de carrière encore vivantes, comme me l’a révélée Marion. Elles semblent s’être alliées. Jusqu’à présent, je ne savais pas si je trouverais les deux filles ou plutôt Torch. Dans tous les cas, ce qui va se passer dans un instant va l’attirer, ce qui n’est pas plus mal.
Ce qui est curieux, c’est qu’aucune d’elles ne monte la garde. À leur place, sachant la visibilité réduite à l’extérieur, je me serais postée ici, au cas où quelqu’un viendrait me débusquer…
À mon avis, elles sont ici depuis le début des Jeux. C’est certain. Quelle bonne idée de se cacher à l’endroit même que tout le monde à fui, par peur du danger ! Elles ont dû prendre le temps de rassembler tous les derniers sacs présents sur les lieux, et ont donc eu nourriture et eau à volonté…
Sont-elles ensuite parties en raid pour liquider les tributs qui s’approcheraient trop près du phare, ou se sont-elles contentées d’attendre ? Sachant que ce sont des Carrières toutes les deux, j’aurais tendance à opter pour la première solution.
Je n’ai jamais été aussi déterminée. Silencieusement, je me poste au pied de l’escalier en béton. Celui-ci grimpe sur quelques marches avant d’obliquer sur la gauche pour suivre l’angle de la paroi. Les degrés se perdent derrière la concavité de la cage d’escalier.
Le béton armé est terriblement érodé ; les tiges de fer qui le composent ressortent par endroits, rouillées, notamment sur l’arête de chaque marche. Mon regard tombe sur quelques tâches de sang, des gouttes qui se sont écrasées sur le béton en projetant de multiples minuscules gouttelettes tout autour. Certaines sont sèches, d’autres semblent bien plus récentes…
Je monte lentement. J’atteins un premier palier. Une seconde volée sur le côté, qui se perd dans l’ombre. L’étroitesse de la cage d’escalier m’empêche de voir au-delà de chaque volée. Quelqu’un pourrait débouler d’un coup et me tomber dessus sans que je puisse réagir convenablement.
Le sifflement du vent se perd dans mon dos ; les murmures d’en haut se distinguent de plus en plus nettement.
Deux volées de plus avant que j’atteigne le premier étage. C’est une petite pièce carrée, avec une étroite ouverture au milieu de chaque mur, un pilier central fortement délabré, et de nombreux gravats qui jonchent le sol. Rien d’autre : pas de sac, pas d’arme, pas de cadavre.
Une vieille porte en bois à persiennes semble avoir été arrachée brutalement et gît en trois morceaux contre le seuil du second escalier.
« Azurée… »
Je m’effondre soudainement. Mes forces m’ont quitté d’un coup, et je me retrouve, haletante, à terre, la tête dans les gravats.
« Tu peux survivre à ce jeu, sans tuer qui que ce soit, sans prendre part à ce système morbide qui ne souhaite qu’une seule chose. Nous tuer tous…ici. »
Je regarde son doigt pointer mon cœur et le sien.
Jonathan…
« C’est trop tard, je souffle. Plus… plus le temps… pour ça. Je dois finir au plus vite… Je penserais plus tard… au salut de mon âme… »
Pas de réponse. J’inspire et expire difficilement, le regard perdu dans les anfractuosités du plafond.
C’est la fièvre qui me fait délirer. J’entends des voix et je ne vois plus très clair.
Reprends-toi !
Je me relève péniblement, focalise tous mes sens sur mon environnement proche : les paroles des filles, les gravats, la pénombre des lieux, mon souffle court.
Il n’est pas encore temps de partir, non. Encore un petit effort…
Je reprends ma chasse, plus déterminée que jamais. J’enjambe tant bien que mal les décombres, m’approche du prochain escalier. Au pied de celui-ci, je remarque les mêmes petites tâches de sang qu’à l’étage précédent, qu’on retrouve quasiment sur chaque marche.
C’est quand je me rends compte qu’elles ressemblent fortement à celles laissées par Torch sur les larges feuilles de la forêt tropicale, que je perçois une troisième voix, faible et plaintive.
Celle de Torch en train de souffrir.
Prudemment, je commence l’ascension du deuxième escalier, l’esprit envahi de tout un tas de sensations antagonistes, mélange de fébrilité, d’effroi et de colère. Chaque marche est un calvaire pour mes petites jambes flageolantes, mais je m’efforce à garder ma concentration sur tout ce qui m’entoure. Là ! À un centimètre de mon pied ! Une petite ficelle qui court sur la marche et remonte le long du mur jusqu’à un petit boîtier très discret, collé sur le mur quasiment au niveau de ma tête. Une diode rouge clignote sur un de ces côtés. Je ne m’en serais pas aperçue si je n’avais pas été aussi attentive.
Et j’aurais posé le pied sur ce détecteur de poids, et la mine m’aurait aussitôt arraché la tête.
La sueur me dégouline le long du cou. Si ça se trouve, il y avait d’autres pièges à l’étage inférieur, et ma chance m’a permis d’arriver jusqu’ici en un seul morceau.
Redoublant de vigilance, je continue mon ascension. Je commence à comprendre pourquoi les filles ne montent pas la garde. Elles semblent si sûres d’elles.
Je perçois plus nettement leurs voix. Elles rient. Elles rient !
Bon dieu, mais que se passe-t-il là-haut ?
Le deuxième étage est aussi vide que le premier. Les amas de béton qui se sont détachés des murs et du plafond délabré recèlent peut-être de mines en tous genres. Je sautille d’une zone dégagée à une autre, chaque pas m’arrachant une grimace et me faisant perdre quelques gouttes de sang supplémentaires.
Troisième escalier. Le dernier. Là-haut, les filles s’amusent comme des folles, et Torch continue de gémir.
Je déglutis avant de gravir les premières marches. La troisième et la sixième marche sont piégées. Je les saute puis atteins le petit palier. L’escalier tourne, huit autres marches, puis tourne à nouveau, puis, là-haut, l’étage final. Mon arme est constamment braquée vers le rectangle de clarté, en haut de chaque volée de marches. Je déjoue un ultime piège entre le dernier palier et le troisième étage. Les rires des filles résonnent là-haut, et les plaintes de Torch se changent parfois en hurlements déchirants.
Plus que huit marches. Un pied devant l’autre. Le dos qui frotte contre la paroi. Le pistolet relevé à hauteur du visage. Un revers de la main pour chasser une mèche rebelle de mon regard. Une goutte de sueur qui perle de mon menton. Plus que deux marches.
La salle s’ouvre sur ma droite. Je ne peux voir que quelques décombres, et un amas de sacs, dans le fond. Personne en vue. J’aurais eu une grenade, je l’aurais balancée et tout serait fini.
Je me colle contre le mur opposé, tiens mon arme droite et me force à me redresser. Lentement, en grimpant les deux derniers degrés, la salle se présente à moi.
Elle est comme les deux précédentes : carrée, un pilier central, des étroites ouvertures au centre de chaque mur. Les deux filles sont au fond et me tournent le dos. Elles sont penchées sur Torch, attaché à une chaise, les mains dans le dos.
Sa chemise est ouverte. L’une des filles, assez petite, les cheveux châtains atteignant le bas de ses omoplates, à peu près mon âge, a un couteau dans la main et, avec la pointe de la lame, s’applique à tracer je ne sais quoi sur le ventre de Torch qui hurle à nouveau.
Les filles pouffent comme des gamines.
« Mais vous êtes complètement folles ? »
Les mots sont sortis de ma bouche sans que j’aie pu les retenir.
C’est Torch qui me voit en premier. Les deux filles pivotent quasi simultanément. L’autre fille est la grande perche du district Quatre, avec ses longs cheveux bruns, qui était déguisée en poisson lors de la cérémonie d’ouverture. Je ne sais pas pourquoi je pense à ce détail qui m’aurait fait exploser de rire dans une toute autre situation.
Mais présentement, je n’ai pas du tout envie de rigoler.
Les filles sont de toute évidence étonnées de me voir ici. Cela aurait été un atout pour moi si la grande perche n’avait pas un arc à la main. En deux temps trois mouvements, avant que j’aie pu me décider à leur tirer dessus, elle s’empare d’une flèche et tend son arc vers moi.
Je suis à cinq bons pas d’elle, et elles restent serrées l’une contre l’autre, ce qui m’évite d’avoir à braquer successivement mon arme sur chacune de leur tête.
« Tu peux encore marcher ? » La fille du district Trois m’adresse une moue désapprobatrice. Mais elle ne fait quand même pas trop la fière, avec pour toute arme, son couteau brandi.
« Je me débrouille. Qu’est-ce que vous faites à ce connard ?
— Oh trois fois rien, elle répond, sur le même ton hautain. On est sacrément contente d’avoir pu le capturer, mais je dois dire que te voir ici me rend encore plus heureuse.
— C’est toi qui a buté Slaine, c’est ça ? » La grande brune toute fine me lance des éclairs de haine derrière son arc tendu. « C’est lui qui avait le pistolet avant toi, je le sais.
— Il a dû le lâcher par inadvertance, je réponds, sans détacher mon regard du sien.
— T’as tué Slaine, son coéquipier, renchérit la fille aux cheveux châtains en hochant la tête en direction de la grande perche, et ton pote a tué mon coéquipier ! Je le sais car je l’ai vu ! Il venait de te planter et ton pote l’a embroché par derrière. Il était à quoi, cent pas ? Cent pas, et il balance un javelot avec une force surhumaine, sans rater sa cible. J’aurais tellement voulu le faire souffrir pour ce qu’il a fait ! »
C’est Stieg.
C’est Stieg qui m’a sauvé la vie.
Oh mon dieu, si j’avais su…
Je m’en suis douté à un moment, mais je n’ai pas voulu le croire.
« Merci…
— Quoi ?
— Je ne te parle pas à toi, espèce de sadique ! Je dis juste merci tout haut, à Stieg et à sa famille, car grâce à lui, je suis encore vivante aujourd’hui. Et je suis ici pour finir le boulot. »
La fille du Trois se met à rire, vite imitée par la grande perche.
« Ha, ça, c’est que tu crois ! Que vas-tu faire, petit “deux”, face à deux Carrières surentraînées ? Tu devrais poser ton arme de suite, je t’assure que ta mort sera rapide !
— Deux ! répète la grande brune. Mais comment as-tu fait pour avoir une note aussi nulle ? Je crois que je n’ai jamais vu ça de toute ma vie ! »
Lentement, elle s’approche de moi. L’autre la colle comme si c’était son unique salut. J’oblique lentement, tourne autour du poteau central, veille à garder le plus de distance possible entre elles et moi. Si elles venaient à se séparer, je serais obligée de me mettre à tirer, ou je serais perdue. Tant qu’elles restent collées l’une à l’autre, j’ai une chance de m’en tirer.
C’est ça qu’on leur a appris, à leur école de Carrières ? Pas très futé !
Mes yeux se fixent un instant sur la pointe de la flèche, prête à se ficher dans ma poitrine. Après Slaine et son pistolet, me voilà à nouveau à la merci d’une arme qui peut me tuer d’un coup, sans que j’aie le temps de m’en rendre compte. C’est si déstabilisant…
Je m’efforce de reporter mon attention sur le regard de la grande brune, afin d’y déceler le moindre signe d’affaiblissement. Car si je tiens mon arme au bout de mon bras gauche, tremblant et fatigué, elle, elle doit carrément garder son arc bandé, ce qui doit être rapidement éreintant.
Le léger sourire qu’elle me tend, sa tête inclinée et ses pupilles logées en haut de ses yeux, ses épaules saillantes, ses longs bras dégingandés, à peine tendus, tout en elle accompagne sa pose, comme si elle avait appris depuis des années à tirer à l’arc et à le pointer sur un adversaire le temps qu’il faudra.
Nous continuons à tourner lentement. Je veille à ne pas trop m’approcher de Torch, qui de toute évidence est en train de délirer. On ne sait jamais.
Je fatigue. Mon bras tremble de plus en plus, et la brune semble s’en rendre compte, ce qui la fait sourire de plus belle. Ses longs rideaux de cheveux qui pendent de chaque côté de son visage la rendent envoûtante. Je la trouve anormalement grande mais elle doit être attirante pour plus d’un garçon. Je croyais que la fille du Trois était le leader du groupe, mais en la voyant ainsi accrochée à sa compagne, je commence à douter. Cette fille me dérange ; je me sens si petite face à elle…
« Ça va durer encore longtemps ? je finis par lâcher, d’une voix sèche.
— Le temps que tu voudras, Blondie ! »
Elle semble imperturbable ; ça me décontenance. Mais en y réfléchissant bien, ça ne me surprend pas. C’est une tribut de carrière, je suis une pauvre fille nulle et molle. Qu’est-ce que je croyais ?
Je réfléchis aux issues possibles. En vain. Les tempes me brûlent, la sueur perle de mon menton. La peur de la mort jaillit subitement du coin reculé de mon cerveau où je l’avais reléguée. Je ne suis plus sûre de rien. Je vais mourir ici, et tout le reste aura été vain.
Mais ma vie peut avoir encore un sens. Il faut juste déclencher l’apocalypse. C’est si facile. Il me suffit de tirer.
C’est la fin de tout. De ma vie, du monde, de mes peurs, des Jeux, de la douleur, de la faim, de la crasse, du regret, des lamentations, de l’odeur du sang.
Au-delà de tout, il ne reste que la colère.
La colère.
Alors je tire.
 
Détonation brutale. Hurlement de l’arme. Tremblements des murs. Sang qui éclabousse.
Éclat de métal qui se rapproche à une vitesse effroyable.
Piqûre incisive. Brûlure qui se répand. Douleur intense.
Mes genoux me lâchent, je m’écroule entre les gravats.
 
La fille du Quatre s’effondre à son tour, la tête transpercée d’un trou de la taille de mon poing. Son arc tombe à ses pieds. Mais pas de flèche dans ses mains. Mon esprit cherche la cause de cette douleur subite. Mes yeux se posent sur mon corps, mes jambes, mes bras. Mon bras gauche. Le biceps transpercé par le trait meurtrier. Je m’efforce de ne pas succomber à l’évanouissement.
La fille du Trois hurle et me saute dessus, le couteau en main. Instinctivement, je redresse mon bras valide pour me protéger. La soudaine incision me provoque un électrochoc dans tout le corps et me réveille complètement. Je bascule en arrière, donne un coup de pied à la fille sur le côté, qui la fait chuter et perdre son arme. Elle se rue sur moi, me bloque les bras, je lui donne un coup de tête qui la fait vaciller un instant, une narine éclatée. Je cherche à la repousser mais elle me renverse à nouveau, et, en moins de temps qu’il ne le faut pour le dire, s’agrippe à moi par derrière, me plaquant sur le dos au-dessus d’elle, ses cuisses emprisonnant les miennes, un bras sous ma gorge, l’autre renfermant dans le creux du coude le poing du premier pour affermir sa position.
Sa tête est juste à côté de la mienne ; je sens son souffle court siffler dans mon oreille. Elle se met à serrer pour m’étrangler. Je me débats mais mes forces déclinantes ne me permettent plus de me libérer. Je suffoque. Son bras m’écrase progressivement la gorge ; elle fait cela avec une minutie et une patience déconcertante. J’ai envie de crier, de lui prier de me laisser en vie, de ne pas me tuer comme ça, non pas comme ça, pas sans air…
Je suffoque, manque d’oxygène. Des points lumineux dansent devant mes yeux. Je ne peux même plus déglutir. Et l’autre qui continue à serrer…
Est-ce ainsi que je vais mourir ?
La peur réduit à néant mon sang-froid, ravage tout comme l’eau brisant sa digue et se déversant sur les villages en contrebas. Je n’arrive plus à penser correctement.
Mon pistolet… Le couteau…
Je ne sens rien.
Le noir. Qui entre, petit à petit. Je ne vois plus qu’un tout petit point lumineux qui se réduit. Le bourdonnement dans mes oreilles s’intensifie jusqu’à dominer tous les autres sens.
C’est le bruit de ma circulation sanguine. Boum, boum, boum.
Ça tape dans ma tête.
Est-ce ainsi que je vais mourir ?
Tout petit point lumineux qui ne veut pas disparaître…
Tout petit point.
C’est la colère qui ne veut pas rendre l’âme.
La colère.
Mes doigts agrippent le trait planté dans mon bras. Tirent dessus. Le rabattent sur le visage de la fille.
Un hurlement. Ses muscles se relâchent. Je me débats avec mes dernières forces, m’éloigne à quatre pattes, suffoque, tousse, essaye de reprendre de l’air.
La fille hurle et hurle encore. Je suis affalée sur les gravats, à la regarder hurler à la mort, la flèche plantée dans l’œil et les mains gesticulant autour, ne sachant s’il faut la retirer ou la laisser en place.
L’air entre dans mes poumons en me brûlant. Ma vue s’élargit progressivement et les bourdonnements s’amenuisent pour laisser place aux gémissements incessants de la fille.
Je tente péniblement de me relever, cherche mon arme des yeux. Elle n’est pas très loin. Je rampe jusqu’à elle.
Mes doigts se posent sur le canon ; j’y suis presque.
La chaussure qui s’abat dessus m’écrase les doigts. Un cri rauque s’échappe de ma gorge écrabouillée. Je relève la tête.
Torch, qui s’est libéré. Il a le torse et le visage en sang, il titube un peu, l’œil hagard. Soudain, de manière imprévisible, il m’assène un violent coup de genou dans la mâchoire, qui me fait littéralement voler en arrière. J’ai à peine le temps de relever la tête que Torch est sur moi. Il m’envoie en pleine figure un coup de poing qui s’écrase contre ma pommette brûlée. Puis un autre. Et encore un autre.
 
Je crache du sang. J’ai perdu connaissance. Je crois. Je ne vois plus que d’un œil. L’autre semble trop boursouflé pour pouvoir s’ouvrir. Torch est encore là. Il s’est redressé. Il me domine de toute sa hauteur, le pistolet en main, encore fumant. Il vient de tirer sur l’autre fille agonisante. C’est ce coup de feu qui a dû me faire revenir à moi.
Je lève le bras au-dessus de mon visage pour me protéger. Le sang coule de la coupure causée par la fille du Trois et tombe dans mes yeux.
Je suis à terre et plus aucune force pour me relever. Torch se penche sur moi et me redresse par le col, qui craque sous ses doigts. Il me regarde de ces yeux grands ouverts. Sa fureur se mélange à de la folie pure. Et de l’excitation.
« Je ne veux pas te tuer, pas encore, car j’ai envie de m’amuser avec toi quand il ne restera plus que nous deux. On va prendre beaucoup de bon temps, toi et moi, je peux te l’assurer ! »
Jon’, aide-moi. Ne lui laisse pas l’occasion de me faire ça…
Torch se redresse, satisfait. Curieusement, il balance le pistolet dans les décombres, s’empare d’une sorte d’épée et s’élance dans les escaliers.
Merci, merci.
Je m’attends à ce qu’il saute sur une mine, mais aucune détonation provient d’en bas. Dans un effort surhumain, je me redresse, récupère le pistolet et m’approche de la fenêtre. Quelques secondes après, je vois Torch débouler dehors, où le vent s’est calmé, et commencer à gravir la pente sableuse.
J’essaye de viser mais n’arrive plus à tenir correctement le pistolet. Mes yeux ne parviennent plus à focaliser le bon plan, et tout semble flou et dansant. Je retombe sur les fesses sans avoir pu ouvrir le feu. Dans un état second, je contemple les deux cadavres dans la pièce, et tout ce sang, partout.
Deux coups de canon, au loin.
J’oscille d’avant en arrière, mollement. La douleur me tient éveillée. Je ne sais pas quelle blessure pulse le plus ; les signaux proviennent de toutes les régions de mon corps et noient mon cerveau sous des tonnes d’informations alarmantes.
Délicatement, je me palpe le visage. Impossible de poser les doigts sur ma pommette. L’os est peut-être cassé. Mes yeux se posent sur mon biceps gauche. La flèche n’a transpercé que du muscle ; la plaie est fine et saigne peu. J’inspecte mon bras droit : la coupure est vilaine et me soulève le cœur ; la chair est incisée jusqu’à l’os.
J’inspecte enfin ma toute première blessure, fortement malmenée ces dernières minutes. Il n’y a plus rien à faire de ce côté-là : la plaie est béante, et des deux lèvres nécrosées et noires s’échappent pus et sang infecté.
Ayant recouvert mon souffle, je parviens non sans mal à ramper jusqu’aux sacs des filles et leurs cadeaux des sponsors, où je trouve divers bandages, paquets de nourriture et gourdes d’eau. Je panse mes blessures en hâte, car je n’ai de toute façon jamais su faire ce genre de chose. Et puis il est trop tard pour celle du ventre, que je laisse à l’air libre.
J’ouvre brutalement les paquets, comme une sauvage en manque de nourriture, et m’enfourne au fond de la bouche toute sorte de denrées dont je ne perçois même pas le goût. Chaque bouchée me brûle la gorge mais je n’en ai cure. Je bois ensuite un litre d’un jus vitaminé dissimulé parmi toutes les gourdes d’eau.
La bouche encore pleine, je me relève. Ce qui me manque à présent, c’est du sommeil, mais je n’ai plus le temps pour cela. Dans une heure ou deux, je suis vidée de mes dernières gouttes de sang.
À peine dix minutes après son départ, je me lance à la poursuite de Torch. En descendant les marches, je remarque que les diodes des pièges sont éteintes ; Torch a dû trouver un moyen pour les désactiver, peut-être en trouvant une télécommande dans les poches des filles qu’il a eu tout le temps de fouiller pendant que j’étais dans les vapes.
Les manches de ma veste sont percées et déchirées ; la fermeture Éclair ne ferme plus ; les genoux de mon pantalon sont troués. J’ai retroussé mes manches et remonté les jambes de mon pantalon en les attachant au-dessus des genoux à l’aide des petites cordelettes. Je dois conserver le maximum de mobilité.
Il n’y aura pas de chemin de retour. Je l’ai toujours su. Quand je m’éloigne du phare, je n’ai plus de sac sur les épaules, plus d’eau ou de nourriture, pas d’autre arme que le pistolet. Je veux être la plus légère possible.
Je marche sur les pas de Torch et m’élance à sa poursuite, courant presque en espérant pouvoir le rattraper au plus tôt. Le soleil commence à nouveau à frapper, fort, très fort, mais je ne m’en soucie guère à présent. Je peux cramer complètement, tout ceci n’a plus aucune importance. Je cours comme jamais je n’ai couru depuis le début des Jeux. Peut-être depuis le début de ma vie.
Il me croit à l’agonie. Il doit prendre son temps. Il ne doit pas être loin. Je ne tarde pas à l’apercevoir au loin.
« Torch ! »
Il se retourne, me voit accourir, s’active à son tour. Il se dirige vers les défilés de pierres coupantes, droit devant nous. A-t-il envie de dire un petit bonjour aux dinosaures ?
Nous quittons les dunes pour entrer dans les terres désolées. L’odeur de soufre me prend soudainement aux narines. Nous courons à perdre haleine vers notre mort.
Au début, je crois que ce sont les pas d’un gros lézard que je ressens sous mes pieds, mais bien vite, je me rends compte que c’est toute la terre qui a des spasmes. Des fumerolles se mettent à rejeter des fumées nauséabondes, verdâtres et brûlantes, qui occultent la lumière du soleil.
Mais ce n’est qu’une fois que j’ai pénétré suffisamment profondément dans le territoire volcanique que les premiers gros tremblements de terre se mettent en branle.
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