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HG47

3 avril 2013

Seconde partieColère 10 « C’est grandiose,

Seconde partie
Colère
10
« C’est grandiose, mesdames et messieurs, quelle tuerie ! Passons à l’intérieur du phare, ou le combat fait rage. Ouch ! Ça ne doit pas faire du bien ! C’est le garçon du district Douze qui vient de perdre un bras ! Le tribut du Deux est vraiment très fort ! Il arrive à découper un membre avec une simple lame ! Oh ! La tête, mesdames et messieurs, la tête ! Et dehors, comment les choses progressent-elles ? Combien de tributs sont-ils déjà disqualifiés ? Mesdames et messieurs, restez avec nous pour la suite du programme. »
La douleur.
Celle qui tétanise et empêche de respirer.
Comme quand on est soudainement plongé dans l’eau froide.
C’est au-delà de la souffrance. C’est quelque chose qui accapare entièrement l’esprit, incapable de penser à quoi que ce soit d’autre.
J’ai mal. C’est insensé à quel point ça me fait souffrir.
Je suffoque, je cherche à reprendre de l’air.
Mais il y a une masse posée sur ma poitrine qui m’empêche de respirer.
Je tente de lever un bras, de redresser la nuque.
Le soleil est toujours là.
Jaune, éblouissant. Impassible là où il se trouve.
Je reviens à moi. J’ai dû perdre connaissance un bref instant. La douleur me vibre dans les oreilles, mais ce n’est pas elle qui m’empêche de respirer, non, c’est le garçon du district Trois qui est affalé sur moi.
Il ne bouge plus.
Moi je suis à moitié enfoncée dans la dune de sable qui glisse petit à petit. Je cherche à repousser le garçon mais abandonne aussitôt et hurle de douleur. Je hurle, je hurle, et je hurle encore. Pendant de longues minutes. Mon cri résonne le long des versants de cette cuvette désertique. Mais personne ne vient m’achever ni me secourir.
J’ai l’impression d’être seule ici.
Je me redresse tant bien que mal. Mes yeux tombent sur ceux de mon adversaire, exorbités et sans vie.
Il est bien mort.
Mon Dieu. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Il y a un trait qui est fiché dans son dos. Sûrement une sorte de javelot ou une quelconque arme de jet en acier.
J’ai un haut-le-cœur étourdissant que je ne peux retenir. Malgré moi, ne pouvant me retourner, je me vomis dessus et éclabousse le visage du mort. Et quand je vois ça, je vomis à nouveau. Et chaque rejet accentue la douleur qui se propage dans tout mon corps, du coup, je vomis encore.
Soudainement exténuée, je m’écroule à nouveau dans le sable. Mon urine se met aussitôt à couler car mon corps n’a plus la force de retenir la pression de ma vessie. J’attends que ça passe. Je cherche à me calmer, à juguler ces terribles spasmes et ce dégoût. Je me rends alors compte que je parviens à respirer de petites goulées d’air brûlant, et que ma tête est à l’ombre grâce au cadavre qui m’écrase.
Ça aurait pu être pire. Pourquoi je ne suis pas encore morte ? Je ne sais pas. Je respire. Mon corps se bat. Je dois me battre.
Je me redresse et, dans un effort qui me fait lâcher un terrible juron qui se transforme en un hurlement de douleur, je parviens à retourner le garçon et à le faire rouler sur le côté.
Le soleil frappe fort à nouveau.
Je me mets sur le côté, vomis encore une fois alors que la douleur manque de me faire tourner de l’œil. Terrassée par la fatigue, une joue grillant sur le sable brûlant, je contemple le manche du couteau enfoncé en moi. J’en ai un nouvel haut-le-cœur.
Pourquoi je ne suis pas encore morte ?
Tout ce sang, mon Dieu…
D’une main tremblante, j’agrippe le manche. Il est couvert de mon sang poisseux, mêlé à du sable qui s’agglutine et s’amoncèle dans la blessure.
Il ne faut pas que je réfléchisse. Si j’appréhende, je ne le retirerai jamais. Je dois le faire. Maintenant.
Je hurle. J’ai tiré d’un coup, dans l’axe de la blessure pour ne pas aggraver la situation.
Le sang se met à affluer. Je m’en doutais, mais au moins ce truc n’est plus en moi. Je compresse la blessure d’une main tremblante. Mon survêtement est déjà quasiment repeint entièrement rouge. Mes mains se colorent de la même teinte.
Mon Dieu. Pendant un instant, je songe à toutes ces caméras qui filment mon agonie. Savoir que des millions de personnes me regardent, le visage couvert de vomi, le ventre de sang, et les jambes de pisse, me fait enrager.
Finalement, je n’ai pas envie que les gens se souviennent de moi ainsi.
Et je n’ai plus du tout, du tout envie de mourir.
Je tente de me redresser, parviens à tenir sur mes quatre membres, prends le temps d’examiner les lieux, même si ma tête tourne horriblement et que mes yeux ne me permettent pas de distinguer le moindre détail dans cette lumière aveuglante.
Le phare est toujours là.
Les cadavres aussi. L’un d’eux semble bouger, se lamenter, gémir. Je ne vois pas d’autre personne bouger dans ce cirque de sable. Tout le monde a dû parvenir à gravir les dunes et s’enfuir pour chercher de l’eau et un coin d’ombre.
Je fouille le cadavre à côté de moi. Il a moins saigné que moi. Malgré le trou dans son dos, j’estime qu’il serait préférable que je lui prenne sa veste. J’essaye de tirer sur le javelot, mais de nouveaux haut-le-cœur m’empêchent de continuer. De toute façon, je n’ai plus assez de force pour l’extirper. Tant pis, on se passera de la veste.
Je défais la boucle de sa ceinture et tire dessus jusqu’à ce qu’elle vienne. Je m’empare aussi du sac que ce tribut avait eu le temps de récupérer. En scrutant les lieux autour du phare, je remarque que tous les autres sacs ont été pris. Il ne reste rien d’intéressant. Même les autres cadavres ont été dépouillés.
J’ai un peu honte de moi.
Non, il ne faut pas. Ce type est mort et n’a que faire des biens matériels.
Je prends le temps de jeter un coup d’œil à l’intérieur du sac : il y a une bouteille d’eau, que je m’empresse de prendre, de l’ouvrir, et d’ingurgiter la moitié de son contenu – tant pis si elle est empoisonnée –, un paquet de gâteaux, un sac de fruits secs, un briquet, un rasoir, une lampe de poche et d’autres trucs au fond que je ne prends pas le temps d’examiner.
Il faut se lever, à présent.
Je me mets à appréhender.
Non, il ne faut pas. Je sais que je vais avoir mal. Inutile de s’imaginer la douleur avant qu’elle n’arrive.
Je m’appuie sur un genou et me redresse. Je ne peux m’empêcher un gémissement. Toute ma trachée me brûle à force d’avoir vomi, c’est atroce.
Me voilà debout. Enfin, façon de parler : je suis prostrée, pliée en deux car je ne peux me redresser davantage, une main toujours plaquée contre la plaie béante afin d’empêcher les saignements.
Lentement, en prenant le temps de me reposer à chaque pas effectué, j’entreprends de gravir la colline de sable. Je ne sais pas où je trouve toutes ces forces. J’ai dû perdre trois litres de sang.
Je trébuche, m’affale sur le sol en me retenant au dernier moment par ma main droite, celle qui compressait ma plaie. La voilà à présent pleine de sable collé. Je peste de rage en débouchant ma bouteille d’eau pour me nettoyer sommairement la main. J’en profite pour en verser un peu sur ma plaie et la nettoyer de tout ce sable.
Il ne me reste déjà presque plus d’eau.
Péniblement, je reprends ma route. Lentement, inlassablement. Comme si j’étais soutenue par une personne imaginaire. Je ne me l’explique pas.
Le vent se met à souffler. Parfait pour effacer mes traces. Moins sympathique pour ma plaie, que je tente vainement de garder la plus propre possible.
Je crois bien que je mets une heure à arriver au sommet. À force de cris de douleur, de crises de larmes, de gémissements, de courts évanouissements. Le soleil semble déjà sur le point de décliner. Il est fortement voilé par les bourrasques de sable qui règnent sur les lieux.
Il m’est impossible de bien distinguer le paysage devant moi. Au moins ne suis-je plus en train de cuire au soleil. Je dois être rouge des pieds à la tête, brûlée sur toute la face, et couverte de sable, qui s’agglutine dans les moindres replis de mes vêtements et dans mes cheveux, ou qui se colle à ma peau souillée par les vomissures et le sang.
Il y a des rochers un peu sur ma droite. Je décide de me diriger vers eux. Mes jambes peinent à présent à me soutenir. La fatigue reprend ses droits. J’ai la tête qui tourne affreusement.
Je marche les yeux posés sur le sol, un bras me protégeant du vent, et l’autre compressant toujours mon ventre.
Un pied devant l’autre.
À tout prix. Sans plus s’arrêter.
J’arrive au niveau du plus gros rocher, qui doit faire deux mètres de haut pour trois mètres de côté. Il est flanqué de deux autres rochés plus pointus. On dirait une tête de chat. Je tourne autour du rocher pour me placer du côté qui n’est pas frappé par le vent, puis je m’apprête à m’affaler sur le sol, avant de découvrir qu’il y a une sorte de cavité sous le rocher !
Il fait sombre à l’intérieur.
Mon Dieu, si ça se trouve, il y a un autre tribut caché là-dessous, qui va me sauter dessus. J’entreprends d’éclairer le fond du trou avec ma lampe de poche. Personne.
Dans un gémissement de soulagement, je m’allonge – ou plutôt je m’écroule – sur le sable, et roule sur moi-même pour entrer dans la petite cavité où je tiens à peine.
Ce que j’espère seulement, c’est qu’elle ne va pas s’emplir de sable avec cette tempête qui n’en finit pas. Mais je me moque de tout à présent. Du vent, du sable, des tributs, des Jeux, de ma blessure, de mon allure, de tout ça.
Je m’allonge sur le dos, souffle un coup et…
 
Je me réveille ; la lumière du matin filtre à travers quelques trous dans la roche et par la petite trappe par laquelle je suis entrée, qui est presque entièrement bouchée par les dunes.
Il fait frais ici.
Froid même.
Ils auraient au moins pu mettre un pull ou une couverture, dans ce fichu sac à dos.
Ma blessure.
Sa présence me frappe à nouveau, brutalement. Je l’avais complètement oubliée, et à l’instant où je me remets à penser à elle, la douleur revient. Et les larmes qui vont avec.
Je me redresse, la contemple dans la pénombre. Elle est à nouveau couverte de sable, mais ne semble plus saigner. Elle est horrible à voir. Je pense que jamais je n’aurais pu être médecin ou infirmière. Et pourtant, en quelques heures, j’aurais vu plus de sang que dans tout le reste de ma vie.
Quoique… Je ne sais pas qui de moi ou de Ethan a saigné le plus. Ou était le plus horrible à voir.
Délicatement, je soulève un pan de tissu collé contre ma peau. Je réprime un spasme. Mon Dieu, c’est horrible.
Je ne sais pas quoi faire. J’utilise les dernières gouttes d’eau pour me désaltérer, ou pour laver ma plaie ? Finalement, j’ai envie de tenter un truc fou, car j’ai de toute façon trop soif. J’engloutis le fond de ma bouteille, puis reporte mon attention sur ma blessure, que je recouvre délicatement de sable. Ce même sable que j’ai essayé d’évacuer sans cesse la veille. Je me dis que c’est sans doute le meilleur moyen d’éviter l’infection. Le sable d’ici est sûrement plus propre que ma main ou que ma chemise.
Épuisée par l’effort et les picotements qui pulsent de ma blessure, je redépose ma tête sur le sable et ferme les yeux.
 
Je me réveille en sursaut. Je crois un instant que cela ne fait que quelques minutes que je me suis assoupie, mais il fait nuit dehors. Depuis combien de temps suis-je ici ? Un jour ? Deux ? J’ai raté la retransmission de la veille, qui indique le nombre et le nom des victimes. Peut-être même que j’en ai raté une seconde. Et les coups de canon qui annoncent chaque décès ne m’ont même pas réveillée.
Je suis toute ankylosée. J’ai des courbatures partout et le moindre mouvement me semble être un effort surhumain. Je ne sais pas s’il y a une caméra sous ce rocher, si les gens me regardent passionnément en train de survivre, de mourir, ou je ne sais quoi, mais une chose est sûre, aucun canon n’a sonné ma mort.
Je suis toujours vivante, et je ne me l’explique pas. Je suis ici, dans le désert, sous ce rocher, en plein quarante-septièmes Hunger Games. Moi qui pensais ne pas me battre, c’est mon corps qui se bat pour moi. J’ai honte de l’avoir ainsi abandonné.
Je me redresse pour inspecter ma blessure. À travers le sable que j’ai déposé, je crois distinguer une grosse tâche noire. Une croûte ou un hématome, je ne sais pas trop. Je n’ose pas toucher. Il ne vaut mieux pas. Le noir s’étend le long de mes veines. Je crois que ce n’est pas très bon signe, mais j’espère que ça ne va pas mal évoluer. De toute façon, je ne peux quasiment plus bouger, alors autant attendre ici, à se reposer.
Pleurant silencieusement, je me mets à grignoter quelques gâteaux, car la faim me tenaille l’estomac. Je ne sais pas ce que le la lame du couteau a abîmé en moi – l’intestin, le foie, un rein ? –, mais l’appétit n’est pas parti, et je pense que je digère normalement.
Tant bien que mal, j’arrive à me tourner sur le côté. Cela faisait si longtemps que je reposais sur le dos que j’en avais mal partout. Je me recroqueville en position fœtale, ferme les yeux, et cherche le sommeil.
 
Le réveil douloureux, avec un rayon de soleil dans les yeux. L’air est suffoquant. Il doit faire une chaleur à crever, dehors.
J’ai soif. Terriblement soif. Je passe mes doigts sur mes lèvres. Elles sont sèches et gercées. Comment se fait-il que la soif ne m’ait pas réveillée plus tôt ?
Plus rien ne va. J’ai envie de me soulager, j’ai mal partout, ma blessure me lance horriblement. Et j’ai soif.
Je ne peux rester ici plus longtemps. Malgré moi, je me mets à pleurer. Il faut que je tienne jusqu’au soir. Le soir est plus frais. Il faudra marcher et chercher un point d’eau.
Et dire que je n’arrive même pas à me retourner sans manquer de hurler de douleur…
Mes yeux se posent sur ma blessure : comme je le craignais, la zone noire s’est étendue. Elle prend désormais une bonne partie de mon côté droit, de l’aine au nombril.
Et c’est tout dur.
Je n’aurais jamais dû toucher. Rester dans l’ignorance, c’est bien plus salvateur. Là je sais. Une hémorragie interne qui ne semble pas vouloir s’arrêter. Mon ventre se remplit de sang.
Au moins, l’absence de fièvre signifie que la plaie n’est pas infectée. C’est déjà ça.
Je me rallonge sur le dos, laisse tous mes muscles se relâcher, cherche à penser à autre chose que la soif, la blessure, la douleur. Qu’est-ce qui pourrait me préoccuper d’autre ?
« Papa. Maman. Si vous m’entendez. Sachez que je vous aime. Non, ne pleurez pas. »
Ma voix est à peine audible, rauque. Je ne devrais pas parler et préserver ma salive.
Je me remets à pleurer.
« Maman… Si tu savais comme j’ai mal… »
 
Le soir. L’après-midi a passé lentement, entrecoupée de petites siestes et de séances de crises de larmes.
Je sais que c’est le moment. Je dois y aller, ou je suis morte dans la nuit. L’espace d’un instant, je me prends à souhaiter cela : m’endormir calmement et ne jamais me réveiller.
Non !
Je me redresse en réprimant un juron, range mes affaires dans mon sac, et commence à creuser pour dégager l’entrée. Une chance qu’une autre tempête de sable n’ait pas fini de la condamner !
Quand j’estime que le trou est suffisamment large pour que je puisse passer, j’avance un peu, place mon oreille à la sortie, et écoute ce qu’il se passe à l’extérieur.
Pendant de longues minutes, j’écoute, à l’affût du moindre bruit inquiétant, mais rien ne se fait entendre à part le sifflement du vent s’infiltrant dans mon trou à rat.
Je décide finalement de passer la tête dehors. Pour passer le corps, je me mets sur le dos et pousse de mes petits bras affaiblis. Après cet effort éreintant, je reste affalée dans le sable, à la merci de n’importe quel agresseur. Mais alors que je m’attendais à voir surgir un humain de n’importe quel côté, c’est un énorme scorpion noir qui rentre dans mon champ de vision, juste au-dessus de ma tête, évoluant lentement sur le rocher.
Je manque de hurler, retiens mon souffle, finis de m’extirper et rampe sur le dos pour m’éloigner du rocher. Si ça se trouve, ce scorpion a déjà dû me rendre visite la nuit, mais n’a pas jugé bon de me piquer.
Parvenue finalement à me hisser sur les genoux, je me mets à l’examen de ce qui se dresse devant moi. Les dunes de sable s’étalent sur plusieurs centaines de mètres autour de moi. De là où je suis, je ne distingue que le sommet du phare. À l’opposé, des cimes d’arbres qui dépassent des dunes. Une forêt. Pas si loin. C’est là que je trouverai de l’eau. Et sûrement d’autres tributs.
Ma progression dans les dunes est lente et laborieuse. Je ne cherche même pas à me cacher : l’action de mettre un pied devant l’autre sans appuyer sur ma blessure retient toute mon attention. Quand j’atteins la lisière, je me plaque contre le premier gros tronc à ma disposition, et cherche à reprendre mon souffle. Je me mets à l’affût du moindre bruit suspect dans la forêt, mais ma blessure me lance terriblement et je peine à me concentrer.
Soudain, une détonation résonne au loin, devant moi. Sans doute de l’autre côté du phare, à l’autre extrémité du désert. Il ne faut pas longtemps pour que le coup de canon se fasse entendre. Quelqu’un vient de se faire tuer, à l’instant. Je frissonne à cette idée. Qui cela pouvait-il bien être ? Je le saurais ce soir.
Le fait que je ne sache pas qui est mort, et combien de personnes il reste dans l’arène m’angoisse particulièrement. Et est-ce que Stieg est encore vivant ? Il a dit qu’il aurait de l’eau et des vivres pour moi. Mais le chercher dans mon état est tout simplement impossible.
L’imaginer mort me titille l’estomac. J’ai appris à apprécier cet homme taciturne, son combat pour sa famille et son désir de protection, et si je ne tolèrerai jamais vraiment le fait qu’on puisse se porter volontaire pour un jeu de tuerie, au moins j’ai pu découvrir les enjeux d’un Carrière pas si commun.
Comment réagirait-il s’il apprenait que j’ai été tuée ? Est-ce que cette idée le mettrait mal à l’aise ? J’ose l’espérer.
Le bruit de la détonation au loin n’a pas causé le moindre mouvement dans la forêt. Il n’y a peut-être personne là-dedans. Pourtant, qui dit végétation, dit eau, et je suis persuadée que je vais y trouver de quoi me désaltérer.
Je m’inspecte brièvement. Je suis en parfaite tenue de camouflage : étant couverte de sang des pieds à la tête, une couche de poussière et de sable s’est déposée sur ma peau et mes tissus imbibés, me donnant un air blafard dissimulant ma face rougie par le soleil et mes tâches de sang. Quant à mes cheveux… Je suis presque rousse au niveau de mes mèches à l’avant – j’ai dû les triturer machinalement de mes doigts couverts de sang –, et blanc cendré à l’arrière. Tous mes cheveux sont emmêlés ou collés. Je dois être horrible à voir.
Je dois repartir, à présent. Je sais que mes forces vont me lâcher incessamment sous peu, et je dois donc avancer encore un peu. J’ai déjà les jambes flageolantes. Doucement, silencieusement, je progresse entre les hauts troncs des pins parasols et l’épaisse végétation de fougères, de ronces et d’arbustes touffus qui m’empêchent de progresser facilement. Au moins suis-je plutôt discrète, car prostrée comme je suis, ma taille actuelle ne dépasse pas celle de la végétation basse.
Tous les dix pas, je m’arrête et écoute. La faune semble assez peu présente dans cette forêt : à part la brise qui secoue les branches, il n’y a aucun autre son. À plus d’une trentaine de pas de la lisière, je décide que je suis suffisamment enfoncée dans la végétation pour m’accroupir et me soulager, enfin, après presque deux jours de retenue. Je pense à une caméra qui pourrait être la, en train de me filmer, mais dans les Jeux, les organisateurs ont très souvent fait l’impasse sur ce genre de séquence pour le moins inintéressante. Ceci dit, savoir qu’un technicien est peut-être en train de se rincer l’œil m’indispose fortement.
Je suis rassurée de penser que l’absence de douleur est sans doute un signe qu’aucun de mes organes n’a été touché. J’ai une chance inouïe. Cela me redonne un peu de baume au cœur, et je repars avec une nouvelle petite flamme d’espoir qui grandit au fond de moi. Ce n’est pas l’espoir de remporter les Jeux et de rentrer chez moi, non. C’est juste l’espoir de pouvoir avancer encore un peu, de survivre jusqu’à demain. Après, on verra. Il n’y a plus de futur.
Il me faut faire encore vingt fois dix pas pour commencer à percevoir le grondement d’une eau qui coule assez fortement. Ce bruit me soulage tellement que les larmes me viennent aux yeux. Je ne suis plus très loin.
Mais ce n’est pas le moment, non. Silencieusement, je m’accroupis, puis me couche dans les fougères. Il y a toute une vie microscopique qui grouille sous cette végétation – araignées, fourmis, scarabées… –, mais je dois me montrer indifférente à toutes ces bêtes qui me grimpent dessus, et rester la plus calme et la plus silencieuse possible.
J’espère seulement qu’aucune espèce n’est venimeuse.
J’écoute le bruit de l’eau me bercer et me torturer l’estomac. J’ai tellement envie de boire ! Mais il me faut tenir, encore. Jusqu’à la nuit.
Quand le soir tombe, je suis presque endormie, et des nausées me donnent le tournis. Ma langue est énorme dans ma bouche, des étoiles dansent tout autour de moi, et l’air humide, chaud et poisseux qui règne sous les fougères me fait suer les dernières gouttes d’eau de mon corps.
Je ne sais pas si je pourrais me relever.
Parfois mon esprit vagabonde entre la douleur de ma blessure et la soif, si bien que le temps disparaît et que je n’arrive à penser à rien d’autre qu’à ces tourments. Je crois devenir folle quand je vois la végétation au-dessus de ma tête se teinter d’une couleur rouge sang, et les insectes grossir jusqu’à devenir aussi gros qu’un poing.
Je me mets soudainement à vomir de la bile. Il n’y a plus rien dans mon estomac depuis bien longtemps, mais manger quelque chose tout de suite m’assoifferait plus encore. Et je tiens à garder mes derniers biscuits pour des jours plus terribles. Plus terribles… Ma situation actuelle me semble déjà bien assez désastreuse comme cela. Je ne sais pas ce que je pourrais endurer de pire !
La nuit commence à régner dans le sous-bois, et je n’y vois presque plus rien. Ce qui me rassure le plus, c’est que je n’ai pas entendu le moindre bruit d’origine humaine dans cette forêt de toute la journée. C’est une bonne chose.
Ce n’est qu’une fois la forêt entièrement plongée dans le noir profond que je décide de me relever et de reprendre ma marche, voûtée, rampant presque sous les fougères. J’évolue dans le noir quasi complet, mais c’est ma plus grande force. Ma volonté de survie écrase ma peur du noir, de l’inconnu, et de toutes ces bestioles qui me courent dessus sans arrêt. Je me force à focaliser mon esprit sur une chose, une seule : marcher en direction de l’écoulement incessant. C’est si dur de se concentrer ! Ma vue m’abandonne par intermittence, et le monde se met à tourner tout autour de moi, ce qui m’oblige à m’arrêter un temps et à fermer les yeux très fort jusqu’à ce que ça passe.
Quand j’atteins enfin la petite clairière où coule un maigre torrent au lit recouvert de gros galets ronds, je tombe à genoux et fonds en larmes. Je rampe jusqu’à l’eau et plonge la tête dans l’onde pure. Tant pis si elle est empoisonnée.
Je bois tout ce que je peux, ce qui me fait vomir de plus belle, me contracte les muscles de mon ventre et relance ma blessure. Je réprime un hurlement, puis me remets à boire plus tranquillement une fois que les électrochocs émanant de ma plaie se sont calmés.
Allongée au bord de l’eau, exténuée, je contemple la nuit étoilée qui transperce la haute voûte des arbres. Tout est si calme que j’ai l’impression de ne pas me trouver dans les Jeux. Depuis le premier jour, je n’ai rencontré personne ; peut-être que les organisateurs vont tout faire pour nous rapprocher et nous forcer à nous battre. Mais je ne suis pas encore en état. Oh non, loin de là.
La torpeur me prend lentement. Je n’ai plus la force de me cacher. Je reste allongée au bord de la rivière, bercée par le doux clapotis de l’eau. La nuit m’enveloppe et je sombre dans le néant.
Une main inconnue se pose délicatement sur mon front.
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3 avril 2013

9 « Mesdames et messieurs, c’est le grand jour !

9
« Mesdames et messieurs, c’est le grand jour ! J’espère que je ne vous réveille pas, hé hé hé ! Mais il est l’heure de se lever. Nous allons commencer par un court résumé du parcours de chaque tribut, avant de découvrir ensemble, avant les tributs, la fameuse arène de ces quarante-septièmes Jeux de la faim ! Et croyez-moi, on vous a réservé de sacrées surprises ! »
« Lindsey,
Il n’y a pas grand-chose que j’ai compris, ces derniers jours. Mais ce n’est pas bien grave. Je ne t’en veux pas. Plus. Je ne sais pas trop. J’ai peu de temps pour écrire ces mots, et j’écris si mal que je ne suis pas sûre que tu puisses me lire.
Je ne sais pas trop quoi te dire en fait. Je ne veux pas que tu pleures en lisant ces mots. Je veux juste te dire…
Vis. »
 
Cinq heures cinquante-huit.
Il y a quelques années, mes parents m’ont offert une montre. Toute simple, petit cadran, bracelet en cuir, trotteuse silencieuse. Les montres de l’horloger du district Cinq valent un certain prix, mais au moins, on ne paye pas trop cher pour les piles qu’on produit nous-mêmes. Cette petite montre, j’avais pris l’habitude de la garder toujours sur moi, et je l’aurais encore ce matin si je ne l’avais pas oubliée le jour de la Moisson. Peut-être même qu’on m’aurait laissé la garder pour les Jeux, car je doute qu’elle puisse être considérée comme une arme, donc comme un atout qui pourrait s’avérer décisif pour moi… Mais finalement, je n’ai rien à emporter aux Jeux à part ma peau et mes os. Pas même un bijou ou une babiole qui me rappellerait mes parents. Je me dis que tout ce que j’ai laissé chez moi servira plutôt à mes parents, pour qu’ils se rappellent de moi.
Mais cette petite montre, j’aurais volontiers apprécié l’avoir sur mon poignet, ce matin. Même si je sais pertinemment l’heure qu’il est, car le réveil de ma chambre envoie ses chiffres lumineux en gros sur le mur d’en face. Mais au moins, l’heure qu’il est présentement, ce n’est pas le Capitole qui m’en aurait informé, mais moi-même avec ma petite montre.
Je n’ai pas envie que ce soit le Capitole qui me dise de me lever.
De me lever pour les Jeux.
Notre étage est encore silencieux. Dans vingt minutes, tout le monde va s’agiter, se préparer, rassembler ses affaires. On doit arriver à l’arène avant dix heures, l’heure où tout commence. Et tout finit.
Je me lève et me dirige vers la salle de bain. Comme d’habitude, mon garde de nuit dort. Tant mieux pour moi. Je prends le temps de me regarder dans le gigantesque miroir de la salle de bain, qui va du sol au plafond. Je reste ainsi pendant de longues minutes, mes yeux se posant tour à tour sur chaque partie de mon anatomie.
Selon Eric qui me l’a révélé hier, il y aurait toute une discussion, sur les principaux programmes de la télé, sur l’origine de ma cicatrice au niveau de mon sein gauche. Cela prouve au moins deux choses. Tout d’abord, on voit bien ce qui retient l’attention chez moi. L’extrême valeur des propos me faisant référence est tout à mon honneur. Merci, vraiment. Second point, cela montre à quel point nous, tributs, sommes pris pour du bétail. On en serait presque à passer au scanner chaque parcelle de notre peau pour y déceler la moindre petite imperfection, avant de nous mettre une note et un label « bon pour être mangé ». Parfois je me pose une question existentielle : comment a-t-on pu survivre près de cinquante ans après le cataclysme de la dernière guerre avec de tels imbéciles pour nous gouverner ? Peut-être que cette simple solution – le rétablissement de l’esclavage – suffit à pérenniser l’espèce humaine…
Pour me chasser ces idées de la tête, je décide de me programmer une douche faite de jets puissants et chauds, comme je les aime.
Quand je sors de la douche, j’entends déjà les autres qui s’affairent. La Muette qui me sert se trouve près de mon lit et vient de poser l’habit réglementaire que nous allons tous porter pendant les Jeux. Il n’y a pas de styliste qui tienne pour confectionner le suaire que nous allons devoir vêtir.
Je m’approche du lit, encore trempée ; la Muette fait instinctivement un pas en arrière et semble me regarder comme si j’étais une revenante. Erreur, je n’en reviens pas, de la mort. J’y vais.
La tenue est à couleur dominante beige clair, ce qui est étonnant. Il risque d’être assez voyant en pleine forêt ou même dans la nuit. Le pantalon est parfaitement à ma taille – qui en douterait ? –, avec des jambes dont la longueur s’ajuste au moyen d’une petite cordelette, pour en faire un pantacourt si besoin. Une bande de tissu noir court de chaque côté, des chevilles jusqu’à la ceinture. Le haut est une sorte de veste avec col et longues manches, se fermant avec une fermeture Éclair. Il possède lui aussi de simples bandes noires en guise de fioritures. Le tissu de l’ensemble est très léger – on dirait du lin, comme ce que je portais à l’entraînement.
Sur le dos du survêtement, il y a un gros numéro Cinq inscrit en bordeaux, placé au centre d’un cercle noir surmontant une croix, autrement dit, le signe du sexe féminin. Cet insigne est repris en plus petit sur le devant, sur la poche gauche, avec mon nom écrit au-dessous. Ainsi mon tueur saura comment je m’appelle.
En plus de ces deux pièces, il m’est proposée pour tout sous-vêtement une petite culotte et une brassière en coton blanc. Je m’habille silencieusement sous le regard de la Muette qui doit, à mon avis, vérifier que je n’emporte ou ne vêtis rien d’autre. Les sous-vêtements sont serrés mais tiennent bien au corps. L’ensemble beige me va parfaitement, même si sa couleur ne s’allie pas bien avec celle de mes cheveux. Pourquoi m’en soucierais-je, après tout ?
J’enfile enfin les grosses chaussures semi-montantes qui me sont confiées, au cuir clair et aux semelles épaisses et dentées. Ce n’est pas le genre de chaussures que j’avais l’habitude de porter, avant. Parvenue dans la grande salle, je retrouve un Stieg tremblant des pieds à la tête, habillé dans la même tenue que moi, mais avec une coupe masculine et un bon mètre carré de tissu en plus, bien entendu. Il s’est fait une assiette bien pleine de charcuterie et de légumes, et il a bien raison, car qui sait ce que nous allons avoir à manger au prochain repas ? Cependant, il paraît avoir du mal à avaler le moindre aliment.
Je m’assieds en face de lui, pose ma main sur la sienne, ce qui ne manque pas de le faire sursauter.
« Salut, je susurre d’une voix à peine audible.
— Bonjour. Enfin, “bon”… tout reste à le prouver. »
Je lui souris tendrement.
« Il sera bon, j’en suis sûre !
— Tu ne manges pas ? lance-t-il d’un léger hochement de menton en direction de mon assiette vide.
— Je n’ai pas faim.
— Tu devrais manger. C’est sans doute ton dernier bon repas avant un moment.
— Ça oui ! Mais c’est du gâchis. »
Il me regarde, un temps interloqué, puis le regard s’assombrissant.
« J’ai vu hier soir ton rapport de santé, sous le bras d’Eric, pendant qu’il me parlait du mien. Désolé. Apparemment, tu aurais perdu trois kilos. Trois kilos en trois jours, c’est assez fort. Thorn Endfire, notre styliste, a dû passer des nuits blanches à rajuster tes habits au dernier moment. »
Un instant irritée parce qu’on ne m’en a pas fait part, je pose mon regard sur mes petits doigts anguleux. Je n’étais déjà pas bien grosse en arrivant ici, mais je ne m’étais pas rendue compte à quel point j’avais maigri.
« Rien de tel que les Jeux pour suivre un bon régime ! » je lui lance, un sourire entendu me barrant le visage.
Nos mentors arrivent à ce moment-là, coupant court à toute protestation de la part de Stieg. Après tout, ce n’est plus le moment de s’inquiéter de ma santé.
Eric se pose à table, puis June. Jonathan n’est pas là.
« Azurée. Stieg », lance Eric d’un air éteint. Puis il se racle la gorge, se redresse, et je sens des flammes qui s’allument au fond de ses yeux. « Bon, haut les cœurs ! Les Jeux s’annoncent bons pour vous. Des sponsors sont déjà prêts à lâcher leurs parachutes sur le dos de Stieg, quant à toi, Azurée, tu fais la une de certains journaux, et on ne peut mieux rêver !
— On parle encore de mes seins ? »
Eric s’esclaffe, puis se rembrunit un temps. « Allez, restons sérieux. L’instant n’est pas grave. Il n’est pas temps de baisser les bras. Il est temps… il est temps de vivre pleinement ces prochaines heures et d’avoir tous les sens en alerte !
« Je serai à bord de l’hoverplane de Stieg et l’accompagnerai jusqu’au début des Jeux. Toi, Azurée, tu seras secondée par June.
— Et Jonathan ? »
J’ai le temps de voir June tiquer brièvement alors qu’elle était sur le point d’engloutir une pleine fourchetée de brocolis. Ne m’en veux pas, je t’en prie.
Eric se racle la gorge. « Jonathan n’est pas bien ce matin. Il a dû trop manger hier soir. Il ne viendra pas pour le début des Jeux, mais n’ayez crainte, il reste ici, et sitôt rétabli, il se remet avec nous à la chasse aux sponsors. »
J’ai un petit pincement au cœur. Mais finalement, cela ne m’étonne pas plus que ça. C’est bien mieux ainsi. Enfin, peut-être pas pour June qui se coltine la petite souffreteuse. Quoiqu’il en soit, sitôt largués dans l’arène, nos mentors seront ramenés ici où ils suivront l’intégralité des Jeux. Je les imagine bien, assis sur le canapé de la salle de transmission, en train d’applaudir les prouesses de Stieg ou de se lamenter sur ma situation. J’en arriverais presque à sourire.
« Voici mes dernières recommandations, reprend Eric après avoir englouti un verre de jus de fruits exotiques. Stieg, tu sais ce que tu as à faire, on l’a suffisamment répété, mais je t’en prie, prends garde à toi dans le premier quart d’heure. C’est le plus meurtrier. Le centre de l’arène, là où ils vont placer tout un tas de vivres et d’armes, va grouiller de Carrières surentraînés. Non pas que tu n’en sois pas un, je ne prétends pas le contraire, Stieg ! Mais dis-toi que c’est dans ces situations-là que la chance – ou dirons-nous plutôt, la malchance – règne en maître. On a beau être un champion, on peut facilement se prendre un couteau entre les omoplates, ou une flèche dans l’œil. »
Merci Eric, je n’avais déjà pas très faim, mais là, tu me donnes une bonne raison d’éviter de me lever et remplir mon assiette.
« Tu commences par faire quelques pas en arrière, tu évalues la situation, au plus vite, tu trouves un coin pour te cacher, une voie de sortie, une voie de pénétration. Quand la situation s’équilibre, tu choisis pour la fuite ou l’affrontement. À ce stade, les plus téméraires auront déjà tué deux ou trois tributs, autrement dit, ils seront déjà essoufflés. C’est le bon moment, non pas pour frapper, mais pour récupérer ce qu’il faut. »
Je n’étais plus vraiment habituée à ce genre de discussion, puisque nos mentors nous conseillaient séparément et que, quand ils me parlaient, ils prenaient le plus grand soin pour choisir des mots qui ne me feraient pas vomir. Mais l’anxiété présente d’Eric le pousse à oublier certaines règles qu’on s’était fixées. Et puis le temps manque.
« Azurée (Eric s’adresse enfin à moi). Comme on te l’a déjà dit, ne fuis jamais trop loin du centre. Ce sont ces zones éloignées que les Carrières vont fouiller en premier, pour y débusquer tous les plus « faibles », excuse-moi du mot, et leur voler les équipements dont ils auraient pu s’emparer. La meilleure zone, crois-moi, c’est à mi-distance entre les limites de l’arène et le centre. Tu sais où sont tes ennemis, tu sais où sont les victuailles. Tu observes et tu attends. Si tu arrives à retrouver Stieg, sache…
— Sache que j’aurais pris un sac pour toi. »
Stieg me regarde avec un air soudainement déterminé. Déterminé à m’aider.
« J’aurais de l’eau et des vivres. Trouve-moi si tu en veux. »
 
Six heures quarante-huit.
C’est l’heure à laquelle les Pacificateurs pénètrent dans notre étage, brusques, silencieux, comme des aigles s’abattant sur leur proie. Plusieurs Pacificateurs se placent à des endroits stratégiques de notre suite, au cas où nous aurions envie de fuir, alors que quatre d’entre eux s’avancent vers nous, Stieg et moi.
Nous avons fini le repas depuis vingt minutes, et nous nous tenions tous dans la grande salle à attendre qu’on vienne nous chercher. Mon garde de nuit dormait encore sur sa chaise quand les Pacificateurs sont entrés.
« Veuillez nous suivre, s’il vous plaît. Un seul accompagnateur par tribut. La fille d’abord. »
Jon… Je ne peux retenir ce murmure en me retournant une dernière fois vers le fond de notre appartement. J’aurais aimé un dernier adieu… Ou peut-être pas. Peut-être est-ce mieux ainsi ? Afin d’éviter tout malentendu qui aurait pu naître entre nous deux ? Jonathan sort de ma vie aussi vite qu’il est entré.
J’ai toujours été seule. Je ne le sais que trop bien.
June me pose une main sur l’épaule, un maigre sourire compatissant affublant son visage crispé. Un petit signe de tête me signifie « allons-y ».
Derrière elle, Alice, restée en retrait. Elle semble garder un masque de cire à la place d’un visage humainement supportable. Mais je sens au fond d’elle que ce moment est dur.
« Au revoir, Capitolienne », lui souris-je.
Un imperceptible tressautement de paupières avant de me rendre un maigre sourire, les yeux devenant soudainement brillants.
Mon regard se porte vers Eric, aux côtés de Stieg. Il hoche la tête d’un air entendu, comme s’il voulait me dire « tout va bien se passer, on se revoit bientôt ! » Mais tout le monde sait qu’un seul de nous deux, Stieg et moi, pourra revenir vivant, et même si au cours de ces derniers jours, j’ai pu bousculer un peu le cœur de mes mentors, il n’en demeure pas moins vrai que leur raison leur dicte de croire davantage en Stieg qu’en moi.
La prochaine fois que tous ces gens me verront, ce sera mon corps meurtri qu’ils devront affronter, sans vie, allongé sur une civière, prêt à être rendu à son district. Mais leurs yeux ne pourront s’attarder sur ma dépouille, car ils les garderont rivés sur les écrans pour suivre la progression de Stieg.
J’espère seulement que mes parents accueilleront mon corps avec un peu plus d’intérêt qu’eux.
Un dernier regard en arrière pour apercevoir Stieg qui me fixe d’un regard à moitié dissimulé sous des sourcils crispés par l’anxiété. Je lui souris tendrement ; j’en suis sûre désormais, qu’il n’a aucune envie de me tuer. Je crois qu’il espère de tout son cœur que quelqu’un le fera à sa place. Voire même qu’il essayera de me sauver avant de me voir tomber.
Une boule dans la gorge aussi grosse qu’un poing m’empêche de déglutir convenablement. Soutenue par June, commençant à trembler des pieds à la tête comme Stieg, je passe le seuil de notre porte et pénètre dans l’ascenseur. Les portes de celui-ci se referment derrière June et deux des Pacificateurs.
Au revoir Jon. Au revoir Eric. Au revoir Alice.
À très bientôt, Stieg.
 
Six heures cinquante-sept.
C’est ce qu’indique la toute petite horloge de chiffres rouges, au-dessus de la porte menant à la cabine de pilotage. Le petit hoverplane dans lequel nous sommes entrés, au sommet de la tour des tributs, ne peut contenir qu’un pilote et quatre passagers. Un hoverplane par tribut, quel luxe !
On a attaché les sangles de mon siège, me retenant par les épaules et par la taille. Puis on m’a injecté un truc dans le cou, derrière les cervicales. On m’a dit que c’est un mouchard, pour qu’on puisse me repérer facilement dans l’arène. Facile à faire entrer, plus difficile à retirer.
Avant d’entrer dans l’appareil, j’ai tout de suite vu qu’il était différent de ceux que j’ai eu l’occasion d’emprunter jusqu’à présent : fuselage plus lissé, forme plus aérodynamique.
OK, on va aller loin. Cela explique aussi pourquoi on nous a demandé de nous préparer si tôt, alors que les Jeux ne commencent qu’à dix heures.
Le Pacificateur qui a serré mes sangles s’en est donné à cœur joie, et me voilà compressée au fond de mon siège. Mais sitôt le décollage entamé, je ne regrette pas cet ajustement : je suis littéralement écrasée contre mon dossier par l’accélération hallucinante. Je tente de jeter un coup d’œil sur le hublot à ma droite. Je ne vois déjà plus le Capitole. Ça y est, me voilà définitivement partie.
 
Sept heures vingt-huit.
L’heure à laquelle le second Pacificateur s’est endormi. Seules June et moi restons éveillées, chacune regardant dans son hublot. Nous sommes restées silencieuses depuis le début du voyage, mais je sens que June commence à s’agiter.
Finalement, sans décoller le nez du hublot, elle annonce d’une voix un peu inquiète : « je crois que nous sommes partis plein Nord. Au sol, je distingue des forêts de pins. Il va falloir s’attendre à une arène fraîche… »
Elle se tourne vers moi, inspecte mon accoutrement. « En voyant ta tenue, ça se tient. Le Capitole a toujours été excellent pour martyriser ses tributs. »
J’en frissonne d’avance.
 
Huit heures trente-deux.
Les hublots se ferment, nous plongeant dans l’ombre de notre cockpit, faiblement éclairé par des petites veilleuses bleutées.
June n’a pas tenu tout le voyage. Elle s’est assoupie vers huit heures, mais je sens que son sommeil est agité. Soit elle rêve de ce qu’il va m’arriver, soit elle est en train de revivre les pires moments de sa session. Le fait de penser qu’elle a vécu cela, elle aussi, m’apaise un peu. Cela doit être une bonne source de stress, de prendre ce genre d’avion pour rejoindre une arène. Même si on sait que ce n’est pas pour soi, mais pour un jeune et nouveau tribut.
L’espace d’un instant, je m’imagine mentor, quelques années après. Je réfléchis un peu pour voir comment je serai : balafrée, ivrogne, folle à lier ? Je ne sais pas. Comment pourrais-je aider les deux nouveaux tributs ? Quelle expérience pourrais-je leur apporter ?
Cette vie parallèle m’interpelle. Dans une autre vie, j’aurais presque apprécié la vivre.
 
Neuf heures une.
Mon horloge interne me dit qu’on est à une heure du gong annonçant le début des Jeux. Je n’y peux rien si mon corps se débat : gargouillements si forts qu’ils ont réveillé les autres passagers, doigts s’agitant nerveusement et tirant sur le tissu de mon pantalon, sueur perlant de mon front et des mes tempes, agglutinant les quelques mèches rebelles que je ne suis pas arrivée à retenir dans ma queue de cheval, placée pourtant assez haut à l’arrière de mon crâne pour être sûre de rassembler le plus de cheveux possible.
Un des Pacificateurs pouffe de rire en entendant un de mes nouveaux gargouillements particulièrement long et audible.
« Te fais pas dessus, ma jolie, on n’a rien pour te changer !
— Ta gueule. »
C’est June qui lui a rabaissé le caquet. Le Pacificateur a envie de protester, puis estime sans doute que cela n’en vaut pas la peine, et se radosse à son siège.
 
Neuf heures douze.
Nous décélérons. L’arrivée est imminente. Je réprime un haut-le-cœur terrible qui me fait remonter de la bile jusque sur le bout de la langue. Je suis trempée par la sueur, le lin me collant à la peau et m’irritant aux zones de frottement. Je ferme très fortement les yeux quand j’entends les trains d’atterrissage se déployer, puis toucher le sol. Les moteurs s’éteignent. Le sas s’ouvre. Les Pacificateurs se détachent, me détachent, me tirent vers l’avant, me font sortir de l’hoverplane, m’emmènent dans un long couloir de béton sombre, sans doute souterrain, seulement éclairé par des pâles néons tous les dix mètres.
Tout est sombre, tout est calme. J’ai l’impression d’être la seule tribut ici. Les Pacificateurs sont rudes et me poussent d’un coup d’épaule chaque fois que je ralentis. Nous pénétrons finalement dans une petite pièce carrée, vide de tout mobilier, à part une cuve en verre, au centre de la pièce. La « chambre de lancement ».
« C’est là », lance d’une voix crispée June.
Elle s’approche lentement de la cuve, hésitant à y laisser glisser ses doigts dessus, pendant que je cherche un coin de la pièce où je peux me recroqueviller, ramenant mes genoux sous le menton.
« Chaque fois que je la revois, j’ai envie de vomir. »
Je sens qu’elle tremble presque autant que moi.
« Excuse-moi, fait-elle ensuite en réprimant un sanglot. J’ai eu une idée assez peu sympathique : l’espace d’un instant, j’ai souhaité que tu gagnes pour que tu puisses me remplacer, l’année prochaine. »
Elle renifle bruyamment.
« Ce n’est rien », je lui réponds au bout de quelques secondes. Je ne peux de toute façon pas aligner plus de trois mots à la suite. Ma voix est un murmure rauque à peine audible. June se détache de la paroi de verre et vient s’assoir à mes côtés. Curieusement, ce n’est pas moi qui pose ma tête contre son épaule, mais elle.
Je ferme les yeux et prends de longues inspirations pour essayer de me calmer.
 
Neuf heures trente.
Ou approchant. Aucune horloge n’est là pour me dire quelle heure il est. J’espère seulement que le signal n’est pas plus proche que je ne le pense.
June s’est mise à sangloter depuis plusieurs minutes. J’ai une envie folle de pisser, mais il n’y a pas de toilettes ici. J’hésite à choisir un coin de la pièce pour me soulager, mais le regard des deux Pacificateurs restés de chaque côté de la porte m’incite à rester à ma place. J’aurais tout le temps de pisser dans l’arène.
 
Neuf heures quarante-cinq ?
« Tu devrais te lever, faire des étirements, quelques pas de course, quelques… »
June ne finit pas sa phrase et se met à sangloter de plus belle. Elle aimerait faire son travail de mentor, mais n’y arrive plus. C’est trop dur, trop proche de ce qu’elle a vécu, trop similaire aux années précédentes où elle a largué d’autres jeunes filles dans l’arène, Carrières ou pas, qui ne sont jamais revenues.
« Ne t’inquiète pas, June. Laisse-moi gérer ça. »
Ma respiration est de plus en plus régulière et calme. C’est comme si June me pompait tout mon trac. Je me sens apaisée, à la limite de la sérénité.
Nous sommes dans la pénombre et le tube, là, en face de moi, va m’amener à la lumière, quelle qu’elle soit. Qu’importe ensuite la souffrance et les hurlements. Car je serais arrivée. C’est ma destination, ma voie.
 
Neuf heures cinquante.
Je le sais car ça vient de sonner. C’est l’heure. Une voix résonne dans les haut-parleurs, m’intimant de me préparer au lancement.
June a sursauté. Elle tremble de tout son corps. Je lui frotte le dos, puis me relève. Je lui adresse un sourire, comme pour signaler que tout va bien se passer.
Elle se lève à son tour et me serre fortement dans ses bras.
« Tiens. »
Elle regarde mes petites mains lui tendre deux enveloppes.
« Il y a une lettre pour mes parents, bien sûr, et une pour mon amie, Lindsey. »
Elle les prend d’une main tremblante et indécise.
« Tu les transmettras à ma mort. Pas avant. »
Elle me regarde désormais droit dans les yeux. Ils sont rougis par les larmes, alors que les miens doivent étinceler de leur bleu azur.
« Et… heu… »
Elle hésite.
« Et… ton ami dont tu as parlé à ton interview avec Caesar ? »
Je la regarde tendrement.
« Rien pour lui, il n’en a plus besoin, là où il est. »
C’est à cet instant que le cylindre de verre se soulève. Je me place au centre de la plaque métallique circulaire, et attends. June reste à sa place, à deux pas de moi, figée dans la terreur. Elle a compris.
Soudain, le cylindre retombe à une vitesse foudroyante ; me voilà enfermée dans ce tout petit espace de verre. June fond sur la vitre, frappe de ses mains.
« Azurée ! »
Je place mes paumes là où sont les siennes, de l’autre côté de la vitre. Les Pacificateurs se sont approchés d’un pas, derrière elle, puis semblent estimer que ça n’en vaut pas la peine et reprennent leur place.
« Azurée ! crie-t-elle encore. Ne fais pas ça ! »
On se regarde droit dans les yeux.
« C’est fait », dis-je d’un ton posé.
L’alarme retentit. June reste figée dans une pure terreur en me regardant lentement monter à la surface. Avant qu’on ne puisse plus se voir, je lui lance : « Je viens de sauver une fille de mon district. Ne l’oubliez pas ! »
Puis je me retrouve dans le noir, continuant à grimper, à m’échapper de ces catacombes enterrées dix pieds sous terre, pour rejoindre la surface. Soudain, une chaleur étouffante pénètre au-dessus de ma tête. Une trappe s’ouvre et une lumière aveuglante envahit ma petite prison. Je continue de grimper dans la lumière et la chaleur suffoquante. J’atteins bientôt le niveau du sol, l’air libre. Mes yeux peinent à s’habituer à cette lumière si forte. Tout est jaune dehors.
Du sable.
À perte de vue.
Je me mets à rire.
Bien sûr. C’était la meilleure chose pour moi, petite blonde qui ne tient pas deux heures en plein soleil.
Le désert.
Ma peau blanche va cuire en quelques minutes.
Mon ascenseur s’arrête. Je distingue les autres tubes de verre, placés en cercle autour d’une grande structure centrale. On dirait un phare en béton. Il y a une porte d’entrée, et tout autour de cette tour ronde, des paquets en tous genres, contenant armes, vivres et divers instruments.
Les dunes de sable nous entourent. Nous sommes dans un cirque, une cuvette ensablée dont il sera difficile de gravir les pentes. Rien ne nous permet de savoir ce qu’il y a de l’autre côté. Espérons un peu d’ombre et de verdure, sinon le Capitole risque fort d’être déçu de cette édition qui pourrait se terminer dès ce soir.
« Mesdames et messieurs, que les quarante-septièmes Hunger Games commencent ! »
C’est la voix du speaker. Celle qui résonnera partout dans l’arène chaque fois que les tributs devront être mis au courant d’une chose ou d’une autre.
Cela signifie aussi qu’il ne reste que soixante secondes avant qu’on soit libérés de nos tubes.
Pfiou ! Enfin. Je croyais ne plus y tenir…
Les deux tributs de chaque côté de moi me regardent de leur air le plus haineux et le plus agressif qui soit. Comme si je leur avais craché à la figure. Mais je n’ai rien fait qui puisse les mettre en rogne à ce point, à part me trouver ici, tout simplement. Oh, un deux à l’entraînement devrait normalement leur faire porter leur regard vers d’autres ennemis bien plus terribles que moi.
Ennemis… Voilà que je me mets à parler comme mes mentors.
Le soleil me fait déjà tourner de la tête. Ils veulent un jeu équilibré ? Comment peuvent-ils donc imposer un temps si chaud et si ensoleillé ? J’ai beau venir d’une région du sud, la Floride, comme elle s’appelait, apparemment, avant la chute de l’homme, j’ai un physique qui ne supporte pas l’été, et je suis obligée de me couvrir chaque fois qu’un fort soleil se pointe. Et là, je n’ai rien, strictement rien pour me couvrir.
Je dois déjà être rouge comme une écrevisse.
Les tributs autour de moi semblent impatients de commencer. Ils trépignent sur leur socle, frappant de rage la paroi de verre. Aussi loin que peut porter mon regard affaibli, je ne trouve pas Stieg. Je porte mon regard sur la masse d’affaires qui s’entassent au pied du phare. Je crois distinguer des tridents, des sabres, des sacs de pommes, des miches de pain déjà à moitié fondu. Et pleins de gourdes et récipients en tous genres. Je parie que certains sont empoisonnés.
Les vibrations du sol indiquent que le départ est imminent.
Je respire un grand coup. Le gong retentit ; les vitres disparaissent en un éclair.
C’est parti.
Les tributs quittent leur socle. Certains foncent vers le phare ; d’autres se mettent à grimper laborieusement les dunes sableuses.
Moi je m’assieds en tailleur sur mon petit socle désormais brûlant. De toute façon, je ne vois presque plus rien, mes yeux clairs étant littéralement aveuglés par ce soleil de plomb.
Je suis déjà trempée de sueur. Sans bouger. Ça me fait rire tellement cette arène me paraît stupide.
Il y a des gens qui courent autour de moi.
Et le premier cri qui retentit.
Devant moi. Près du phare. Je crois distinguer un corps au sol avec une sorte de pique qui lui sort du dos.
Il y a tout un tas de personnes qui se battent au pied de la tour. Certains tributs parviennent à s’emparer d’un sac ou deux et commencent à gravir la côte.
Il existe une bête particulièrement sournoise. Je crois qu’elle s’appelle le fourmilion. C’est un insecte qui creuse un trou dans le sable, s’enterre au fond et laisse ses grandes mandibules dressées au centre du trou. Quand les fourmis pénètrent dans cette cavité, elles glissent et ne parviennent pas à gravir la pente. Elles finissent mangées par le fourmilion qui les attrape une fois à portée.
Ce phare est un véritable fourmilion. Tout le monde semble s’y rassembler car les pentes sont difficiles à gravir. Quel spectacle magnifique et horrible à la fois. Une belle leçon de biologie.
Il y a eu plusieurs autres râles d’agonie. Le sang a giclé plusieurs fois et désormais, trois ou quatre corps jonchent le sol, au milieu du tas d’affaires mis à sac par les tributs.
Je ne vois Stieg nulle part. J’espère qu’il s’en sort. Qu’il a pu prendre ce qu’il désirait, qu’il a déjà gravi la côte et qu’il court pour fuir ce carnage.
Mais les Carrières semblent assez hébétés par la nature de cette arène. La chaleur ne frappe pas que moi, et je sens que la pression retombe bien vite, comme si chacun comprenait que cet endroit était un véritable piège qu’il fallait fuir au plus tôt. Nombre de Carrières ont déjà quitté les lieux.
Je donnerai cher pour un bon verre de jus de fruits.
J’ai la tête qui tourne.
Ça y est. Quelqu’un m’a vue. Il a son regard posé sur moi. Il se demande sûrement pourquoi il y a une fille qui s’est assise et qui ne bouge plus.
Il entame quelques pas. Je crois le reconnaître. Le Carrière du Trois. Il est grand, les épaules larges mais la taille fine.
Il commence à courir. C’est lui. C’est lui qui vient à moi.
Bientôt tout sera fini.
Je m’en veux d’avoir si peu pensé à mes proches, ces derniers temps.
Au revoir papa. Au revoir maman.
Le temps me manque. Je voudrais vous dire…
Le tribut pique un sprint vers ma position. Il arrive !
Mon cœur s’emballe malgré moi.
C’est ma fin qui approche, c’est lui qui va me tuer. Quelle est son arme ? Un couteau ? C’est un couteau qu’il a dans les mains !
J’ai peur. J’ai peur. J’ai peur.
Il arrive bientôt. Il est presque là. Je vois bien sa lame à présent, déjà rouge de sang. Et ses yeux ! Révulsés, envahis par la haine et la fureur !
J’ai peur. C’est plus fort que moi. Je tremble de tous mes membres.
Ça vient ! La mort !
Elle approche !
Je me relève, me mets soudainement à courir.
Le garçon est là ! Juste derrière moi ! Il va plus vite que moi ! Il me rattrape !
Je cours de toutes mes forces. Je hurle.
Je ne veux plus mourir. Je veux vivre.
Une main m’agrippe l’épaule, me retourne. Je trébuche.
Je n’arrête pas de crier, il est là, face à moi, hors d’haleine. Il me pousse, je chute en arrière. Il accompagne ma course.
La douleur.
Le froid soudain intense de quelque chose qui s’enfonce en moi.
Le garçon est là, sur moi.
Je baisse les yeux. La lame du couteau est entrée en moi si profondément que même sa main semble avoir disparu dans mon ventre.
La douleur.
Le râle de soulagement de mon assassin.
Ce froid intense, puis cette chaleur soudaine qui envahit tout mon corps.
Ça me brûle tellement !
J’ai si mal…
 
Si mal…
3 avril 2013

8 « Capitoliennes, Capitoliens ! Nous voici à

8
« Capitoliennes, Capitoliens ! Nous voici à deux jours des Jeux ! Ces notes vous ont-elles conforté dans vos idées ? Vous ont-elles étonné ? Quoiqu’il en soit, rien n’est joué ! Et nous ne sommes jamais à l’abri d’une surprise qui bousculerait ce palmarès, une fois les Jeux commencés ! C’est ce qui fait tout le charme des Hunger Games ! Tout peut se jouer à la dernière minute ! Aussi, Capitoliennes, Capitoliens, mais aussi tous les habitants de Panem, n’attendez pas, faites vos jeux ! »
J’ai le score le plus mauvais. Même les plus nuls – les tributs du Onze ou du Douze en particulier – réussissent à atteindre les quatre ou cinq. Même les nouveaux ont eu mieux. Celui du Sept, avec ses lunettes rondes et son air calculateur, et qui se prénomme Rémi, a eu six. La gamine de treize ans du district Dix a eu trois.
Moi j’ai eu deux. Mon dieu, je ne pensais pas me sentir à ce point humiliée par ça, alors que je croyais en être complètement détachée.
Tous les autres ont hésité à se tourner vers moi, même Alice. La gêne qui s’est installée dans la salle est tellement difficile à surmonter que je décide de tous les quitter pour me réfugier dans ma chambre.
« C’est pas pour toi que je vais voter, c’est sûr ! »
Merci, mon gentil garde personnel, qui vient s’affaler sur sa chaise, un sourire condescendant sur les lèvres, d’être là pour me rappeler que non, avoir une note pareille n’est pas tout à fait anodin. Même pour quelqu’un comme moi qui ne pense pas passer la première journée. Après tout, peut-être que des âmes charitables m’enverront du cyanure dès le premier soir, pour que je puisse abréger mes souffrances ?
Je me déshabille, m’enfonce au fond de mes draps, ferme très fort les yeux, cherche à oublier tout ceci. Mais comme les dernières nuits, le sommeil n’arrive pas à m’emporter. J’attends pendant de longues minutes, et l’espace d’un instant, je me surprends à espérer que quelqu’un viendra me réconforter.
Mais je crois que je suis trop haïssable pour qu’on puisse même me prendre en pitié. Je n’ai que ce que je mérite. J’ai crié à la Terre entière que je voulais crever, il est normal qu’on finisse par me laisser tomber, après tout. N’est-ce pas ce que je voulais ? Qu’on me laisse tranquille ? Au moins, avec cette note, aucun sponsor ne s’intéressera plus à moi. Même leur pitié, je ne l’aurais pas, car ils m’auront tous oublié, comme si j’étais déjà morte avant le début des Jeux.
Je ne sais pas pourquoi ce truc si anodin – cette foutue note – me fait si mal. Peut-être que durant ces entraînements, peut-être qu’après les mots de June – « tu te débrouilles bien en esquive ! », – peut-être qu’après tout ceci, un petit rien au fond de moi s’est mis à espérer.
Je me frappe la tête contre l’oreiller. Petite sotte ! Tu n’as pas à espérer ! Il n’y a aucun espoir ! Comment as-tu pu penser le contraire ? Je vais être exécutée pour avoir commis le péché d’être née sur cette Terre, à cette époque, avec ce corps stupide qui ne me sert à rien.
« Il n’y a pas qu’à toi que ça fait mal, tu sais. »
Je me redresse en sursaut. Jonathan est là, assis sur le bord du lit, me tendant un mouchoir que je prends du bout des doigts, incrédule.
Jonathan détourne le regard, gêné. Je me rends compte qu’une bretelle de mon débardeur distendu a glissé et dévoile une partie de ma poitrine. J’ai trop la tête ailleurs pour avoir envie de la remonter.
En effectuant un bref tour d’horizon de toute la pièce, je remarque que nous sommes seuls. Il a dû demander à mon garde de nous laisser.
« Azurée… Comment fais-tu pour manquer de chance à ce point ? »
Je renifle bruyamment.
« Ce n’est pas une histoire de chance, je suis nulle, c’est tout.
— C’est faux. Tout du moins, je ne le crois pas. Mais tu t’es tellement employée à abandonner ton sort aux mains de tous ces gens qui te veulent du mal, que la malchance en profite pour te porter le coup de grâce. Tu aurais pu réussir ce parcours d’obstacles sans chuter, ou même avoir une meilleure note avec ce que tu as montré. Mais les Juges se sont montrés intransigeants envers toi. Sûrement parce que tu as pleuré et que tu t’es évanouie quand on t’a désignée. Sûrement parce que tu as cherché à t’échapper du système. Sûrement parce qu’ils ont compris qu’en abandonnant si tôt, tu te montais contre eux, tu te rebellais, à ta manière. »
Je jette un coup d’œil anxieux aux coins de la salle, à la recherche de caméras. Mais le regard de Jonathan semble vouloir dire « Je m’en fiche ». Je baisse les yeux et me remets à pleurer. Pourquoi tout le monde est-il aussi fort ? Pourquoi suis-je si faible ? Qu’est-ce qui a raté, dans mon éducation, pour que je n’aie à ce point aucune arme contre ce monde dur, impitoyable, hargneux ?
« Combien de personnes tu as tué, toi ? »
Ces mots sont soudainement sortis de ma bouche sans que je les aie vraiment désirés. Jonathan garde un instant les yeux posés sur moi avant de les baisser, troublé.
« Trois. La fille folle dont on a déjà parlé. Un vers le milieu des Jeux, dont j’avais planifié la mort depuis deux jours car il devenait trop dangereux. C’était un meurtrier de quatre autre tributs. Le dernier, c’était le finaliste. Je l’ai vaincu au bout d’un combat acharné. Sans armes. Juste nos coups qu’on se prenait l’un l’autre, jusqu’à ce que l’un de nous n’en puisse plus. Et sous une pluie battante, l’air à la limite du respirable tellement l’humidité nous enveloppait.
« J’aurais pu dire “seulement trois” car pour un Carrière comme moi, ce score n’est pas très flatteur. Mais c’est déjà bien assez comme ça. Bien trop. Tu ne peux pas savoir combien de fois par jour je me surprends à regretter d’avoir fait tout ça.
— Mais tu ne peux pas revenir en arrière…
— Non. »
S’il savait. S’ils savaient tous que parmi les vingt-quatre tributs de cette année, le tribut qui a obtenu la moins bonne note est aussi sans doute le seul à être déjà un meurtrier !
Quelle ironie du sort…
« Tu sais, reprend-il à ma grande surprise alors que je croyais que la conversation allait s’arrêter sur ces mots, il s’est déjà produit des cas où le vainqueur n’avait tué strictement personne. À la trente-sixième édition, si mes souvenirs sont bons, le tribut du district Six a laissé les autres s’entretuer, et a attendu que la nature se charge du dernier finaliste. Lui s’était beaucoup entraîné pour survivre à n’importe quelle situation, et les éléments ont eu beau se déchaîner contre lui, il a su braver toutes les difficultés. Et crois-moi, il avait, aux yeux de tant de gens, bien plus de mérite que les autres. »
Il se tait un instant, puis se redresse soudainement, me regarde intensément dans les yeux, décide de glisser ses doigts derrière mon oreille pour me rabattre une mèche rebelle. Pourquoi tout le monde a-t-il cette manie en me voyant ?
« Tu peux le faire, tu sais. Tu peux survivre, te battre, non pas contre les autres tributs, mais contre le sort, contre la nature déchaînée ! Tu peux survivre à ce jeu, sans tuer qui que ce soit, sans prendre part à ce système morbide qui ne souhaite qu’une seule chose. Nous tuer tous… »
Jonathan pointe son doigt sur mon cœur, sans ressentir la moindre gêne de me toucher ainsi la poitrine.
« … ici. »
Nous restons là, à nous regarder dans les yeux, son doigt planté dans ma chair, comme si plus rien n’avait d’importance.
Une part de moi me hait plus encore, à présent. Elle me fait dire à quel point je n’avais pas confiance en l’homme, à quelle point je ne croyais qu’en une seule personne : moi. Et encore…
J’ai mal. Si mal de ne croire en rien. Ça me fatigue. J’aurais tant aimé avoir de la force d’esprit, de la foi en l’homme ou en telle ou telle valeur. Me battre pour des idéaux. En fait, même avant les Jeux, je ne croyais en rien. Et c’est peut-être pour cela que j’ai repoussé Ethan, ce jour-là.
Jonathan me caresse à présent la joue de sa paume chaude et douce. Je m’y appuie et sanglote faiblement.
Il se penche, se fige à un doigt de mon visage, me contemple un instant, avant de s’avancer encore plus pour m’embrasser.
Un léger baiser furtif sur mes lèvres humides, avant de s’éloigner à nouveau d’à peine deux centimètres, et de continuer à me contempler, si près.
Après un temps infini, Jonathan se redresse finalement, jette un coup d’œil dans son dos pour voir si nous sommes toujours seuls. Aucun bruit là-bas, dans le salon. Les autres se sont sûrement séparés et ont rejoint leur chambre respective.
Jonathan se concentre à nouveau sur moi, baisse un instant les yeux, visiblement épris d’une profonde gêne, avant de relever la tête, les yeux embués.
« Azurée… Tu n’aurais pas envie… Ce soir… Peut-être un de tes derniers soirs… Pas envie de… connaître ça… au moins une fois dans ta vie ? »
Le voir bredouiller ainsi lance mon cœur si fortement contre ma cage thoracique que le sang afflue sur mes pommettes et les rend brûlantes.
Sa main s’est posée sur ma hanche, à la fois douce et à la limite de la fermeté, comme si elle était prête à me tirer vers lui. De son autre main, il me peigne délicatement les cheveux. Mes mèches blondes s’infiltrent et s’entortillent entre ses doigts, et il tire délicatement dessus, faisant glisser ses doigts jusqu’à libérer mes cheveux, avant de recommencer.
Je le sens brûlant, infiniment brûlant. Je lis dans ses yeux qu’il n’a jamais vraiment connu l’amour. Qu’il me désire follement. Qu’il souhaiterait que je connaisse ça, moi aussi, à l’aube de ma mort.
J’aurais été prête à le faire.
J’en aurais eu vraiment envie.
Mes tempes me brûlent, et je sens un gouffre, au fond de mon ventre, qui est prêt à m’engloutir toute entière s’il ne vient pas à moi tout de suite.
Mais je baisse les yeux et repousse tout doucement sa main afin de l’éloigner de ma hanche. « Je suis désolée », finis-je par dire.
Il baisse lui aussi les yeux, renifle un coup. « Je ne veux pas que tu meures… J’ai… j’ai tellement envie de te protéger, de te savoir vivante et libre ! »
Je suis désolée. « Même toi, tu n’y crois pas, pas vrai ? Comment veux-tu me redonner espoir, quand tu m’invites si ardemment à un tel ultime moment de plaisir ? Non, Jonathan, tu ne crois pas en ma survie. Et pourtant, tu as failli réussir. Peut-être que tu aurais dû en rester là… Ne pas aller plus loin… Tu aurais pu en rester à ces mots : “tu peux le faire, tu peux survivre”. Mais maintenant je sais. Que la vie n’est pas pour moi. »
Alors je sanglote, et il me prend dans ses bras, comme un ami et non un amant. Et je pleure contre son épaule, jusqu’à ce que la fatigue me prenne.
Enfin.
 
« Azurée. Bonjour. »
Caesar Flickerman a pris un air grave en m’invitant à m’assoir face à lui. Rien à voir avec la verve avec laquelle il a interviewé les autres tributs des quatre premiers districts.
La salle est plutôt silencieuse. Quelques murmures, quelques hurlements parsemés de gens m’intimant de quitter la salle au plus tôt. Très peu d’encouragements. Et pourtant, il y a bien une dizaine de milliers de personnes face à moi, dans le Grand Cirque où un plateau a été construit expressément pour ces entretiens, en bas du centre d’Entraînement.
Tout Panem, que ce soit les habitants des districts rivés à leurs écrans ou les Capitoliens venus s’amasser ici, est prêt à regarder cette émission dans laquelle le fidèle présentateur des Jeux, Caesar Flickerman, s’entretient avec chacun des tributs qui vont partir au carnage demain matin.
C’est la dernière étape avant les Jeux, cette interview qui permet d’attirer une dernière fois les sponsors. Nous passons tous dans l’ordre, district après district, fille puis garçon. Mon prédécesseur, le garçon du district Quatre, qui était déguisé en poisson lors de la cérémonie d’ouverture, a bien plaisanté avec Caesar, sûr de lui, décontracté. Il a parlé de ses trois sœurs, toutes des chipies, et a dit qu’il était bien mieux ici, loin d’elles. Qu’il ait menti ou pas, qu’il soit attaché à elles ou libre comme l’air, il n’en reste pas moins un homme très dangereux, entraîné depuis son plus jeune âge – cela se voit à la taille de ses muscles – et habitué à mépriser la valeur d’une vie humaine pour ne pas avoir peur de tuer.
C’est à mon tour, à présent. La population de Panem a sans doute hâte de savoir pourquoi j’ai essayé de me suicider, pourquoi j’ai eu deux à mon entraînement, pourquoi j’ai l’air étonnamment si calme, ce soir.
« Bonjour, Caesar. »
Toute la journée, Alice a cherché à me coacher pour cet entretien. Elle m’a forcée me tenir droite en me posant une vasque de fruits sur la tête et en me tirant les épaules vers l’arrière. Elle a travaillé mon élocution, me tapant sur la main chaque fois que je sortais un mot déplacé. Je n’ai jamais été très fine dans le choix de mes mots, et, petite, j’ai souvent été qualifiée de garçon manqué. Je me souviens d’un jour, alors que j’avais sept ans, une bonne bouille de gamine et les cheveux plus ondulés qu’aujourd’hui et coupés plus courts, où je m’étais fait renvoyer de l’école pour avoir frappé et insulté de dizaines de gros mots un garçon qui m’avait traitée de petite peste. J’étais une fille assez turbulente à l’époque, vite piquée au vif, mais mes parents n’en avaient pas moins été choqués, croyant que je savais me tenir en société.
« Azurée, je ne te cacherai pas que nous sommes tous inquiets pour toi ici. Tout le monde sait à présent ce que tu as cherché à faire, le premier soir, mais je vais te dire que cela ne m’intéresse pas. C’est quelque chose de personnel, que tu dois garder pour toi. J’admets que chacun de nous peut perdre ses moyens à une étape difficile de sa vie. C’est tout à fait humain. J’aimerais par contre revenir à l’entraînement. Pourquoi, deux ? »
On entend des spectateurs huer ou siffler ce score honteux. Je baisse un instant les yeux sur mes mains, avant de redresser la tête, un léger sourire aux lèvres.
« J’ai manqué de chance, tout simplement. Je m’étais bien entraînée au parcours d’obstacles, que je connaissais sur le bout des doigts. Mais j’ai glissé à un moment, et je me suis blessée, ce qui m’a empêché de continuer. Les Juges n’ont donc pratiquement rien vu de ce que je pouvais faire.
— D’accord Azurée. Mais alors… Qu’est-ce que tu sais faire, qui pourrait te sauver la vie dans les Jeux ? »
Je le regarde, amusée. Caesar est un homme assez jeune, dont le visage peinturluré de couleurs chatoyantes lui donne un air tantôt comique, tantôt étrangement puissant.
« Mais rien, Caesar. Absolument rien. »
Exclamations de la foule.
Cet après-midi, Alice, appuyée par June, m’a forcée à promettre de ne pas dire n’importe quoi. Je leur ai répondu que tout se passerait bien, que je saurais quoi répondre au célèbre présentateur. Elles semblaient intriguées par ma soudaine quiétude et mon détachement. Elles étaient réellement inquiètes pour moi, et ont préparé un tas de choses que je pourrais dire pour ma défense. Je leur en suis très reconnaissante, mais je n’ai pu leur promettre de tout réutiliser.
Au final, je ne suis pas sûre de dire la moindre chose que l’on a préparée, aujourd’hui.
« Azurée, finit par reprendre Caesar, une main dressée face à la foule pour lui intimer de se calmer. Comprends qu’il nous est difficile de percevoir tes motivations. Comment comptes-tu t’y prendre pour sortir vivante des Jeux ? Ta stratégie serait-elle à ce point si secrète ?
— Elle l’est, en effet.
— Toi qui a eu du mal à encaisser ton sort, tu sembles soudainement bien sereine ! Je suis fier de toi, Azurée ! Ce que tu nous caches, on espère tous que ce sera du grand spectacle ! Comprends-tu : tu ne peux que nous éblouir, dans les Jeux ! Partir si bas… quelle marche tu vas devoir gravir ! Cet effort nous semblera à tous particulièrement honorable ! Mais dis-moi, qu’est-ce qui te fait tenir en vie, aujourd’hui ? As-tu hâte de retrouver tes parents ? Allons Azurée… nous cacherais-tu autre chose ?
— J’ai une bonne amie, en effet, que j’aimerais bien revoir, car nous avons plein de choses à nous dire. Plein de choses que j’aimerais comprendre.
— Holà ! Sentirait-on une pointe de rancœur ? Je crois comprendre ! Seriez-vous toutes les deux intéressées par le même garçon ? Tu peux tout nous dire, Azurée ! Jolie comme tu l’es, tu dois sûrement avoir un amoureux, non ? »
Je baisse la tête pour que personne ne voie la soudaine noirceur qui s’est emparée de mon regard. Je me mets à triturer mes jolis doigts manucurés que mon équipe de préparation s’est employée à embellir avec tant d’entrain.
Elles sont venues en début d’après-midi, Julia, Emma et Luna, pour me coiffer et tenter d’effacer les bleus et petites estafilades que je me suis faite durant l’entraînement. Mes cheveux ont été rassemblés en une sorte de chignon haut d’où s’échappent de multiples mèches rebelles, fins accroche-cœurs dressés pour capter de leur pâle couleur tous les rayons lumineux des spots braqués sur moi. Thorn Endfire, arrivé en retard, essoufflé, leur a ensuite confié une pleine poignée de petites diodes solitaires, fonctionnant je ne sais comment, qu’elles ont glissé dans mes cheveux. C’est comme si j’avais un nid de lucioles au fond de mon chignon, prêtes à s’envoler et tournoyer autour de moi. Mon styliste m’a ensuite vêtue d’une toute nouvelle tenue spécialement conçue pour l’occasion, la dernière avant de porter l’accoutrement réglementaire, demain, pour les Jeux. C’est une étroite robe noire moulante, si proche du point de vue de la coupe de celle que je portais pour la Moisson que j’ai cru un instant que c’était la même. Mais sur celle-ci sont disposées d’autres petites diodes, si bien qu’elle ressemble à la voûte étoilée. Le tissu, proche du velours, présente d’ailleurs des reflets bleutés, comme la teinte d’une jolie nuit d’été.
Je me suis regardée dans la glace, prête à peine deux minutes avant de partir pour l’interview. Je n’ai pu le nier, je me suis trouvée vraiment belle. Ma chevelure blonde contraste fortement avec la noirceur de la robe, et les multiples minuscules éclats de lumière bleutée me rendent scintillante et me donne l’impression d’être une sorte de déesse de la nuit, comme les imaginait les anciennes civilisations de notre monde, tombées dans l’oubli.
« C’est vrai, vous me trouvez jolie ? je finis par lancer à Caesar, un air un peu coquin dessiné sur mon visage angélique.
— Azurée, tu es très attirante, habillée ainsi, répond d’un air coquin, un sourcil levé, Caesar. Mais je ne suis pas le première homme à le penser, si ? »
Il se tourne vers la foule qui se met à s’exclamer gaillardement. Les spectateurs sont plus enjoués, à présent. Je vois ce qui plaît le mieux, en moi.
« J’avais bien quelqu’un que j’appréciais, je finis par avouer, les yeux rêveurs.
— Et tu as sûrement envie de le revoir, non ? »
Le regard de Caesar, sincère, enjoué, naïf, au final, me fait sourire tendrement.
« Oh oui. J’ai vraiment envie de le revoir. Et ne vous inquiétez plus, Caesar. Je vais tout faire pour le retrouver au plus vite ! »
3 avril 2013

7 « Mon cher Florian, nous voici à deux jours du

7
« Mon cher Florian, nous voici à deux jours du début des Jeux. Les paris fusent, les cotes de chaque participant évoluent au fil du temps, en fonction de ce qu’on apprend d’eux, de leurs capacités, de leur faculté à nous surprendre. Cette phase est primordiale pour les bookmakers ! À première vue, pour qui voteriez-vous ?
— Hé bien… je ne suis pas habitué à donner mon avis sur… la vie et la mort de personnes…
— Voyons, Florian ! Entre nous… Vous avez sûrement une petite idée ?
— J’aurais bien cité Sid, mais étant donné les événements récents…
— Oui, fâcheux événements, en effet. Ces choses arrivent, et on peut solennellement annoncer que cette quarante-septième édition est déjà pleine de rebondissements ! Entre celle qui a cherché à se suicider, et Sid qui a enfreint les règles au cours de l’entraînement…
— Que va-t-il advenir de lui ?
— Voyons, Florian ! Lui imaginez-vous un sort différent de celui qui lui est dû ? »
« Les Jeux ne seront pas retardés. C’est Organ Hetiss, l’organisateur actuel des Jeux, qui l’a annoncé ce soir. »
Eric est adossé contre le dossier d’une chaise ; nous faisons un demi-cercle autour de lui.
« Le garçon du district Un sera exécuté demain à l’aube, juste avant la reprise de l’entraînement. Exécution bien entendue retransmise à la télévision et dont on ne devra pas rater une miette.
— Mon dieu… »
Je me rends compte que c’est moi qui lui ai répondu. Les autres acquiescent en silence.
« Les remplaçants sont déjà en route pour le Capitole, reprend Eric. On garde les boules du tirage au sort jusqu’à la fin des Jeux au cas où il y aurait ce genre d’éventualité. Les noms d’un garçon du district Un et d’un garçon du district Sept ont été immédiatement tirés sitôt la nouvelle transmise aux palais de justice des districts respectifs. Ils ont été arrachés à leur famille et transportés directement par hoverplane pour qu’ils arrivent le plus vite possible. D’ailleurs, on devrait avoir des infos sur eux à la télévision. »
Sur ces mots, Eric ordonne d’une voix sèche à la télé de s’allumer, et nous tombons aussitôt sur les visages des deux élus, qui n’ont pu, pour le coup, être remplacés par d’éventuels volontaires.
Celui du district Un, c’est un jeune garçon de treize ans, qui semble terrorisé par le poids qui vient de lui tomber sur les épaules. Pour le district Sept, nous découvrons un jeune homme d’une quinzaine d’années, au visage fin surmonté d’une paire de lunettes rondes, lui donnant un air d’intello. Ses mèches brunes lui retombent sur le front et volètent alors qu’il est poussé vers le sas de l’hoverplane. Il garde un air sérieux, attentif à ce qui l’entoure. Anxieux aussi, sans aucun doute, bien que la fatalité semble prédominer dans son regard.
« Voyons le bon côté des choses, déclare finalement June. Vous aurez sans doute plus de chance face à ceux-là que face à leurs prédécesseurs. »
Les journalistes se bousculent autour des deux nouveaux tributs ; l’écran coupé en deux nous montre deux scènes se déroulant à des centaines de kilomètres de distance et pourtant tellement similaires. Quoique… Si certaines personnes se mettent à huer les Pacificateurs, ce n’est pas pour la même raison, à mon avis. Dans le district Un, on râle parce que les chances que le vainqueur soit un tribut de leur district s’est amenuisé. Les habitants ne sont pas habitués à voir un de leurs petits désignés arriver jusqu’aux Jeux. Dans le district Sept, par contre, les gens crient de désespoir, car on leur prend un enfant de plus. Un enfant qui n’a pratiquement aucune chance de rentrer chez lui. Je crois me souvenir qu’en quarante-six ans de Jeux, le district Sept n’a vu revenir que deux de ses tributs, malgré leur force et leur résistance naturelles – le district Sept fournit le bois pour tout le monde, et grouille donc de bucherons en tous genres. Quoiqu’il en soit, ce nouveau tribut fait exception à la règle, et semble bien malingre.
« Je ne veux pas retourner à l’entraînement », je lâche soudainement.
Tout le monde se retourne vers moi.
« Ce genre d’incident ne se reproduira plus, tu sais, dit doucement Jonathan.
— Je m’en doute, mais c’est plus fort que moi. Je vais bientôt vivre tout ça, inutile qu’on me l’inflige deux jours avant le début officiel des Jeux. »
Jonathan soupire, puis se tourne vers moi en posant les mains sur mes épaules.
« As-tu l’impression d’avoir progressé dans quelque chose, aujourd’hui ?
— Je ne sais pas, je balbutie après avoir haussé la tête nerveusement. Oui, un peu. J’ai appris à reconnaître les baies et fruits comestibles et empoisonnés ; je pense que j’arriverai à faire un feu si j’en ai besoin ; quant aux collets et autres pièges, oublions ça.
— Demain, tu vas t’entraîner au couteau avec un assistant.
— Mais…
— Laisse-moi finir, s’il te plaît. Ceci n’aura pas d’autre but que t’apprendre à esquiver les coups, à comprendre les principaux types d’attaques et les parades adéquates à effectuer en retour. En une journée, tu vas apprendre tellement que le traumatisme de ce qui s’est passé ce soir te semblera soudain… surmontable. Tu as plus à y gagner qu’à perdre, à l’entraînement. »
Tout le monde reste ensuite bien silencieux. Par-derrière le mur de mentors, le visage déformé par une vilaine crampe, Stieg fait tournoyer ses bras pour se décontracter. Une fois qu’il a fini, je réalise que sa grimace est due, non pas par une quelconque douleur physique, mais par l’extrême anxiété qui l’anime. Si seulement Stieg pouvait être sûr de lui, désagréable, inintéressant ! Mais le Stieg qui se tient là, il me ressemble tellement, au final. Une petite part de moi comprend la valeur du « don » qu’il a cherché à me faire, en me promettant une mort rapide.
« D’autant plus, intervient soudainement Eric, me faisant sortir de mes rêveries, qu’à mon avis, il ne te sera pas permis de sécher l’entraînement. C’est aussi un lieu d’échange. Si les spectateurs vous voient pour la première fois à l’œuvre, il en est de même pour les autres tributs. Chacun cherche à évaluer les autres, à savoir à quel point untel bluffe, comment untel réagit face à telle situation, et cetera. Tu dois participer à l’entraînement, parce que les autres sont en droit de se faire une idée de ce que tu vaux. »
Mais je ne vaux rien, aurais-je envie de répondre. Je m’abstiens pour autant. Parce qu’au final, tout le monde le sait.
« Bon, je vais me coucher, je lâche enfin. À demain pour une nouvelle journée d’entraînement de folie. »
J’essaye de leur tendre un sourire, mais n’y parviens qu’à moitié, et de toute façon, seule la moitié de mon auditoire réagit à mes paroles.
Je rentre dans mes quartiers, qui ne sont séparés de la grande salle que par un court couloir assez large et une volée de marches à descendre. La nuit dernière, j’ai eu le droit de savourer le concert de ronflements de toute mon équipe. June en tête. Je me demande comment un corps aussi athlétique et élancé peut produire de pareils sons.
Mon garde s’installe sur sa chaise et déplie son journal du soir. Moi je me mets en sous-vêtements et m’engouffre sous mes draps. Mes yeux cherchent à déchiffrer les images imprimées au verso du journal : les portraits de chaque tribut, sans aucun doute accompagnés d’une courte biographie. Je me demande ce qu’il y a de marqué pour moi. « Fille unique, parents de chercheurs dans l’énergie solaire photovoltaïque, a passé une enfance calme, sans chercher à se démarquer des autres ni à s’en rapprocher. Aime s’ennuyer seule et ne rien faire de ses journées. » Oui, ce serait parfait pour décrire la Azurée que j’ai été, il y a encore quelques jours de cela. Seul mon joli minois est là pour me relever, avec mes mèches de cheveux légèrement ondulés couleur soleil d’été qui retombent en cascades sur mon front.
Les heures passent durant lesquelles je m’invente les biographies de chacun des tributs de cette édition. Rien à faire, j’ai beau me creuser la cervelle pour les rendre plus haïssables les uns que les autres, j’écope toujours de la bio la plus niaise.
Mon garde finit par s’endormir alors que, plongée dans une série de brèves vagues de sommeil perpétuellement dérangées par des cauchemars horribles me réveillant en sursaut, je reste affalée sur le ventre, écrasée par la fatigue, emmêlée dans mes draps humides de sueur.
Trop exténuée pour arriver à m’endormir, mes yeux passent sur chaque détail de la chambre et de la ville en contrebas, de l’autre côté de l’immense baie vitrée dont je n’ai pas baissé les volets.
J’assiste, impuissante, à la lente modification des teintes du ciel, qui passe d’un noir profond à un bleu nuit, puis à un violacé qui tire doucement vers le rosé et l’azur. Le soleil se lève enfin et ne manque pas de faire scintiller mes larmes et réchauffer les sillons humides sur mes joues.
Je peine à me lever ; d’affreuses courbatures rendent mon corps rigide et gourd. Le bruit de la douche que j’ai programmée pour dix minutes de jets puissants et sporadiques a dû réveiller mon garde qui s’empresse de pénétrer dans la salle de bain, angoissé à l’idée de me retrouver baignant dans mon sang. De l’autre côté la vitre de la cabine, je lui tends un grand sourire provocateur ; il s’éloigne en grommelant je ne sais quoi.
Passent ensuite le repas, les salutations obligatoires, l’écoute de conseils impossibles à retenir, et l’habillage en quatrième vitesse car nous sommes en retard, puis nous nous amassons devant l’écran géant pour assister à l’émission du matin, au cours de laquelle aura lieu l’exécution du tribut du Un. C’est un Caesar Flickerman au visage grave, accompagné en ce jour par l’administrateur, Organ Hetiss, l’homme barbu qui est venu me voir à l’hôpital, qui nous accueille très sobrement. Ils s’échangent quelques paroles vides de sens, sans leurs fioritures habituelles, avant de laisser place à une caméra filmant une petite salle toute blanche. En son centre, un jeune homme, les yeux bandés. Nous reconnaissons tous le meurtrier de la veille. La sentence est prononcée, puis les fusils automatiques, montés sur perche aux quatre coins de la petite salle cubique, s’activent brusquement, pointent le jeune homme épris de tremblements, et l’arrosent de centaines de balles à la seconde. Très vite, il ne reste rien du tribut du district Un. Pour enfoncer le clou, Caesar Flickerman propose un reportage sur le district Sept, avec notamment une retransmission de la Moisson et des gros plans du garçon du Sept assassiné.
En silence, nous éteignons la télé. C’est parti pour une deuxième journée d’entraînement.
Dans la grande salle, nous retrouvons les deux nouveaux arrivants, privés de parade comme du premier jour d’entraînement. L’air hagard, ils semblent complètement perdus. Je dirai même bouleversé, en ce qui concerne l’enfant du district Un. Mais peu de monde fait grand cas de leur présence, et chacun se dirige vers les ateliers qu’il a prévu de faire aujourd’hui.
C’est voûtée, les yeux à moitié clos et papillotant, et les membres gonflés par les courbatures que je me présente face à un assistant. Je lui indique que je souhaite apprendre à éviter les coups, et il me répond en s’emparant du premier couteau venu et en se ruant sur moi. Je hurle, cherche à l’éviter, me prends les pieds dans une arme abandonnée sur le tapis, tombe sur les fesses et me met à sangloter. L’homme me tend le bras pour me relever, me dévoile alors deux ou trois techniques, avant de se renfermer dans son mutisme et de me sauter à nouveau dessus.
Ça dure toute la journée. L’homme ne daigne pas m’autoriser la moindre pause en dehors du repas du midi, soulevant le fait que des temps morts, je n’en aurais pas droit quand je serai dans l’arène.
Une fois retournée à notre étage, je fonce aux toilettes pour vomir tripes et boyaux. La fatigue et les courbatures sont tellement oppressantes que je tremble de tous mes membres. Mon équipe doit faire venir un médecin qui me bourre des tranquillisants.
Le soir tombe petit à petit, et me voici à nouveau dans mon lit, livrée à mes morbides pensées. Malgré la masse de tranquillisants qui m’a anesthésié tous les membres, mon esprit refuse de s’endormir ; j’ai l’impression d’être un corps abandonné là, sur ce grand lit six fois trop grand pour moi, les sens encore en alerte pour capter le moindre détail du monde qui m’entoure, qui vit, qui bouge. « Tu es déjà morte ». C’est Jonathan qui l’a dit. J’ai l’impression que ce n’est pas les Jeux qui me tueront. Mais la solitude.
Je me recroqueville en position fœtale, ferme les yeux très fort et cherche à imaginer la chose la plus apaisante qui soit.
 
Le troisième jour des entraînements est principalement destiné à l’évaluation. Un par un, garçon puis fille de chaque district passe devant les Juges au cours d’une séance privée où les caméras n’ont pas le droit d’entrer.
Les entrevues commencent vers onze heures, ce qui me laisse un peu de temps pour traîner ma carcasse raidie par les courbatures jusqu’à un ultime atelier de survie, dans une salle annexe au gymnase. J’y apprends comment me camoufler. Soudain, je me mets à sourire malgré moi : j’ai l’impression d’être au cœur d’un formidable gâchis d’apprentissage. Toutes ces connaissances enseignées à un cadavre sur pattes, alors que tant de gens dans Panem sont complètement illettrés. Au Capitole, on ne gâche pas que la nourriture.
D’autres aussi on demandé à participer à un dernier atelier, ce matin, pour ne pas perdre une miette des avantages qu’on leur propose. Nous attendons tous ensuite dans une grande salle d’attente attenante au gymnase, où de la nourriture en quantité nous est proposée. Part en premier le jeune du district Un. Le pauvre. À peine arrivé qu’il doit faire ses preuves auprès des Juges qui ne l’ont encore jamais vu. Je crois l’avoir aperçu, la veille, en train de s’époumoner sur un mannequin, une barre de fer fermement ancrée dans sa petite main. Je suis persuadée qu’il n’a même pas eu le temps d’être coaché par ses mentors ; quant au tribut fille de son district, elle semble le mépriser complètement. Toute la stratégie de l’équipe élaborée depuis deux jours est tombée à l’eau suite au geste insensé du garçon. Ce n’est pas sur cet enfant que la Carrière du Un va pouvoir s’appuyer. D’un certain côté, j’ai un peu de pitié pour eux.
Son audition ne dure pas longtemps, et la fille du Un ne se fait pas prier pour pénétrer dans le gymnase. Les autres se succèdent ensuite, et j’ai l’impression que les entrevues durent plus longtemps quand il s’agit d’un Carrière. Quand c’est au tour de Stieg, j’ai le temps de sentir mon stress grimper si haut que je pourrais perdre connaissance avant même le début de mon évaluation. Tremblante de tous mes membres, je me pose sur un banc, en face d’autres tributs silencieux, et anxieux pour certains. L’un d’eux me regarde, le tribut du Six, je crois. Il m’adresse un sourire purement sadique, qui me fige sur place. Je crois lire dans ses yeux : « toi, je vais te tuer, et je m’amuserai avec ton corps, te dépècerai et te découperai en mille morceaux, pour que tout le monde voie à quel point tu n’es pas désirable, à quel point tu ressembles à n’importe quel cadavre, quand tu seras morte. » En fait, ce sont mes pensées, je le sais. Est-ce que je cherche à les exorciser en les prononçant ? Ou au contraire, est-ce que je les souhaite ? Parfois j’imagine ce que les caméras filmeront, quand je serai morte. Mon petit corps disloqué, couvert de sang, sans vie. C’est fou à quel point j’arrive à me représenter ce genre de scène. Je ne savais pas que mon inconscient adorait ces visions gores à ce point.
« District Cinq : Azurée Lockheed ! »
Je me lève d’un bond ; ce sont mes battements de cœur qui m’ont fait littéralement sursauter. La porte au fond de la grande salle d’attente est ouverte. C’est là que je dois aller.
En parcourant les vingt pas qui me séparent de mon évaluation, je cherche à me rappeler les conseils de mes mentors. Qu’est-ce que je dois leur montrer, déjà ? Je ne suis pas très musclée ni endurante, inutile de faire une démonstration de course ou de lancer de poids. Je ne suis pas très débrouillarde non plus : exit l’allumage de feux, l’installation de pièges, et autres trucs compliqués. Il me reste les armes, que je n’ai pas touché durant l’entraînement, et que mes mentors m’ont fortement déconseillées pour cette évaluation. Qu’est-ce que je dois faire, alors ? J’ai l’impression d’avoir le cerveau bouilli, qui n’arrive plus à réfléchir.
J’entre dans la salle d’entraînement. Les Juges sont là, en retrait, sur une sorte de mezzanine où une collation leur est servie. L’un d’eux me fait signe d’avancer vers le râtelier d’armes pour démarrer ma démonstration. Je sens dans leur regard désapprobateur qu’ils me considèrent comme la « suicidée ratée ». Ils ne doivent pas faire grand cas de ma « candidature ».
Je décide finalement de me diriger vers le parcours d’obstacles, que je commence à bien connaître à force de l’avoir fait. Je m’élance, passe les premiers rondins de bois, roule sous les assauts des mannequins automatiques, en prenant bien soin de ne pas me prendre les pieds dans les ficelles de leurs pièges, cours jusqu’au mur d’escalade, m’empresse de passer d’une prise à l’autre, et… en manque une et retombe trois mètres plus bas sur les fesses et un poignet.
J’ai le souffle coupé, les tympans qui vibrent, le visage brûlant. Mon bras me fait mal mais je ne crois pas m’être cassée quoi que ce soit.
Je tente de me relever, me sens soudain mal, les jambes flageolantes, et dois me rassoir et m’adosser contre le mur pour calmer la danse des étoiles qui tourbillonnent autour de moi.
Les Juges ricanent. Je les entends d’ici. Bien malgré moi, je me mets à sangloter, puis à éclater en larmes, comme un bébé.
« Bon allez, mademoiselle. Laissez votre place au prochain, voulez-vous ? »
Des Pacificateurs pénètrent dans la salle sous l’ordre des Juges, me prennent par les bras et me tirent hors du gymnase.
Mes mentors, Alice et Stieg m’attendent de l’autre côté de la sortie, le regard à la fois anxieux et emplis d’un fol espoir.
En me voyant dans cet état, leurs épaules se raffaissent aussitôt, et certains se mettent à souffler de désespoir.
« Tu auras essayé », dit finalement Eric. Entre deux sanglots, j’essaye de leur expliquer que je n’étais pas si mal partie, dans le parcours d’obstacles, avant de perdre mes moyens à l’escalade.
« Tu as fait le parcours d’obstacles ? rugit soudainement June. Mais on t’avait dit de leur montrer tes prouesses en parades ! Tes esquives hier face à l’entraîneur étaient vraiment réussies ! »
Elle peste de rage, et dans un excès de colère, lève soudainement une main pour me gifler. Elle s’arrête à temps, les yeux exorbités, emplis de fureur et de déception. Les autres la font reculer, lui disent de se calmer. Ce que j’ai vu dans son regard, je ne l’oublierai jamais. June est déçue. Cela veut dire qu’elle attendait quelque chose de moi.

L’annonce des scores à la télévision, le soir, se fait dans un silence morbide. Quand nous sommes remontés à notre étage, je me suis affalée dans mon lit et j’ai sombré dans une sorte de sommeil peu réparateur, toujours entrecoupé de cauchemars horribles. J’ai sauté le repas, et à vrai dire, personne n’est venu me chercher pour me proposer de me joindre au groupe. C’est mon garde de nuit qui m’a réveillée alors qu’il s’empiffrait de volaille, le cul planté sur sa chaise, à grands renforts de mastication acharnée.
« À la bouffe, gamine », a-t-il lancé, la bouche pleine. C’était bien la première fois que je l’entendais parler.
J’avais les cheveux ébouriffés et le visage bouffi. Je devais avoir mauvaise mine. Il m’a regardée d’un air éteint, avant de déclarer : « t’es pas aussi jolie qu’on le prétend partout à la télé. T’as juste une tête à claque, à mon goût. »
Je me suis levée péniblement et j’ai décidé de quitter ma chambre, le dernier lieu où j’aurais pensé me trouver au calme. Arrivée au niveau de mon garde, je lui ai rétorqué : « Dans ce cas, je n’ai pas à m’inquiéter de tes regards de pervers la nuit, quand je dors. » Et je l’ai planté là, avant de rejoindre les autres dans la salle de détente.
La télévision est allumée. Jonathan se retourne à mon arrivée, me jette un regard empli d’une profonde tristesse, avant de m’inviter à s’assoir sur le canapé à côté de lui. « Nous allions venir te chercher, déclare-t-il. L’émission va commencer. »
Nous assistons à la diffusion de l’hymne national, puis à un speech de Caesar Flickerman, fébrile d’excitation. Selon lui, cette année est exceptionnelle, avec un cru inoubliable. Oui, sûrement. C’est bien ma veine.
S’en suit un court montage durant lequel nous nous voyons nous époumoner durant l’entraînement, et je m’étonne qu’ils aient réussi à trouver deux secondes de moi plutôt réussies.
Je me mords l’intérieur de la joue. Avec un peu de chance, et si les Juges ont apprécié mes premiers pas dans le parcours d’obstacles, je vais obtenir un quatre ou un cinq. Suffisant pour passer inaperçue.
Les scores se succèdent à l’écran : à gauche, la photo et le nom du tribut, à droite, en gros, son score. Vient d’abord le nouveau du Un, un certain « Gaëtan ». Sa petite tête d’ampoule apparaît, avec ses courts cheveux bouclés et ses yeux tombants. En rouge apparaît le chiffre quatre. On aurait pu s’en douter. Le pauvre.
La fille du Un, une « Marion », obtient un neuf, ce qui ne m’étonne pas non plus. Cette brunette n’est pas beaucoup plus grande que moi, mais son air volontaire et ses cheveux raides lui donnent une répartie qui me fait singulièrement défaut.
Les tributs du Deux, du Trois et du Quatre se succèdent ensuite : un « Paul », une « Sophie », un… j’oublie les prénoms dès qu’ils disparaissent de l’écran. Même leur score finit par m’indifférer : huit, dix, sept, six, dix, et encore dix, je crois. Je n’en suis plus très sûre, car mon cerveau évacue tout ceci comme des déchets toxiques au moment où le visage de Stieg apparaît à l’écran. Quel score cette montagne de muscles va-t-elle obtenir ? Son portrait le montre tel qu’il est au quotidien : morne, grave, sérieux. Stieg n’est pas un homme qui sourit souvent. La tension est à son comble dans la pièce. Sa note va conditionner une grande partie de ce qui va se passer au cours des Jeux. À ce qu’il paraît, à cause de son air taciturne, les sponsors se sont montrés assez frileux à son égard, même si les premières promesses avaient été encourageantes. La note qui va s’afficher va être déterminante pour son avenir.
Soudain, le gros neuf qui s’affiche en tournoyant fait sauter tout le monde de joie. À l’exception de Stieg et moi-même, bien entendu.
« C’est une bonne note ! s’exclame June. Je n’ai pas eu autant !
— Moi non plus, renchérit Jonathan. Seul Eric a fait mieux. C’est une bonne chose pour les sponsors ! »
Stieg marmonne quelques mots, semble gêné, même si le soulagement lui fait relâcher ses muscles crispés.
« Le score d’Azurée, à présent, déclare sombrement Eric.
— N’en faites pas tout un plat, finis-je par déclarer. On s’en fiche, de mon score. »
Mon visage s’affiche à l’écran. Chacun retient son souffle, sauf moi, qui regarde ailleurs, feignant l’indifférence.
Quand le deux apparaît à l’écran, différents sentiments se bousculent aussitôt dans ma tête. Mais je crois bien que c’est la honte qui remporte haut la main.
3 avril 2013

6 « Il semblerait qu’un tribut ait cherché à

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« Il semblerait qu’un tribut ait cherché à mettre fin à ses jours, cette nuit, dans sa chambre d’hôtel. Cette annonce nous a tous mis en émoi. Joric, pouvez-vous nous en dire plus ?
— Bien sûr, Caesar. Il nous arrive en effet d’avoir des cas de personnes… fragiles, dirons-nous, qui, acculées par la peur, la responsabilité, ou le doute, cherchent à en finir d’une manière ou d’une autre, et ce, que ce soit avant ou pendant les Jeux. Croyez-moi, ce n’est pas dans leur intérêt. Nous n’apprécions pas beaucoup que les tributs n’accueillent pas leur sort la tête haute. Mais il nous arrive de tolérer certains écarts, comme signes passagers de faiblesse. Nous avons encore tous en tête le triste destin de Robb du district Six qui s’est jeté de la falaise alors qu’il était acculé par l’équipe dominatrice et meurtrière menée par le terrible Sean.
— Oui… Ce sont des choses qui arrivent… Mais que vont en penser les sponsors ? »
À dix ou onze ans, alors en pleine poussée de croissance, je me suis mise à harceler mes parents pour savoir comment ça s’était passé pour eux, les Jeux, comment ils les avaient ressenti quand c’était leur tour d’avoir leur nom inscrit sur les listes. J’étais partie du principe, comme beaucoup d’autres filles de mon âge, que les Jeux étaient la dernière étape avant de devenir femme à part entière. Et alors que j’étais en pleine transformation et pressée d’en finir avec ça, je rêvais de passer ces six étapes de tirage au sort au plus vite et avec réussite. Je ne comprenais donc pas trop la réticence de mes parents à en parler et à se livrer, et après coup, j’estime avoir pris leurs réactions pour un refus de me voir grandir.
« Tu le découvriras bien assez tôt, hélas », disait ma mère. « Comment ça s’est passé ? Comme pour tout le monde », éludait mon père. Chacune de leur réponse me faisait enrager et, paradoxalement, me donnait l’envie d’en savoir plus sur ce qui m’attendait.
Alors que je remettais une fois de plus le sujet sur le tapis, mon père m’avait répondu en se mettant en colère : « Mais enfin, Azurée, es-tu si pressée de mourir ? »
Sa réponse m’avait choquée au plus haut point. Les lèvres tremblantes, j’avais balbutié : « Non, je suis pressée de vivre. »
Mon père m’avait toisée, toujours aussi tendu. Puis il s’était radouci et m’avait invitée à s’assoir à côté de lui, avant de se mettre à me raconter son expérience des Jeux.
« Comme pour tous les chanceux qui vivent ici, avait-il commencé, je n’ai pas été choisi à aucun des tirages au sort. Tu dois t’en douter, puisque dans le cas contraire, tu ne serais pas de ce monde. La première fois est sans doute… la moins stressante. On ne sait pas trop ce qui nous attend, on n’a le souvenir d’aucun autre tirage au sort, donc on a du mal à s’appuyer sur du vécu. Un nom est tiré, ce n’est pas le notre. On applaudit le tribut, puis on rentre chez soi. Dans les jours qui viennent, on regarde sa mise à mort à la télévision. Une de plus qui vient s’ajouter à celles que l’on voit depuis l’âge obligatoire, c’est-à-dire huit ans. Malgré cela, on en ressort plus ou moins choqué en fonction de la violence de la mort. L’année de ma première présentation aux Hunger Games, le tribut qui a été choisi est mort le premier jour en tentant de récupérer une arme et des vivres. Son agresseur lui a incisé le ventre, des jambes jusqu’à la tête. Toutes ses tripes se sont aussitôt déversées sur le sol, et tout ce sang ! Mon dieu, j’ai vomi en voyant cela, crois-moi. Le meurtrier a ensuite glissé sur les viscères, s’est étalé de tout son long, et s’est fait tuer par un autre qui lui a planté une tige de métal dans le dos. J’entends encore ses hurlements. J’aurais dû être heureux de le voir agoniser ainsi, mais en fait, je n’ai vu qu’un enfant de plus mourir des mains d’un autre. »
Il s’était arrêté un instant, le temps de sécher une larme rebelle venue s’échapper de ses yeux.
« Tu sais, avait-il repris après un calme pesant, la plupart des vainqueurs sont des enfants – plus que des meurtriers – incapables de faire quelque chose de leur vie, tellement ils sont choqués. Tous les vainqueurs reviennent fous, crois-moi. D’une manière ou d’une autre, ils le sont tous, même si ce sont des Carrières. D’ailleurs, ceux-là ont sans aucun doute déjà un grain avant d’entrer dans l’arène…
« Voir les Jeux à la télévision, c’est une chose choquante en soi. Les vivre en est une autre. Et cette peur qui ne te quitte pas avant tes dix-huit ans, elle s’emparera de toi une fois que tu auras vu le tribut de ta première présentation se faire descendre en direct. Car tu te rendras compte que ce tribut aurait pu être toi. »
Le ciel est couvert d’étoiles.
Je suis allongée sur mon grand lit de trois mètres de côté, occupée à m’entortiller une mèche de cheveux autour de mon index, la tête renversée et les yeux braqués sur la voûte étoilée de l’autre côté de l’immense baie vitrée qui couvre tout un côté de ma chambre.
Cette vitre peut afficher toutes sortes de paysages paradisiaques, mais je préfère cette actuelle vue à n’importe quelle autre.
Peut-être parce que c’est la vraie, la seule que mes yeux devraient voir, ce soir. Et la seule qui reflète si bien mes pensées et ces souvenirs qui resurgissent spontanément, à la veille de l’entraînement.
Je suis dans les Jeux. C’est horrible, mon dieu. J’y suis. C’est moi, là, sur le lit, à mille kilomètres de ma maison. Pas une autre fille. Les autres filles, elles me regardent de l’autre côté de leur écran, et soufflent de soulagement : elles n’ont pas été choisies et en sont très heureuses. Moi-même, je me suis comportée de la même manière. En premier lieu, j’ai loué le ciel de ne pas avoir été tirée au sort, et seulement en second lieu, je l’ai maudit pour avoir choisi cette pauvre innocente. Les hommes sont égoïstes. Je le suis. Je n’y peux rien. Quand le bateau coule, c’est chacun pour soi.
Et encore ! Puisque toutes les filles ces dernières années ont été remplacées par une volontaire, mon sentiment de culpabilité a été nettement atténué. Contrairement à ce que m’avait prédit mon père, je ne me suis pas assez sentie impliquée dans ces tirages au sort.
Alors, pour tout ceci, je maudis le ciel et je pleure, et qu’importe mon image ! Je me suis montrée forte pendant la cérémonie d’ouverture, je peux bien décompresser à présent.
Et pourtant… Je croyais bien ne plus y tenir. Quand notre chariot a surgi du centre de Transformation, à la suite de celui des tributs du district Quatre – déguisés en poissons géants –, j’ai cru perdre connaissance. Mais Stieg m’a retenue et je me suis redressée à temps, avant que les écrans géants affichent nos silhouettes. Mon regard est d’abord resté ancré sur ces images qui défilaient de chaque côté de l’allée et des gradins où s’amoncelaient des millions d’hommes et de femmes – la caméra nous détaillant des pieds à la tête, sans hésiter à s’attarder sur des points précis de notre anatomie, avant de s’arrêter sur nos visages –, et, l’espace d’un instant, je me suis mise à critiquer mon nez, un peu trop fort, pointu et dressé, qui me donne un petit air de belette. Mais les exclamations de joie m’ont vite rassérénée, et portée par ce nouvel élan, je me suis tournée vers cette foule en délire qui adorait l’image qu’on leur donnait, qu’elle vienne de notre accoutrement ou de notre physique, ou des deux.
Stieg saluait la foule, moi je me contentais de rester droite et d’éviter de croiser le moindre regard. Si j’avais voulu me montrer froide et déterminée, je n’aurais pas pu mieux faire. Cependant, je savais qu’un grand nombre des spectateurs avaient déjà eu vent de mon acte désespéré, et les nombreux murmures qui ont accompagné les cris hystériques ont entaché cet état de grâce.
Malgré l’évidente réussite de nos costumes, malgré une éventuelle bonne note à l’entraînement, il y aurait toujours des personnes pour ne pas accepter mon geste et me traîner dans la boue. J’aurais beaucoup de mal à trouver des sponsors. Certains gestes nous suivent toute notre vie, et on est incapable de s’en défaire, malgré toutes nos tentatives de redressement. Quoiqu’on dise, il est impossible de se racheter.
Nous avons fini notre procession au centre du grand Cirque du Capitole. Là, nos chariots ont fait plusieurs tours de la gigantesque place, entourée des plus belles demeures de la capitale où se tiennent les plus riches personnalités, avant de s’arrêter face à la demeure du président Snow. L’homme le plus important de la planète. Celui qui régit tout ceci depuis des années, et encore pour longtemps.
Il était là, à son balcon, en train de nous saluer silencieusement, comme il le fait chaque année. Cet homme inspire le respect par sa simple présence. C’est hallucinant. Même moi, en cet instant, j’ai cru sentir ma haine s’étioler et laisser place à l’admiration. J’ai failli me donner une claque pour me forcer à revenir à moi.
J’ai prié pour que le temps s’accélère et que je quitte au plus tôt cette place, car les brefs gros plans de mon visage s’affichant sur les écrans me montraient rouge, tremblante, et en sueur. On aurait cru que j’étais sur le point d’exploser.
On a ensuite fait un dernier tour d’honneur, ce qui m’a permis de décompresser, puis nos chars se sont engouffrés dans le centre d’Entraînement, cette haute tour de douze étages – un par district – où j’allais loger jusqu’à mon entrée dans les Jeux.
Une fois qu’on m’a octroyée cette vaste chambre, je n’y ai pas bougé jusqu’à ce que la nuit tombe. Le mobilier est d’une finition rare, mais sobre et peu imposant. À part le lit, une table de nuit et une petite commode, il n’y a rien d’autre ; la présence de mon garde est ainsi difficile à oublier. Par ailleurs, le garde de nuit qui, contrairement à celui du jour, passe son temps à me lorgner – et je crois même l’avoir vu sourire quand j’étais sous la douche –, a pris la liberté d’apporter une chaise de la salle à manger et de la placer face à mon lit.
J’ai quand même dû quitter ma chambre pour assister au festin qui nous a tous réunis, Alice, nos coachs, Stieg et moi. Ils ont surtout parlé de la cérémonie, de l’impression que l’on a faite, et des premières recherches de sponsors. Comme je m’y attendais, Stieg a déjà intéressé nombre de riches personnalités qui ont signé un accord pour l’aider dans les Jeux, à condition, bien entendu, qu’il obtienne une note à l’entraînement au moins égale à huit. Pour ma part, les gens se sont montrés plus réservés. Certains seraient prêts à m’aider, mais peu sont disposés à parier sur ma victoire. La nouvelle de mon geste désespéré n’y étant pas étrangère : qui pourrait croire qu’un tribut qui cherche à se suicider avant le début des Jeux a une réelle chance de réussir ?
« Azurée, rien n’est perdu, a déclaré solennellement Eric, les yeux posés sur son verre à vin. Nous allons nous battre jour et nuit, et nous finirons par trouver des sponsors. Nous avons déjà une idée des atouts que nous allons mettre en avant pour te replacer sur les devants de la scène.
— Mon physique ?
— Ta tenue n’est pas passée inaperçue, si c’est ce que tu veux savoir, est intervenu Jonathan. Mais ce n’est pas notre unique point de vue. Il y a bien d’autres choses qui feront pencher la balance en ta faveur. Comme… – et ne le prends pas de manière péjorative – la pitié.
— Oui, a renchéri June. Ne le prends pas mal, surtout ! Mais de savoir que tu n’as pas été remplacée, alors que c’est presque de coutume dans le district Cinq, est une chose qui en touche plus d’un ! Nous allons faire vibrer cette corde sensible, et te faire aimer auprès du public !
— Si vous pensez que c’est possible… »
J’ai vidé d’une traite mon verre de vin, et les ai regardé tous un par un, intensément. « Avec Stieg, on a eu le temps de détailler brièvement nos adversaires. Il y a des Carrières, c’est évident. Mais il y a aussi des très jeunes. Je… je crois que je suis la plus âgée des tributs. Ce n’est pas un atout pour moi. Les sponsors préfèrent s’apitoyer sur les jeunes sans expérience et traumatisés par les Jeux. Moi j’ai plutôt l’air d’une pleurnicharde alors que j’ai vécu six tirages au sort. Vous êtes sûrs que la pitié, ça va fonctionner ? »
Il y a eu un instant de battement, durant lequel, je pense, tous les esprits se sont mis à bouillonner pour me fournir une réponse réconfortante. Le fait qu’elle ait tardé à venir m’a prouvé que je n’avais pas complètement tort.
« Azurée, a dit enfin Eric, nous ferons tout pour que ça marche. Fais-nous confiance. »
Nous avons fini nos desserts en silence, puis j’ai entendu la phrase qui signifiait que je devais prendre congé : « Maintenant, Azurée, si tu le veux bien, nous aimerions nous entretenir avec Stieg afin d’élaborer sa stratégie durant les Jeux. »

Pas besoin de réveil pour être à l’heure au premier entraînement : je n’ai pas dormi de la nuit. J’attends que le soleil se lève sur la ville pour me hisser hors du lit, des cernes aussi profonds que des crevasses. Je me déshabille sous le regard embrumé de mon garde de nuit et me glisse sous la douche, pour une programmation de vingt minutes de jets puissants et relaxants. La chaleur de l’eau est telle que la buée envahit toute ma chambre.
J’ai vite compris comment me servir des gadgets de la douche, étant habituée aux appareils électroniques qu’utilisent mon père et ma mère pour leur travail de recherche. Je compte bien utiliser toutes les combinaisons possibles de lavage et de massage, avant que mon corps soit définitivement sali et laissé inerte au fin fond d’une ravine de l’arène, transpercé de multiples coups d’objets tranchants ou contondants.
À la sortie de la douche, je surprends un Muet venu me déposer ma tenue sur mon lit, ainsi que l’échange de service de mes gardes. Trois hommes dans ma chambre, libres de contempler ma nudité sans qu’il me soit possible de conserver la moindre once d’intimité. Je préfère porter mon regard sur les vêtements posés sur les draps : un pantacourt et une chemise taillés dans un tissu en lin léger et de couleur beige. J’accueille leur simplicité avec une joie non dissimulée.
Quand je rejoins la salle principale carrée, d’où donnent toutes les chambres disposées en cercle autour de ce patio, je tombe sur Jonathan, déjà assis à table en train de siroter un jus d’orange.
« Bonjour », je lance d’une petite voix éraillée, comme si j’avais crié toute la nuit.
Jonathan sursaute avant de se tourner vers moi et de me répondre d’un léger hochement de tête.
« Mal dormi ? j’ajoute, en m’asseyant à ses côtés après avoir pris soin de remplir au buffet disposé au fond de la salle une assiette de bacon grillé et d’œufs sur le plat.
— Tu n’as pas idée, fait-il d’un air las. Tu sais, les Jeux, pour moi, c’est encore une affaire récente. C’était il y a quatre ans seulement.
— Oui, je m’en souviens un peu.
— Que retiens-tu de ces Jeux ?
— Comme tous les Jeux : pas un souvenir impérissable. Mes yeux étaient forcés de regarder, mais mon esprit vagabondait ailleurs. Je me souviens néanmoins que tu as tué une fille d’à peu près mon âge. Une blonde qui me ressemblait un peu, d’ailleurs. »
Il me fixe un instant, piqué au vif. Puis il replonge sa tête dans son assiette creuse remplie d’une salade de fruits apparemment délicieuse.
« Cette fille était une furie. Et une meurtrière. Elle a tué trois tributs avant de s’en prendre à moi. Contre elle, je n’ai fait que me défendre. »
Il s’arrête un temps, avant de reprendre : « Je veux dire, je suis un meurtrier, tout comme elle. Je ne cherche pas à me déresponsabiliser. Mais à part le dernier finaliste, tous les autres… je ne les ai tués uniquement parce qu’il me fallait répondre à leur agression. »
Je ne me souviens pas combien de personnes il a tué au cours de ses Jeux, mais je me sens soudain bien stupide de provoquer ainsi mon mentor, alors qu’il ne me veut aucun mal.
Le souvenir de Jonathan s’engouffrant dans la salle de bain, avant-hier, me saute aux yeux. Cet homme m’a tirée du bain et a tenté de me sauver par tous les moyens, sans hésiter à déchirer sa chemise que je trouvais pourtant fort belle. Que devrais-je penser de lui ? Dois-je le haïr pour m’avoir empêché d’aller jusqu’au bout, et, au final, pour avoir sérieusement terni mon image auprès des Capitoliens ? Ou dois-je le remercier pour m’avoir permis de vivre trois jours de plus ? Au final, tout ceci a si peu de sens que cela m’exaspère. Je chasse ces pensées d’un revers de la main ; Jonathan redresse la tête, interloqué. « Tu es une fille étrange, Azurée, déclare-t-il finalement. Tu sembles te sentir tellement… tellement supérieure aux autres, et tu te punis pour avoir la faiblesse de penser cela. Tu es un paradoxe en soi. »
Je me mords les lèvres. Mon égocentrisme est-il si fort qu’il est à ce point discernable ?
« Tu connais les proportions de vainqueurs qui mettent fin à leur jour, après les Jeux ? »
Nos regards restent ancrés l’un dans l’autre. « Non, je balbutie finalement.
— Vingt pour cent. Vingt pour cent des vainqueurs se suicide dans les cinq années suivant la fin de leurs Jeux. La pression qui ne retombe pas, le remords, le regard des autres… Les raisons sont multiples. »
Il me regarde de ses yeux fatigués et larmoyants.
« Sache une chose, Azurée. Tu es déjà morte. »
Ces mots entrent en moi comme un poignard en plein cœur. Les yeux de Jonathan ne cessent de me fixer, et le fait de les garder si longtemps ouverts les fait se mouiller encore plus.
« Alors, quel bon repas nous attend ? »
Je sursaute sans lâcher des yeux Jonathan. C’est Eric qui vient nous rejoindre. Il se sert gracieusement et nous rejoint sur la grande table ronde centrale. Jonathan se remet à manger, comme si de rien n’était.
Je peine à contrôler mes tremblements, répond brièvement aux questions et aux conseils que m’adresse Eric, puis June quand elle se joint à nous. Alice fait une discrète apparition, préférant rester en retrait. Stieg est le dernier à nous retrouver. Il semble tendu, mais n’hésite pas à remplir trois assiettes et à se forcer à toutes les vider sans prendre plaisir à ingurgiter les aliments.
Quand enfin nous quittons la pièce, personne ne remarque que mon assiette n’a pas été entamée.
 
L’ascenseur nous mène directement au sous-sol de la tour d’Entraînement. Nous débouchons sur un grand gymnase où nous rencontrons l’entraîneur en chef, ainsi que trois couples de tributs : ceux du district Un, ceux du district Deux, et ceux du district Quatre. Les Carrières. J’aurais dû m’en douter. Tous les volontaires sont déjà là. Les autres ne sont pas forcément pressés de nous rejoindre et de commencer un entraînement de trois jours qui sera dans tous les cas vain face à la préparation assidue des Carrières depuis des années.
Je prends le temps de les détailler. Les trois hommes sont au moins aussi forts que Stieg. L’un d’entre eux est de petite taille, mais a des bras aussi gros que mes cuisses. Ils ont tous les yeux braqués sur Stieg, le détaillant de la tête aux pieds, sans chercher à dissimuler leur mépris. Quant aux filles… L’une d’elles est une grande perche qui se tient perpétuellement voûtée, avec des longs cheveux bruns et lisses. Elle semble éteinte, mais je la soupçonne d’avoir un talent caché diablement efficace. Et ça ne peut être la dissimulation, vu sa taille. La seconde est une femme assez forte, avec un cou étroit et le regard dur. Elle pourrait sans doute me briser la nuque d’une seule main. La troisième est un peu plus grande que moi, aussi fine et chétive. Mais ses bras et ses jambes noueux de muscles m’indiquent qu’elle peut sans aucun doute courir et grimper aux arbres des heures sans se fatiguer.
Étant la seule blonde et la plus petite, je suis facilement repérable. Cet état de fait semble se vérifier à la vue des autres tributs qui arrivent au compte-goutte par la porte des ascenseurs : les plus jeunes doivent avoir douze ou treize ans, mais sont tous plus grands que moi, et aucun d’entre eux n’a les cheveux aussi clairs que les miens. Autrement dit, je suis une cible aussi facile que la grande perche.
Les tributs non volontaires qui prennent place un par un sont tous plus maigres les uns que les autres. Certains paraissent tellement usés par le labeur qu’on pourrait leur donner une bonne dizaine d’années de plus. C’est le cas aussi de la plupart des filles, notamment celles des districts Onze et Douze, une jeune femme à la peau d’ébène qui se tient voûtée, non pas à cause de sa taille, mais des nombreux paniers de fruits qu’elle a dû porter quotidiennement, et une fille à la peau terne et aux cheveux sombres, à qui il manque la main gauche.
Les handicaps naturels, qu’ils soient visibles ou pas, sont évidents et inévitables. L’un est Carrière, l’autre nom. L’un est un grand musclé, l’autre est une jeune femme timide et maigrelette. L’un maîtrise tous les arts martiaux, l’autre est infirme. Pour que les Jeux soient équitables, il faudrait pratiquer l’eugénisme et ne faire combattre que des clones de la même année de naissance et avec le même régime alimentaire et le même entraînement…
Parfois, les choses qui me viennent à l’esprit me choquent. À une autre époque, dans une autre vie, j’aurais été un parfait président Snow.
Après nous avoir attachés dans le dos le numéro de notre district et nous avoir expliqué les règles de l’entraînement – ateliers libres animés par des experts, interdiction de se battre les uns contre les autres, présence d’assistants qu’on peut réclamer pour les combats armés – nous sommes lâchés dans l’immense salle divisée en alcôves concentriques autour d’un vaste espace où est installé un parcours d’obstacles.
Sans un mot, Stieg m’abandonne et se rue à la suite des autres Carrières vers les râteliers d’armes afin de s’entraîner avec les assistants mis à dispositions des tributs.
Qu’est-ce que Eric m’a dit à ce propos ? « Vise plutôt les ateliers de survie. Ils te seront plus utiles, puisque tu ne désires pas affronter les autres tributs. Près de la moitié des tributs meurent dans les Jeux, non pas de la main des autres tributs, mais des différents pièges que les organisateurs placent çà et là pour donner un peu de piment au spectacle, ou de faim parce qu’ils n’ont pas su trouver la bonne nourriture au bon moment. »
Dans ce domaine comme dans les techniques de combat, mes connaissances sont proches de zéro. Après tout, pourquoi ne pas apprendre à identifier les baies toxiques, à allumer un feu, à pêcher ?
C’est ainsi que pendant une partie de la journée, je passe d’un atelier de survie à l’autre, accompagnée seulement de quelques tributs des districts Neuf à Douze. Nous n’échangeons aucun regard, de peur de s’attacher les uns aux autres.
June semblait assez réticente à cette idée. Selon elle, ils pouvaient m’apprendre tout ceci eux-mêmes, le soir, après l’entraînement. Il ne fallait pas que les autres tributs découvrent que je ne sais effectivement rien faire. Si les tributs dangereux sont des cibles prioritaires, les tributs inoffensifs le sont tout autant, car ils constituent une source potentielle d’équipement et de nourriture facilement récupérable. Je m’explique : on laisse les plus mauvais s’emparer d’une arme et de vivres, et s’enfuir au fond de l’arène. Puis on les traque, on les tue, et on récupère leur paquetage. Rien de plus facile.
Le mieux, au final, c’est de ne rien faire au cours de l’entraînement qui puisse nous mettre aux devant de la scène. En début d’après-midi, après une concertation houleuse entre mes trois mentors, nous optons pour me faire passer le parcours d’obstacles, ce qui aiderait, selon June, à développer mes sens.
Je tombe en essayant de traverser un tronc couché au-dessus d’une fausse rivière. Je me prends des coups sur les jambes, les bras et en pleine poitrine de la part de mannequins munis de grosses massues, disposés de chaque côté de l’étroit chemin, et qui tournent sur eux-mêmes comme des girouettes quand je me prends les pieds dans les ficelles qui les actionnent. Je me froisse deux côtes en essayant de grimper un obstacle de cinq mètres de haut, aux prises glissantes et à peine saillantes. Je n’énumère plus le nombre de mes petites blessures quand, soudain, un cri éclate derrière moi.
Je m’arrête en haut de ma paroi d’escalade et scrute le fond de la salle pour identifier l’origine de ce cri. Il y a un attroupement qui se forme petit à petit autour de deux tributs. Les Pacificateurs placés à tous les coins de la salle, ainsi que l’entraîneur en chef, se ruent vers les deux jeunes qui se battent comme des chiffonniers. L’un d’eux, et je reconnais là le volontaire du district Un, s’empare de l’autre – le tribut du district Sept je crois – par-derrière, et de ses bras musclés, lui enserre la tête. Le croc ! qui résonne dans toute la salle me provoque des frissons sur toute la longueur de la colonne vertébrale. La facilité avec laquelle le volontaire a brisé la nuque de l’autre me met aussitôt face à la réalité qui va s’offrir à moi dans deux malheureux petits jours, moi qui avait réussi à chasser toutes ces mauvaises pensées au fond de ma tête alors que je m’efforçais de terminer en un seul morceau ce parcours d’obstacles.
Le cadavre du tribut du Sept s’écroule aux pieds du Carrière du Un, aussitôt neutralisé par les Pacificateurs et emmené vers une petite porte de service.
Pour l’un d’entre nous, les Jeux s’achèvent avant même d’avoir commencé. Mes genoux ne parviennent plus à me retenir et je glisse lentement jusqu’au sol de mon petit promontoire, les yeux rivés sur ce triste spectacle. L’espace d’un instant, je prie pour que celui qui va me tuer – lui peut-être, à côté du râtelier, avec un sabre dans chaque main, ou elle, là, qui me détaille d’un air interrogateur –, le fasse le plus rapidement possible et que je ne souffre pas.
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3 avril 2013

5 « Ici Caesar Flickerman, votre présentateur

5
« Ici Caesar Flickerman, votre présentateur préféré depuis bientôt treize ans ! Je me trouve présentement dans les écuries, où nous préparons les chevaux et les carrosses pour la grande cérémonie de demain ! Je vais vous dire une chose, mes chers amis. J’ai eu l’occasion de découvrir en avant-première certains des chariots qui vont composer le cortège, ainsi que les costumes des tributs. Cette cérémonie va être inoubliable. Inoubliable ! Et je vais vous dire encore une chose. Approchez… J’ai déjà bien potassé les fiches des candidats. Et je peux d’ores et déjà vous dire que nous sommes en présence cette année d’un cru particulièrement admirable ! C’est bien toute cette session, qui va être inoubliable, croyez-moi ! »
Quand quelqu’un pénètre dans la salle de bain, je suis trop sonnée pour reconnaître des traits familiers. J’entends vaguement une série de vociférations, puis des mains m’agrippent sous les bras pour me tirer hors de l’eau et me déposer contre le mur du fond. Une claque ou deux me fait monter le sang aux joues, et j’essaye de focaliser mon regard sur un point précis : le visage de Jonathan, crispé, occupé à comprimer fortement mes plaies. Je le contemple déchirer sa chemise avec beaucoup d’entrain pour en faire des bandes de tissu avec lesquelles ils pansent mes poignets.
J’ai la tête qui tourne, je sens que je glisse sur le côté, mais mon corps n’a plus la force de me supporter. Jonathan me retient de justesse, et pose sa main sur mon front quand je me mets à vomir tout mon repas sur le carrelage de la salle de bain, d’un noir luisant.
« Tu m’entends ? »
Je cligne des yeux et m’efforce de regarder sa main claquer des doigts juste devant mes yeux.
« Oh ? »
Il me tapote la joue.
« Merde… »
C’est le seul mot que je parviens à sortir, je ne sais pourquoi. Jonathan garde ses yeux braqués sur les miens qui le voient tantôt net, tantôt complètement flou et dédoublé.
« Tu as perdu beaucoup trop de sang. Je dois t’emmener aux urgences. Le Capitole devrait pouvoir te remettre sur pied en un rien de temps. »
Je secoue la tête énergiquement, ce qui me procure de nouveaux haut-le-cœur.
« Non, non, j’arrive à balbutier. Ne fais pas ça. »
Les sourcils froncés, Jonathan braque soudainement son regard vers un coin sombre sous l’évier. Il en extirpe une caméra, qu’il arrache littéralement de ses câbles pour la balancer par-derrière son épaule.
« Écoute, me fait-il, le plus sérieusement possible. On n’a plus beaucoup de temps. Les Pacificateurs vont arriver. Tout le staff des Jeux doit désormais être au courant de ce que tu as fait. Alors écoute-moi bien, pendant que nous sommes seuls, tous les deux. »
Je lui fais un oui de la tête, un peu mou mais suffisant pour lui montrer que je suis toujours consciente.
« Tu ne dois plus faire ça. En aucun cas. Pour deux raisons évidentes. La première est que ça va retomber sur ta famille. Tes parents, tes frères et sœurs, je ne sais pas. La honte va tomber sur eux ; ils seront mis au devant des caméras et forcés d’expliquer la raison de ton geste désespéré, et on ne les laissera tranquilles que quand on les aura vidés de leurs dernières forces. Ils seront mal vus dans le district, et on ne verra pas ton suicide comme un acte de courage, mais plutôt comme le geste d’une lâche égoïste. Et j’en viens au deuxième point. »
Nous entendons du bruit à l’autre bout de notre suite. Les Pacificateurs sont arrivés ; les échanges de voix avec le reste de mon équipe sont assez houleux. Surprise ? Colère ? Je ne sais pas.
« Mon deuxième point, reprend Jonathan alors qu’il me force à le regarder droit dans les yeux en me comprimant le menton d’une main tremblante et poisseuse de mon sang, c’est que ton suicide va entraîner la mort directe d’une autre fille de ton district. Car crois-moi, ils te remplaceront, sois-en certaine. Ils tireront un autre nom dans la boule, iront chercher l’enfant en pleine nuit et l’arracheront des bras de ses parents mal réveillés. Ils l’amèneront ici pour qu’elle prenne ta place dans les Jeux. »
La porte s’ouvre en grand ; Eric, June, deux Pacificateurs et une équipe médicale, tous essoufflés, nous regardent, interloqués. C’est à cet instant que je me rends compte que la salle de bain est entièrement rouge de mon sang, de la baignoire qui a débordé quand Jonathan a cherché à me sortir de l’eau, jusqu’au sol maculé d’une large traînée écarlate quand j’ai été tirée jusqu’au mur. Et moi-même, nue et rouge des pieds à la tête.
Alice, qui cherche à placer sa tête au-dessus des autres, porte aussitôt une main à sa bouche et s’enfuit en courant.
Jonathan se relève et s’écarte.
« J’ai arrêté le saignement, mais elle est très faible. »
On me soulève, on me dépose sur un brancard, on me plante tout un tas de sondes et de perfusions de plasma, avant de me sortir à la hâte de la salle de bain.
Avant de sombrer à nouveau, mes yeux se posent sur Jonathan, abandonné seul dans la salle de bain noire et rouge. Ses yeux semblent me dire « jure-le-moi ».
 
Quand je reviens à moi, je suis allongée sur un lit d’hôpital dans une petite chambre toute blanche. Je crois être seule, mais en fait, deux Pacificateurs se trouvent de chaque côté de la porte. Leur costume d’un blanc immaculé donne l’impression qu’ils sont en mission d’infiltration avec des armures de camouflage.
Je suis dans une forme éblouissante. Je ne me souviens pas avoir jamais été aussi éveillée de ma si insignifiante petite vie. Je me redresse ; des démangeaisons me parcourent tout le corps. J’ai envie de courir, de sauter, de bouger, mais j’ai les mains liées au lit par des sangles en cuir.
Un des Pacificateurs quitte la pièce et revient rapidement avec un médecin à ses talons. L’homme m’examine le pouls, la dilatation de mes pupilles, ma température.
« Parfait ! Quelqu’un veut te parler. »
Il quitte la salle, suivi, à ma plus grande surprise, des deux Pacificateurs. Pendant un temps, je me retrouve seule dans la petite chambre blanche sans fenêtre.
Un homme d’âge mur, grand, brun, à la longue barbe carrée et pointue, taillée à la manière des anciens Grecs, fait son apparition, et s’assoit à côté de moi sur la petite chaise blanche, en mettant une jambe sur l’autre. Il est vêtu d’un ensemble bleu clair parfaitement taillé. Sa nature très « propre sur lui », ainsi que ses manières assez délicates – il époussette son pantalon et retravaille les plis du tissu – contrastent assez fortement avec sa tête de guerrier de l’ancien temps.
Se sentant prêt à commencer, il sort de son attaché-case en peau de crocodile une fiche avec ma photo dessus.
« Azurée Lockheed, c’est bien cela ? »
Je le regarde d’un air mêlé d’indignation et d’étonnement.
« Les médecins ont dit que cet état d’excitation est passager, et qu’il sera dissipé d’ici la cérémonie, ce soir. C’est dû à une forte transfusion de sang dans un laps de temps très court, mêlé à une reconstruction des tissus, qui nécessite beaucoup de substances très… agressives, vois-tu. »
Sous sa barbe, je découvre un demi-sourire tout à fait sympathique, celui d’un père qui cherche à gronder son enfant en se retenant de rigoler de la bêtise qu’il vient de faire.
Moi je reste muette et lui jette mon regard le plus inquisiteur possible.
« Azurée, je suis Organ Hetiss, l’administrateur de ces quarante-septièmes Hunger Games. Mais cela fait déjà sept ans que je suis en poste, et peut-être m’as-tu déjà aperçu au cours d’une émission sur les Jeux, bien que j’aime travailler dans l’ombre et n’apprécie pas trop d’être sous le feu des caméras. Je comprends d’ailleurs très bien ta réticence à te dévoiler à tous ces paparazzis et gratte-papiers. »
Il me jette un regard compatissant.
« Ce que tu as fait cette nuit est très mal vu, je pense que tu t’en doutes. La recherche de sponsors pour te sauver la mise, quand tu seras dans l’arène, est fortement compromise… Car tu iras dans l’arène, Azurée. C’est ton destin. »
Les larmes me montent aux yeux. J’ai envie de haïr Jonathan qui m’a trouvée et sauvée à temps. Mais je n’y arrive pas.
« À partir de maintenant, reprend-il, tu seras suivie jour et nuit par un garde qui te sera affecté. Il te suivra partout (et il insiste sur ce mot), pour qu’on soit sûr que tu ne refasses pas de bêtises avant les Jeux. Hein ? »
Il m’adresse un clin d’œil, un signe tellement empli de complicité et de légèreté qu’il me permet de réaliser à quel point cet homme n’est pas mon ami.
« Sache, jeune Azurée, que tes parents vont bien. Je me suis enquis personnellement de leur état. Ils sont sortis de l’hôtel de justice hier, dans la soirée. Tu vois, ils ont été gardés peu de temps. J’espère que cette nouvelle te redonnera un peu de baume au cœur ! »
Sur ces mots, il se lève, prend un temps fou à ajuster son costume trois pièces, à ranger ma fiche bien proprement dans sa mallette, avant de se diriger vers la porte.
« Azurée, je te souhaite beaucoup de courage pour la cérémonie de ce soir. Et pour les Jeux. J’espère que tu seras encore plus ravissante qu’aujourd’hui. »
Il est sur le point de refermer la porte derrière lui quand il s’arrête, me jette un dernier coup d’œil, et chuchote : « n’abandonne pas. »
J’ai beaucoup de mal à faire le tri dans les sentiments qui m’ont submergée, ces dernières minutes. Je ne sais pas si cet homme a cherché à se faire haïr, ou à remplacer mon père. Je crois qu’il a réussi à faire les deux.
Je n’ai pas le temps de repenser à toute cette foutue soirée, que mon équipe pénètre dans la chambre. Alice s’avance à une allure crispée, les lèvres pincées à l’extrême, et me gifle violemment. June referme la porte derrière eux. Eric frappe de rage le mur avant de s’y adosser. Jonathan s’assied sur le siège et me prend la main. Stieg n’est pas là.
« Tu t’es crue intelligente ? hurle Alice.
— Du calme, tempère Eric. Elle est encore vivante, c’est déjà ça.
— Comment te sens-tu ? me dit doucement Jonathan, l’air compatissant. »
Je les regarde tour à tour, et j’ai soudainement l’impression que toute ma nouvelle énergie m’a quittée.
« Je vais bien. À ce qu’il paraît, je vais participer à la cérémonie.
— Et comment, que tu y participes ! s’emporte Alice. Bien sûr que tu y participes ! Qu’aurais-tu voulu faire d’autre ? Du shopping ? »
Eric s’approche d’Alice, lui pose une main sur l’épaule.
« Alice, je sais que tu as été très choquée par son comportement, mais elle a compris, sois-en sûre. Tu peux nous laisser un instant ? »
Alice, outrée, reste coite. Elle claque la porte derrière elle.
« Enfin seuls, soupire Eric. Bon, Azurée, nous avons peu de temps. Ton styliste te réclame déjà pour te préparer pour la cérémonie. Sans compter qu’il va falloir que tu repasses par le centre de Transformation. »
Il glousse brièvement, puis se penche vers moi.
« Azurée, tu n’as pas envie de défendre ta vie ? Rien qu’un peu ? Il n’y a rien que tu veuilles retrouver après les Jeux ? »
J’essaye de balbutier quelques mots inintelligibles, toussote avant de me reprendre.
« Je ne veux pas que vous disposiez de ma mort, comme vous l’avez fait en élaborant votre plan ignoble, hier. Je vais mourir dans moins d’une semaine, on en est tous sûr. J’ai envie que ces jours m’appartiennent. Advienne que pourra. »
Eric hoche la tête d’un air entendu.
« C’est d’accord, tu fais comme bon te semble. Mais promets-nous au moins une chose. Ne barre pas la route à Stieg, laisse-lui le champ libre pour qu’il puisse agir en toute liberté. Il veut vraiment s’en sortir, tu comprends. Il a trois autres frères et sœurs à nourrir ; sa famille a du mal à joindre les bouts. Essaye de voir les Jeux comme une certaine opportunité, que certains, comme Stieg, ne rechignent pas à prendre.
— Je ne le tuerai pas, si c’est cela que vous voulez entendre, je lâche, amère. S’il ne le fait pas lui-même.
— C’est entendu ! intervient June. À présent, y a-t-il quelque chose que tu aimerais apprendre de nous ? Nous sommes là pour toi, sache-le ! Pas que pour Stieg. Si seulement nous pouvions te faire partager notre expérience des Jeux. Qu’on ne t’apprenne pas à tuer, soit. Mais qu’au moins, on puisse te donner quelques conseils de survie ! »
Pour la première fois, je les considère comme des mentors et non comme des ennemis.
« C’est d’accord, je finis par dire. On peut toujours essayer. Mais je ne vous promets rien. Ne m’en voulez pas si je n’arrive pas à appliquer vos conseils. »
Eric se redresse, visiblement joyeux.
« Bien ! C’est une bonne chose, Azurée. J’espère que notre aide te sera précieuse ! Nous détaillerons tout ceci dès demain ! Pour l’instant, nous te laissons te concentrer sur la cérémonie de ce soir. C’est que tu as une pente bien rude à remonter, pour attirer les sponsors. On va faire le maximum, mais il faut que tu nous aides, en étant notamment exemplaire, ce soir ! Et ensuite… » Son visage s’assombrit, il baisse la tête, mû soudainement par une profonde tristesse. « Ensuite, reprend-il, il nous restera trois jours avant que tu sois lâchée dans cet enfer que nous ne connaissons que trop bien. »

Allongée à nouveau sur la table du centre de Transformation après deux douches ultrasoniques sous l’œil vigilant de mon Pacificateur attitré, je me mets à repenser aux derniers mots d’Eric. Parfois, je me sens si égoïste… Ces hommes et femmes, ils ont connu cette épreuve avant moi. Comment puis-je me croire supérieure à eux et prétendre ne pas avoir besoin de leurs conseils ?
Il y a une force en moi qui m’intime d’arrêter de lutter. Elle est forte, très forte, et je me laisse bien souvent submerger par elle. Mais ma raison devrait prendre le dessus sur mes sentiments : ai-je oui ou non envie de survivre à cette épreuve ? C’est à cette question que je n’arrive pas à répondre, et autour de laquelle mon esprit s’enroule constamment. Revenir, c’est retrouver mes parents et ma petite vie. Mais c’est aussi affronter la réalité, avec la mort d’Ethan et la défection de ma meilleure amie dont je ne connais pas la raison. C’est aussi accepter d’avoir prié pour qu’elle me remplace, pour qu’elle meure à ma place. C’est dingue de voir à quel point j’ai appris à me détester en quelques jours…
Mes préparatrices sont indignées. Ça se voit. Julia a failli perdre connaissance en me voyant arriver au centre. Emma a pleuré en voyant ma coiffure à moitié défaite. Seule Luna ne semblait pas traumatisée, mais plutôt réellement inquiète de ma personne.
« Emma, de toute façon, cette coiffure ne convenait pas à Thorn. Il préfère les cheveux plus lâches, plus simples. Contentez-vous d’un lissage, fixez derrière les oreilles les mèches avant, et épousez la courbe du cou à l’arrière. »
Emma s’exécute en grommelant. D’une certaine mesure, je regrette un peu ; j’ai plutôt bien apprécié ces nattes plaquées, bien que la blondeur de mes cheveux laisse trop à nu mon crâne à la peau fragile.
Luna s’occupe à effacer les cicatrices de mes poignets, déjà bien refermées, avec du fond de teint. Au fond de moi, je me mets à enrager : les Capitoliens ont des moyens particulièrement remarquables pour soigner les gens. Si nous en avions, nous aussi… Peut-être qu’Ethan aurait pu être sauvé…
Non, n’y pensons pas. Ce n’est pas le moment de rechuter. Gardons cet état de grâce le plus longtemps possible.
Quand je suis fin prête, on me place dans une petite pièce cubique, meublée seulement par un tabouret central et, bien sûr, mon garde personnel, muet et immobile comme à son habitude. Un des côtés est complètement recouvert d’un miroir du sol au plafond. Je reste au centre de la pièce ; le silence nous fige, mon garde et moi, à tel point que le temps semble s’être arrêté.
En m’inspectant de la tête aux pieds, l’impression de me trouver face à une enfant de douze ou treize ans me saute aux yeux : petite taille et poitrine assez menue, bouille de gamine avec ses joues roses et ses lèvres pleines, corps glabre arrangé au goût du Capitole… Pas étonnant que tout le monde réagisse avec moi comme si j’étais une enfant…
La porte claque derrière moi, je sursaute.
« Vous pouvez nous laisser, merci. »
Mon styliste, Thorn Endfire, entre dans la pièce et congédie le Pacificateur.
Thorn tourne autour de moi, silencieusement, l’œil attentif. C’est un homme assez petit, le regard espiègle, les cheveux teints en blond platine, dressés sur la tête.
« Quand j’ai vu ta photo, dit-il enfin, je suis tombé amoureux de ta couleur. Je l’ai aussitôt reproduite sur mes cheveux. »
Ce n’est pas complètement la même teinte, mais je me garde bien de le lui dire. Thorn s’arrête lorsqu’il se trouve dans mon dos, me lève les bras, place sa tête à côté de la mienne. Nous nous regardons dans le miroir.
« Sais-tu toute la chance que tu as d’avoir bénéficié d’un tel corps ? Comment le ressens-tu ? »
Je me défais de son emprise et cherche à cacher ma nudité.
« Je ne sais pas, je lâche enfin. Je suis trop petite pour être jolie.
— Ce n’est pas vrai. Et je suis bien placé pour le savoir. Les gens du Capitole sont souvent grands, très grands, et certains se font même opérer pour qu’on leur place des extensions dans les jambes. Je trouve cela dommage. Les gens petits sont les plus beaux, crois-moi. »
Il refait un tour, laissant ses doigts courir le long de mon corps, sans aucun signe de perversité, non, juste de l’admiration, si clairement identifiable dans son regard éclairé.
« Sais-tu, dit-il enfin, que dans l’ancien temps, une grande civilisation, qu’on appelait Rome, faisait combattre ses esclaves tout nus dans l’arène ? »
On y vient. J’aurais dû m’en douter.
« Vous voulez que je sois nue pour la cérémonie d’ouverture ? C’est vrai que ça ne vous fera pas trop de boulot, c’est sûr. »
Il éclate de rire.
« Mais non, Azurée, ce n’était qu’une leçon d’Histoire. Mais il est vrai qu’on peut en tirer une certaine leçon. Les gladiateurs – c’est ainsi qu’on les appelait –, comme les sportifs d’ailleurs, sublimaient dans leur œuvre toute la beauté du corps, non dissimulé sous des couches de tissu qui ne seront jamais aussi jolis que l’être humain.
— Venant d’un styliste, c’est plutôt surprenant.
— Pas vrai ? »
Il passe délicatement ses doigts le long d’une de mes mèches rabattues derrière les oreilles et terminées en accroche-cœur.
« C’est en voyant la couleur de tes cheveux et l’éclat de tes yeux bleus que j’ai eu l’idée de la tenue que je vais te proposer. Car je n’avais encore rien dessiné avant que tu ne sois choisie, crois-moi. Tu viens du district de l’énergie, et nous devons – c’est de coutume – habiller les tributs avec des tenues conformes à votre spécialité. D’habitude, au district Cinq, nous vous couvrons de grosses ampoules scintillantes. Ton corps étant tellement lumineux par lui-même, je pense que l’éclairage doit être plus succinct, plus subtil. »
C’est à cet instant que choisit une couturière pour amener la tenue.
« Ah, la voici, fin prête et juste à temps ! »
La couturière nous laisse après avoir déposé un ensemble d’une seule pièce, que Thorn me tend.
« J’espère que tu vas l’accepter. Nous y avons durement travaillé. »
C’est une combinaison en latex… transparente. D’une seule pièce – je dois l’enfiler par les pieds, et une fermeture Éclair permet de la refermer dans le dos – elle est parcourue sur toute sa longueur par des lignes de diodes électroluminescentes, diffusant une douce teinte bleutée.
Quand je l’enfile, je me surprends à apprécier le contact du caoutchouc, étrangement souple et doux. Les lignes de la combinaison épousent parfaitement celles de mon corps, qui ont été mesurées au micromètre près dès la fin de la Moisson. Elles englobent et moulent mes hanches, ma poitrine, mes épaules menues. La tenue s’arrête en haut du cou, me recouvrant ainsi entièrement, à l’exception des mains et de la tête. Les lignes verticales de lumières, qui commencent à mes chevilles et s’achèvent sous le menton, sont espacées d’une dizaine de centimètres les unes des autres. Elles se prolongent également le long de mes bras.
Thorn ferme la combinaison dans mon dos, et se recule pour m’observer dans la glace. Je suis nimbée d’une lueur bleutée chaleureuse qui s’accorde parfaitement avec la couleur de mes cheveux et de mes yeux.
« Il reste ceci à mettre. »
Thorn me coiffe d’un fin diadème contenant les mêmes petites lumières. Cet ensemble semble me vieillir de plusieurs années et me conférer une prestance que je n’aurais jamais pu imaginer posséder un jour. J’hésite entre une certaine satisfaction et une gêne incommensurable. Porter cette tenue confectionnée par un homme dérangé et peut-être profondément pervers, c’est entrer dans le jeu du Capitole. Mais refuser de la mettre me vaudrait un certain nombre de remontrances, et peut-être une visite de Pacificateurs chez mes parents. Filmée bien entendu.
C’est ainsi que je me retrouve dans le grand hall avant le départ pour la parade, près du char qui nous est attribué, à Stieg et à moi, tiré par deux chevaux nerveux à cause de mes lumières. Alice se tient tout près, visiblement aussi anxieuse que moi. Elle me sonde des pieds à la tête, d’un œil à la fois réprobateur et inquiet.
« On va dire que Thorn sait ce qu’il fait. J’ai l’impression qu’il s’est surpassé cette année ! »
J’essaye de voir comment sont accoutrés les autres tributs, mais ils se trouvent tous assez loin de moi, dans la pénombre. Malgré cela, je crois que je ne suis pas la seule à être débraillée.
« D’après toi, c’est mieux ou pire que les années précédentes ? »
Stieg m’a rejointe sur le char. Il est couvert de la tête aux pieds de minuscules panneaux solaires, qui le fait ressembler à un poisson noir aux écailles saillantes et aux reflets bleutés. Je manque de pouffer de rire, mais après mûre réflexion, je trouve que sa tenue est aussi intéressante que la mienne : à la fois d’un style tout à fait douteux, et à la fois particulièrement efficace. Mes petites lumières bleutées font miroiter comme des miroirs ses panneaux photovoltaïques, et nimbent en contreplongée nos visages d’un halo opalescent.
Stieg me tend un maigre sourire. Je crois que c’est la première fois que je le vois sourire ainsi. Je me rends compte aussi que c’est la première fois que je le revois depuis que j’ai essayé de… Je pensais qu’il me faisait la tête, qu’il m’en voulait de ne pas tenir parole – bien que je n’aie rien promis ! –, de l’abandonner avant même que les Jeux ne commencent…
Je lui rends son sourire. Ce soir, au moins ce soir, je peux faire un effort pour me montrer aimable. Stieg est peut-être le seul élément de l’arène qui ne voudra pas me tuer tout de suite.
« Parle pour toi, je lui réponds. Toi au moins, t’es habillé ! »
Il y a quelque chose en lui qui me plaît, à l’instant : pas une seule fois ses yeux ne se sont posés sur mon corps et ma nudité. Il les garde bien ancrés dans les miens, et son absence d’attirance me fait paradoxalement rougir jusqu’aux oreilles.
Une grande trompette se met à sonner, et moi je me mets à trembler de tous mes membres. Dans quelques instants, je vais être sous les feux de tous les projecteurs, et des millions de regards se porteront sur moi, telle que je suis à l’instant. Cette tenue va peut-être me permettre d’attirer un certain nombre de personnes très fortunées prêtes à me sponsoriser, mais je ne cesse de penser que si elles m’aident, ce ne sera pas pour ma personnalité…
L’éclairage s’allume devant nous, les portes s’ouvrent, les premiers chars se mettent en branle.
Mes jambes sont en coton.
Je me répète sans cesse de tenir bon, que je suis en train de sauver la vie d’une fille, une fille qui devra me remplacer si je flanche avant les Jeux.
Il me faut juste un peu de courage pour tenir jusqu’à l’arène… Ensuite, je pourrais abandonner toutes mes belles promesses et accueillir la fin qui m’a été imposée.
3 avril 2013

4 « Bonjour, bonjour ! Bienvenue à vous,

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« Bonjour, bonjour ! Bienvenue à vous, Capitoliennes, Capitoliens, habitants de tout Panem ! Bienvenue dans votre émission préférée ! Les quarante-septièmes Hunger Games ont commencé, la Moisson s’est correctement déroulée aujourd’hui, et vous avez sûrement déjà dû vous abreuver de toutes ces images qui ont marqué des tirages au sort parfois cruels, parfois tendus, mais toujours émotionnellement forts ! Aujourd’hui, mes chers amis, j’aimerais vous présenter notre nouvel invité, un invité bien particulier, qui nous vient de très loin ! Mesdames et messieurs, Florian Alba.
— Bonjour Caesar.
— Florian, vous aurez beaucoup de choses à nous raconter ces prochains jours, mais dites-nous en quelques mots ce qui vous amène.
— Hé bien, je viens d’Europe en tant qu’envoyé spécial mandaté par l’Union des chaînes européennes. Mon équipe et moi comptons monter un reportage sur vos Hunger Games pour que le peuple européen en sache un peu plus sur vos… coutumes.
— Très bien, Florian ! Nous sommes tous très heureux que vous soyez parmi nous, ce soir. Croyez-moi, ces prochains jours, vous allez découvrir des choses que vous n’auriez jamais imaginées ! »
La douche à ultrasons et micro-jets d’eau supersoniques me laisse complètement sonnée pendant au moins cinq minutes, le temps de laisser à mes préparateurs du centre de Transformation le soin de me sortir de la cabine et de m’amener jusqu’à une table blanche toute simple sur laquelle ils m’allongent, entièrement nue.
Je suis passée par trois salves de douche cinglante après un bain désinfectant dans lequel j’ai dû rester pendant près de trois heures. À ce qu’il paraît, je suis couverte de virus et de bactéries extrêmement dangereux pour les habitants du Capitole. Moi en tout cas, bien que frêle et habitant dans une région bien moins saine, je n’ai jamais eu de problème avec mes microbes. À part quelques bronchites, tout au plus.
Mes préparateurs semblent satisfaits de cette première cure, estimant que j’étais de toute façon bien moins sale que n’importe quel autre tribut qu’ils avaient dû préparer ces dernières années.
« Un véritable petit oisillon tombé du nid ! » s’exclame Julia, une très grande dame toute fine et maniérée, la bouche en cul-de-poule, qui se penche sur moi comme si j’étais un sujet d’étude.
Quand je me rends compte que trois personnes que je ne connais pas analysent de leurs yeux perçants mon corps nu, je m’écrie et m’échappe de leurs doigts agiles. Je me réfugie dans un coin de la petite salle toute blanche où il n’y a pas d’autre voie de sortie que la porte hermétique, qui se trouve de l’autre côté de mon équipe de préparation.
Je cherche désespérément à cacher ma nudité en me recroquevillant ; ce n’est pas tant une question de pudeur que se montrer telle que je suis à des personnes que je ne connais pas.
« Allons ma chère, ce n’est pas la première fois que nous nous occupons de jeunes femmes comme toi ! Laisse-toi faire, fais-nous confiance. »
Julia, la grande dame, est la chef d’équipe ; elle est entourée de deux autres femmes, dont une, sans doute plus jeune que moi, reste en retrait, les yeux rivés au sol. Elle semble moins outrageusement maquillée et habillée que les deux autres femmes. Elle arbore un eye-liner phosphorescent, et des courts cheveux de jais tirés en arrière et recouverts d’une laque scintillante. Julia m’indique d’abord la première femme, tout en orange, avec des ongles de dix centimètres de long, puis cette fille, derrière.
« Je te présente Emma, qui va s’occuper de tes cheveux, et Luna, qui est encore apprentie mais qui a déjà une expérience complète en matière d’esthétisme. Elle est notamment experte en manucure.
— Je ne veux pas que vous me touchiez ! »
J’ai l’impression d’être une hystérique perdue au milieu d’un hôpital psychiatrique. Les murs blancs, la table blanche, et tout le mobilier blanc. Ça donne la chair de poule.
« Qu’as-tu à cacher ? Nous sommes des femmes, nous aussi… »
Julia s’approche lentement de moi. Je ne réalise qu’elle a une seringue à la main qu’au moment où elle la plante délicatement dans mon avant-bras.
Je hurle et tente de me dégager, avant de sentir une profonde torpeur m’envahir.
« Ne t’inquiète pas, c’est juste pour te tranquilliser… »
Cinq minutes plus tard, je me retrouve à nouveau allongée sur la petite table, incapable d’effectuer le moindre mouvement, laissée à la merci de leur regard vorace.
« Voilà qui est mieux ! Commençons ! »
Les trois femmes passent dans un premier temps des éponges exfoliantes sur toute la surface de ma peau. Mes membres inertes ne réagissent pas, et je ne parviens même pas à crier. C’est comme si j’étais sonnée, état dans lequel j’ai l’habitude me trouver depuis que j’ai été choisie pour les Jeux.
J’entends Julia décider de m’épiler le moins possible, car elle est tombée amoureuse du duvet doré qui couvre mes avant-bras. Elle s’occupe essentiellement du bas de mon corps, qu’elle libère de toute sa pilosité.
« Tu comprends, dit-elle, d’habitude, nous vous laissons complètement imberbe, car au Capitole, on n’aime pas les poils. Mais pour toi, je vais faire une exception ! » Sa voix fluette contraste avec son visage anguleux et très allongé. Je me serais attendue à un timbre plus grave.
Emma me brosse les cheveux pendant de longues minutes, jusqu’à ce que plus aucun cheveu ne tombe. Elle coupe une petite dizaine de centimètres afin d’enlever les fourches, travaille beaucoup à supprimer mes épis naturels en me frottant le cuir chevelu d’une pommade particulière, puis s’évertue à rassembler mes cheveux en très fines tresses.
« Et si je la teignais en orange ?
— Surtout pas, malheureuse ! répond sèchement Julia. Sa blondeur extrême est un cadeau du ciel !
— On dirait qu’elle s’est teint couleur platine. Je déteste le platine…
— Hé bien tu t’en contenteras ! Ce sera du plus bel effet pour cette fille qui vient du district qui nous fournit la lumière ! »
Luna quant à elle s’occupe de mes pieds puis de mes mains. Elle est très douce et très attentionnée. De toute façon, je ne ressens rien.
« Regardez ces jolies mains ! fait-elle d’un ton rêveur. C’est une chance que l’on ait cette fille cette année. On pourrait presque prétendre que nous n’avons rien à faire !
— Ne soyez pas ridicule, Luna. On est quand même loin des canons du Capitole. Et dépêchez-vous un peu !
— Oui, Julia. »
Elle finit de me limer les ongles, de « jolis ongles forts et allongés », comme elle se plaît à le dire. Sait-elle seulement à quoi ils sont censés servir, dans les prochains jours ?
Blanchiment des dents, nettoyage des oreilles, éclaircissement du duvet résiduel, lissage des cheveux… Je me perds dans la multitude de traitements que subit mon corps. La torpeur m’envahit, et je repense à cette journée qui s’est si vite écoulée.
Après avoir dit à Stieg et aux mentors d’aller se faire voir, je suis restée seule dans l’hoverplane jusqu’à ce qu’on atterrisse au grand aéroport du Capitole. Survoler la ville a été une des plus enrichissantes expériences de ma vie. Ses hautes tours lumineuses, ses vastes places de marbre blanc aux fontaines exubérantes, ses grands forums jouxtés de colonnades finement ouvragées… Tant de détails dans la ville qui ont flatté mes rétines. Je ne peux le nier, c’est plus beau que dans mes rêves ou à la télévision. Il faut dire que le Capitole rechigne souvent à montrer des images de ses rues, sous peine, sans doute, de faire trop rêver les populations des districts laissés dans leur crasse et leur labeur quotidien. Fournir du rêve, c’est fournir de l’espoir. Et le Capitole ne veut pas que nous aspirions à une vie meilleure. Tout du moins autrement qu’à travers les Jeux. Il faut les gagner pour se retrouver riche, dans une jolie maison, avec quantité de nourriture pour tout son district.
L’arrivée à l’aéroport a été un peu chaotique. Nous nous sommes retrouvés encerclés par une horde de journalistes qui nous ont assaillis de questions. Stieg a répondu promptement, avec son sérieux qui le caractérise bien. Il semble être un bon parti car il intéresse déjà nombre de reporters, sans doute poussés par une forte demande du public. Moi je me suis contentée du minimum requis. « Comment ont réagi tes parents ? Pourquoi t’es-tu sentie mal après la cérémonie ? Penses-tu avoir des sponsors dignes de ce nom ? Comment prends-tu le fait que personne ne se soit porté volontaire pour te remplacer ? Ta couleur de cheveux est naturelle ? »
Ça n’en finissait plus. Et à la question « Tu es sûre que tu as dix-sept ans ? », j’ai regardé fixement une des caméras, et avec mon regard le plus dur possible, j’ai répondu : « Allez vous faire foutre. »
Les gens du Capitole ne sont pas très habitués aux grossièretés, d’autant plus que ce n’est pas dans mon intérêt. Le but des quelques jours que je vais passer au Capitole avant de rejoindre les Jeux est de faire bonne impression auprès de sponsors qui paieront chers pour m’envoyer des petits cadeaux quand je serai dans l’arène. Et puis il y a tous les paris. Si mon nom ne vaut pas grand-chose, si personne ne parie sur moi, certes les gains seront très forts, mais peu de gens vont les gagner… si je remporte les Jeux.
Mais qui donc pourrait parier pour moi ? Alors je m’en fiche, et me montrer grossière à la télévision aura au moins un bon avantage : on va me laisser tranquille.
Le soir est bien avancé quand je suis libérée de mes préparatrices. Je dois rejoindre mon équipe du district Cinq dans une suite qui nous est réservée. C’est là que nous logerons pendant une nuit, en attendant les tributs des districts les plus éloignés, qui devraient arriver demain dans la matinée. Pendant qu’ils seront décrassés comme je l’ai été cet après-midi, je verrai mon styliste qui me revêtira de mon accoutrement pour la cérémonie d’ouverture, le soir même. Actuellement, des tailleurs sont en train de travailler d’arrache-pied pour confectionner ce que je vais porter à la cérémonie. Si les dessins ont sûrement déjà dû être réalisés en avance par le styliste, il manquait mes mesures pour lancer la confection des costumes pour la cérémonie et pour les Jeux. Entre l’instant où nous sommes tirés au sort et notre présentation officielle à la cérémonie, les stylistes et tailleurs doivent être sous pression pour produire des costumes du plus bel effet en moins de vingt-quatre heures.
Stieg, Eric, June et Jonathan sont dans le hall de l’hôtel, à attendre mon arrivée ainsi que celle d’Alice, qui doit nous suivre pendant toute la durée des Jeux. Après tout, c’est notre représentante attitrée, et je sais qu’elle en est fière. Le district Cinq rapporte beaucoup de vainqueurs.
Quand ils me voient arriver dans une ample tunique de soie toute simple, les cheveux rassemblés en fines tresses plaquées sur le crâne, et la peau immaculée et recouverte d’une lotion qui la rend plus mate, ils en restent bouche-bée à s’en décrocher la mâchoire. Certains pourraient prétendre que mon physique serait sans doute mon meilleur atout dans l’arène, mais je préfère ne pas y penser.
Stieg a été bien traité, lui aussi. Impeccablement rasé et vêtu d’un bel ensemble noir à boutons dorés, il a l’allure d’un tribut à la victoire déjà acquise, habitué au luxe de son Village des vainqueurs.
L’hôtel lui-même est tout simplement magnifique. Les murs aux panneaux de marbre rouge sont surlignés de multiples dorures et les épaisses colonnes du hall d’entrée arborent les mêmes finitions. Mais il ne faut pas se leurrer : cela reste une prison, et le nombre de Pacificateurs placés à l’entrée et dans les couloirs est là pour me le rappeler.
La suite qui nous a été allouée présente tout autant de riches décorations, et un énorme repas nous est proposé sur une vaste table basse qui ne pourrait même pas entrer dans ma chambre. Mes équipiers passent la soirée à se goinfrer de viandes juteuses, de fruits succulents et de salades composées avec des centaines d’ingrédients rares. Tous les tributs ont droit à cela. Je me demande quel est l’intérêt d’exhiber autant de luxe et de mets hors de prix à des gens qui vont mourir dans quelques jours. C’est gâcher de la nourriture, je trouve. De toute façon, je mange très peu, car je n’ai aucun appétit. Comment pourrais-je en avoir ? Les derniers jours que j’ai vécus ont été un véritable désastre, et je ne sais pas quel événement – la mort d’Ethan, la défection de Lindsey, l’enfermement de mes parents, ma sélection aux Jeux – est le plus à mettre en cause.
Les discussions autour de la table concernent exclusivement les Jeux, même si une gêne persiste : leur stratégie ne vaut plus grand-chose si je décide de ne pas jouer le jeu. « Stieg et Azurée, ce soir, on passe en revue la retransmission des Jeux de Jonathan, déclare finalement Eric. Vous l’avez sûrement vue et revue, mais il y a un certain nombre de points qu’on aimerait revoir avec vous. Ensuite, je vous ferai un topo des choses les plus importantes à garder en tête quand vous serez là-bas. »
Ils sont tous persuadés que c’est entendu, que je vais suivre ce qu’ils m’ont proposée, mais n’ai-je pas été assez claire, pour eux ? Le moment viendra où ils ne pourront plus se voiler la face.
Bien vite, je décide de leur fausser compagnie, prétextant vouloir prendre un bain avant de les retrouver devant l’écran géant. Après tout, pourquoi dois-je rester en compagnie de gens qui veulent ma peau ? Comment voudraient-ils que je réagisse ? Comme une fille qui n’a pas le choix ? Et si je le tuais, leur petit favori ? Ha, c’est quelque chose qui les mettrait bien en rogne !
La suite manque d’intimité : je m’isole dans une grande salle de bain dont la porte coulissante ne ferme pas à clef. Tant pis. Je suis lasse de tout ceci. Encore une chance qu’il n’y ait pas de caméra pour me filmer dans mon bain ! Hum… après réflexion, il y en a peut-être effectivement une…
Je me déshabille et plonge dans l’onde chaude et salvatrice. Je prends le temps de me vider l’esprit de toutes ces pensées qui m’assaillent sans cesse. Il n’y a pas que les Jeux qui sont prenants, mais tout ce qui les entoure : l’aspect politique, les paris, le bien-paraître, les médias omniprésents… Comment les autres font-ils pour supporter cela ? « Tiens-toi droite. Ne fais pas ça. Dis cela aux caméras. Sois forte. » Je ne suis aucun de leurs conseils. Leur mépris se lit sur leur visage ; je ne suis à leurs yeux qu’une petite fille gâtée, sans âme, superficielle. Azurée Lockheed, de la chair à canon pour notre favori, le grand Stieg Engelsson !
Caméra ou pas… Je m’en fiche. Soudainement très calme, je sors le couteau que j’avais chapardé au repas gargantuesque et caché dans les replis de ma robe.
L’eau est chaude, rassérénante. Je ne me suis jamais sentie aussi propre. J’apprécie mon corps ainsi, dépouillé de tout ce que j’ai emporté de mon district.
Je suis seule ici. Oubliée dans la salle de bain, éloignée de mes proches. Seule.
Délicatement, je m’emploie à m’inciser les poignets jusqu’à ce que le sang coule suffisamment, avant de les replonger dans l’eau chaude pour que la douleur s’estompe.
3 avril 2013

3 Alors ainsi, je pars pour les Jeux. Un vent

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Alors ainsi, je pars pour les Jeux. Un vent frais souffle sur toute la place, et je me mets à grelotter des pieds à la tête. Mon regard se porte sur tous ces jeunes, en contrebas. Aucun n’a cherché à me remplacer.
C’est comme ça. J’ai été tirée au sort. Pas une autre. Pourquoi quelqu’un devrait-il se sacrifier pour ma petite personne ? Après tout, c’est bien mieux ainsi. Une meurtrière de moins à courir dans les rues.
Ethan… Bientôt, je te rejoindrai.
Le reste de la cérémonie se passe à une vitesse foudroyante, car mon esprit ne cesse de vagabonder ailleurs. Alice tire un garçon, rapidement remplacé par un autre, baraqué, grand, sûr de lui. Alice se met entre nous deux, nous agrippe le poignet bien fort en faisant entrer ses longs ongles dans notre peau, et nous lève les bras pour susciter les applaudissements. Je crois ensuite qu’elle me demande de nous serrer la main, ce Carrière et moi, ce à quoi je réponds d’une petite voie étranglée : « Mais vous êtes folle ? Ce type veut me tuer ! »
Puis il y a le reste du protocole : l’échange de poignées de main avec les anciens vainqueurs, l’hymne, à nouveau, puis on nous emmène dans la mairie. Enfin, pour ma part, je suis aidée par un ancien et par le maire en personne, car mes jambes ne me permettent plus de me soutenir. Je crois même avoir quelques moments d’absence.
Je suis réveillée par une monumentale claque d’un Pacificateur visiblement outré par ma faiblesse. On m’a installée dans une petite pièce ; deux personnes se trouvent dans l’encadrement de la porte. Mes parents.
« Vous avez cinq minutes. »
À peine le Pacificateur a-t-il claqué la porte derrière lui que mes parents se précipitent vers moi, s’effondrent en larmes à mes pieds, m’enserrent de leur plus forte poigne.
« Oh ma chérie… »
Je suis un temps bousculée par leurs embrassades, mes yeux n’arrivent pas à s’accommoder à la pénombre, ma langue ne parvient pas à articuler le moindre mot intelligible.
Mon père enserre mon visage entre ses deux mains, me force à le regarder dans les yeux.
« Papa…
— Écoute-moi, Azurée ! C’est très important à présent. C’est ta vie qui est en jeu, tu saisis ? »
Je le regarde de mon air ahuri. Je me sens mal ; je crois que je vais retomber à nouveau dans les pommes.
« Oui, finis-je par articuler.
— Ta stratégie est simple : tu dois fuir les affrontements. Contente-toi d’attendre que les autres s’étripent entre eux ! »
C’est à mon tour de passer mes mains sur ses joues.
Dans un éclair de lucidité, je lui réponds :
« Mais papa… Qu’est-ce que je ferai quand je me retrouverai seule face à l’autre finaliste ? »
Les larmes débordent de ses yeux. J’ai une boule tellement grosse dans la gorge que j’ai du mal à déglutir.
« Tu le sais. Nous le savons tous ici. Que je n’ai aucune chance. »
Il m’enlace et me sert fortement contre lui.
« Oh ma chérie… Pourquoi a-t-il fallu que ça tombe sur toi ? »
J’ai le temps de lui dire « tout va bien se passer » avant que les étoiles envahissent à nouveau mon champ de vision. Je m’écroule dans ses bras.
Quand je reviens à moi, je suis étendue sur le sol. Mes oreilles perçoivent les hurlements et les lamentations de mes parents qui se débattent avec trois Pacificateurs. Mon père se défend, il en frappe un, tente de se dégager de l’emprise des autres. Un violent coup de poing dans le ventre le met à terre. Il est rapidement emporté hors de la salle. Ma mère est à genoux, à mi-chemin entre moi et l’endroit où mon père se trouvait l’instant d’avant. Elle ne cesse de sangloter. Bien vite, deux Pacificateurs viennent la chercher, la soulèvent, l’emportent loin de moi avant de refermer la porte. Ses plaintes résonnent longtemps dans mes oreilles.
Me voici à nouveau seule. Abandonnée, définitivement. En l’espace d’une trentaine de minutes, une famille a été complètement anéantie.
Je reste allongée sur le dos, dans la même position où je me suis réveillée. Mes yeux gardent l’empreinte de mes parents cherchant à me protéger. Le kaléidoscope que forment mes larmes sur mes rétines décuple cette image qui tourne en spirale à l’infini.
Quand on vient me chercher, je suis si faible qu’ils doivent me déposer sur un brancard. C’est ainsi qu’on me transporte jusqu’au toit de la mairie pour embarquer dans l’hoverplane, à la vue de dizaines de caméras qui ne manquent pas de faire de gros plans de mes joues trempées par mes larmes et celles de mes parents. Je donne une bien piètre image de moi, les autres tributs seront hilares quand ils verront la retransmission de la Moisson. En voilà une qui va crever dès le premier jour, c’est sûr !
Dans l’hoverplane, on m’assied dans une des niches et on verrouille ma ceinture de sécurité. Mes yeux tombent aussitôt sur la personne en face de moi : le garçon volontaire. Il est grand, les cheveux bruns taillés en brosse, les épaules et les pectoraux développés, la mâchoire large et les dents serrées. J’ai l’impression qu’il est un peu tendu. Je me rappelle à présent qu’il n’a pas souri une seule fois quand il s’est déclaré volontaire et qu’il a monté les marches pour nous rejoindre. Il a froncé des sourcils quand j’ai refusé de lui serrer la main, puis m’a oublié rapidement. Ce garçon en face de moi, aussi haïssable puisse-t-il l’être, a bien plus d’estime que moi. Lui au moins, il a sauvé une vie.
Nous ne cessons de nous regarder ; il n’y a pas de haine dans nos regards, seulement de l’incompréhension. Nous vivons dans deux mondes si éloignés qu’ils ne peuvent se rencontrer.
Nous sommes finalement rejoints par trois mentors – je croyais qu’on allait en avoir quatre ; ils ont dû penser que je n’en valais pas la peine – qui s’assoient à nos côtés. On a de gauche à droite : un trentenaire un peu effacé, les cheveux déjà grisonnants, les yeux plus aussi brillants que durant sa jeunesse ; une femme qui doit s’approcher de la trentaine, cheveux châtain clair lui tombant en cascades de chaque côté de son visage dur et franc ; et un jeune homme d’une petite vingtaine d’années, les cheveux clairs, mais pas autant que les miens.
Je réalise que je ne connais pas leur histoire. Je n’ai jamais vraiment fait attention aux retranscriptions des anciennes éditions des Jeux de la faim. Je ne pourrais dire comment ils ont gagné leurs Jeux. Se sont-ils montrés cruels ? Ont-ils gagné par un coup de chance ? Rien dans leur regard ne me permet de le deviner.
C’est à cet instant, après que mon regard s’est posé tour à tour sur tous ces volontaires, que le visage de Lindsey éclate à mes yeux. Je n’ai pas pensé à elle depuis la fin de la cérémonie. Je me rends compte qu’elle n’est pas venue me voir après, ni ses parents. Comme si nous étions fâchées à mort. En même temps, qu’aurait-elle pu me dire ? « Désolé, Az’, j’ai eu une peur bleue et je me suis pissée dessus » ? Non il valait mieux que je ne la voie pas, car peut-être aurais-je eu des instincts meurtriers.
Je ne peux m’empêcher de me sentir trahie par ma meilleure amie qui n’est pas venue à mon secours, ne m’a pas encouragée, et ne m’a même pas dit au revoir. J’ai un peu de mal à comprendre ce qu’il s’est réellement passé dans sa tête. Si quelqu’un d’autre avait été choisi, aurait-elle eu la force de le remplacer ? M’en voulait-elle pour quelque chose en particulier, qui ait abouti à sa défection ? Je ne le saurai sans doute jamais. Après tout, quand deux amies se séparent sans se dire adieu, cela veut peut-être dire qu’elles sont persuadées qu’elles se reverront.
Alice Dogson est la dernière personne à monter à bord. À peine a-t-elle fini d’attacher sa ceinture que nous décollons. C’est la première fois que je vole, et je ne peux m’empêcher de me retourner afin de jeter un coup d’œil de l’autre côté du hublot. Nous prenons rapidement un peu d’altitude, et il m’est possible de contempler toute une partie de mon district : les douces pentes du vallon complètement recouvertes par des habitations basses de un ou deux étages, toutes surmontées de leurs panneaux solaires. Plus loin, les vastes territoires des centrales à charbon et à bois. Enfin là-bas, à l’horizon, le mur en béton qui court tout autour du district, haut de quinze mètres, perpétuellement gardé et entretenu. Il nous est impossible de voyager d’un district à l’autre. D’une certaine manière, c’est une chance de pouvoir découvrir le Capitole de mes propres yeux. Un joli voyage touristique avant ma mise à mort. Comme une dernière volonté.
J’espère que mes parents vont bien. Qu’ils ont été relâchés. Ce serait horrible pour eux d’assister à la mort de leur fille, enfermés dans une petite cellule miteuse. Il leur faut le confort de notre maison pour supporter les images qu’ils auront à subir les prochains jours.
« Bon, nous avons trois heures de vol. Ne perdons pas de temps. »
C’est le plus vieux mentor qui s’est adressé à nous. Il se détache et va s’installer à une large table ronde au fond de la cabine passagers qui constitue la quasi-totalité de l’espace habitable de l’hoverplane. « Allez, dépêchez-vous. »
Les autres mentors ne tardent pas à le rejoindre, suivis par le volontaire, Alice, puis moi. Nous nous asseyons tous autour de la table. Une carafe et plusieurs verres émergent du trou central contenant un petit monte-charge. La carafe contient un liquide orangé, sûrement alcoolisé. Je suis servie généreusement, et j’engloutis ma dose d’une traite, ce qui ne manque pas de me faire tousser.
« Stieg, tu peux nous le dire, à nous. T’es un Carrière, c’est cela ? Nous l’avons tous été ici. »
Le garçon volontaire se racle la gorge. Je n’avais même pas saisi son nom lors de la Moisson.
« C’est exact. » Sa voie est plus douce que j’aurais pu le penser. Il parle sans détour, sans baisser les yeux, sans montrer plus de sentiments que nécessaire. « Je m’entraîne depuis que je sais marcher. Dans notre famille, gagner les Jeux serait un très grand honneur. Et une source de revenus non négligeable. Mes parents travaillent à la centrale à charbon. Autant vous dire que nous ne croulons pas sous l’or. Mon… » Stieg hésite, baisse les yeux un court instant avant de se reprendre. « Mon frère s’est porté volontaire il y a trois ans. Il est arrivé finaliste mais a perdu…
— Vlad Engelsson. Maintenant que tu le dis, je me souviens bien de lui, intervient la fille mentor, qui doit s’appeler June, si mes souvenirs sont bons. Il s’est bien battu, mais a manqué de chance.
— Sa cheville l’a trahie. Une vilaine foulure qui l’a fait fléchir lors de l’ultime combat au couteau. Si je suis là aujourd’hui, c’est aussi pour laver son honneur. Il méritait de gagner.
— Et c’est quoi, ta spécialité ? » Cette fois-ci, c’est le jeune qui s’est adressé à lui. Je crois qu’il s’appelle Jonathan, mais je n’en suis plus si sûre. Quant au plus vieux, c’est Eric, ça, je m’en souviens.
« Je me suis entraîné à un peu toutes les armes, lames courtes comme longues, mais aussi des armes de jet, bien que je manque de précision.
— Et tu maîtrises les techniques d’embuscade ? Si on t’oriente plutôt dans le combat au corps-à-corps, il faut que tu puisses approcher l’ennemi sans prendre le moindre risque. »
Ennemi… Voilà ce que les autres tributs sont pour eux. Je les regarde palabrer d’armes et de techniques d’assassinat, car c’est bien ainsi qu’il faut l’appeler. Leurs yeux pétillent de fébrilité, leurs mains s’agitent pour mimer telle ou telle situation de combat. Deux personnes restent bien silencieuses : Alice, qui garde sa dignité, en écoutant attentivement, mais en restant à l’écart de ces considérations guerrières, et moi. Je crois bien qu’on m’a complètement oubliée. Ils sont tous persuadés que je n’ai aucune chance, moi, pauvre petite désignée, qui n’a pas été remplacée, qui a des jambes et des bras fins comme des brindilles, et qui a passé davantage de temps à se maquiller qu’à se muscler.
Ils ont raison sur toute la ligne.
« Et toi ? »
Je reprends mes esprits. Toute la tablée s’est tournée vers moi.
« Quoi, moi ?
— Hé bien, qu’est-ce que tu sais faire ? Qu’est-ce que tu projettes de faire pour te défendre ? »
Je les regarde un par un, et j’ai pendant un bref instant l’impression qu’ils sont sérieux.
« Vous m’avez regardée ? je dis enfin. Vous pensez sérieusement que j’ai la moindre chance de survivre à la première journée ? »
Leurs yeux oscillent de mes jolis cheveux à présent tout emmêlés, à mes yeux d’un bleu intense.
« Il faudra bien que tu te défendes, finit par dire Eric. Tu es là, à présent, que ça te plaise ou non. C’est la vie. Le mieux que tu puisses faire, c’est de jouer le jeu. Après tout, il y a tellement de facteurs qui peuvent jouer en ta faveur : le style d’arène, le climat, les situations improbables… »
Le silence retombe. Un instant, j’ai envie de m’effondrer à nouveau en larmes, mais je crois bien que je n’ai plus rien à pleurer, et plus de larmes en stock.
« Je ne sais rien faire, je lâche finalement, d’un ton un peu plus froid et sec que voulu. Je ne me suis pas entraînée depuis des années, je n’ai pas de muscles, pas d’endurance, même pas de cervelle bien faite. Je ne pensais vraiment pas me retrouver là un jour. Les Jeux sont faits pour certains. Pas pour moi. »
Le tribut garçon et les mentors se regardent, puis s’échangent des messes basses. Seule Alice garde la tête bien haute, affublée d’un air on ne peut plus désapprobateur. Mais peut-être avec une pointe de pitié.
Quand ils daignent enfin relever la tête pour s’adresser à moi, je sens que quelque chose ne va pas me plaire. C’est Stieg qui prend la parole.
« Écoute, Azurée… Il y a une tactique qui… on va dire… nous arrangerait tous les deux. Elle a été testée il y a quelques années avec pas mal de succès, Jonathan pourra sans aucun doute approuver mes dires. »
Jonathan baisse les yeux mais hoche la tête en signe de consentement. Stieg se racle à nouveau la gorge ; je crois bien que c’est un tic.
« Le but, si tu le veux bien, et de rester alliés, unis, de s’entraider, d’accomplir ensemble notre boulot, là-bas. Et à la fin… Quand il ne restera plus que nous deux… »
Il se racle la gorge, une fois de plus.
« Je te promets une mort rapide et sans douleur, et, une fois devenu riche, je saurai me montrer généreux envers ta famille. »
3 avril 2013

2 Le matin du jour de la Moisson, je me regarde

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Le matin du jour de la Moisson, je me regarde dans la glace et contemple mon teint cadavérique et mes cernes creusées. Bien sûr que je n’ai pas dormi de la nuit. Qui l’aurait fait, l’âme apaisée, à part éventuellement un tribut de carrière ?
Ethan est mort par ma faute. C’est comme si je l’avais tué. Je suis responsable de sa mort. Je suis une meurtrière. Je ne le voulais pas, c’est sûr, mais c’est quand même arrivé. Et rien ne peut me faire revenir en arrière.
Ces mots, je me les répète sans cesse dans ma tête. Il m’est impossible de m’en défaire, comme il m’est impossible d’effacer de derrière mes pupilles l’image horrible de la tête éclatée d’Ethan.
Dans mon petit lavabo de toilette, je vomis une énième fois de la bile brûlante qui me racle toute la trachée. Je n’ai plus rien à rendre, et je me sens faible et fiévreuse.
« Azurée, tu es bientôt prête ? »
La voie inquiète de ma mère, de l’autre côté de la porte de ma chambre.
« Oui, oui, j’arrive ! dis-je en un étranglement rauque.
— Tu as attrapé froid ?
— Un peu… Ne t’inquiète pas. »
Comment voulez-vous qu’elle ne s’inquiète pas ? C’est la mère d’une fille dont le nom est écrit sur six des milliers de petits papiers que contient l’énorme boule de verre pour le tirage au sort. Une voix par année de présentation. C’est la sixième et avant-dernière année que je me présente aux Hunger Games. Mes chances restent minces, et de toute façon, c’est Lindsey qui va partir aux Jeux. Ma mère ne le sait pas, et c’est donc normal qu’elle s’inquiète pour son unique fille.
Mes parents ont toujours cherché à me protéger, et, en tant que fille unique, j’ai souvent eu ce que je désirais, dans la limite du possible. Nous n’avons jamais vraiment manqué de quoi que ce soit, et mes parents travaillent dur pour mon bien-être.
En échange de quoi, je gâche ma vie en étant responsable d’un accident mortel. Dès la fin de la cérémonie, j’irai me rendre au commissariat pour raconter les faits et indiquer l’emplacement du corps, car je doute que quelqu’un l’ait déjà découvert.
Et moi qui avais peur d’être choisie pour les Jeux. Je n’ai pas besoin de cela pour détruire ma vie. Seulement un peu de bêtise, et une touche d’appréhension. Je minaude, j’aguiche, puis je repousse quand ça s’approche trop près de moi. C’est à cela que ressemble toute ma vie.
D’une main tremblotante, j’essaye de me maquiller du mieux que je le peux. Mascara noir, fond de teint assez fort pour masquer ma peau blanche, rouge à lèvres discret. Rien ne parvient à effacer ma gueule de mort-vivant. Je tente de me coiffer, en vain. Mes mèches ondulées s’ébattent de chaque côté de mon visage, caressent de leurs pointes le haut de mes épaules. Une mèche rebelle retombe entre mes yeux et tous mes efforts sont vains pour essayer de la rabattre derrière l’une ou l’autre oreille.
Je suis encore nue au milieu de ma chambre, à hésiter entre plusieurs tenues, quand ma mère vient à nouveau tambouriner à ma porte.
« Azurée ! On va être en retard ! »
En effet, j’entends le brouhaha caractéristique qui enfle petit à petit depuis la grand-place de la mairie, à quelques centaines de mètres de notre maison. J’opte finalement pour une robe noire et serrée, qui moule un peu trop mon corps à mon goût – mais je n’ai plus le temps de revenir sur ma décision –, et m’agite nerveusement pour mes derniers préparatifs : boucles d’oreilles – de jolies pierres éclatantes pendant au bout d’un fil doré –, collier de la même parure, deux ou trois bracelets, les sandales.
Je pose un dernier regard sur la fille qui se reflète dans le miroir. En tant normal, je me serai trouvée jolie et coquette. Présentement, j’ai l’impression d’être une traînée.
Dans la cuisine, ma mère m’a préparé un petit déjeuner qui a tout l’air d’être réconfortant. Elle me regarde de sa mine déconfite mais qui s’efforce de sourire. Je la regarde de mon air tendu, une main posée sur le ventre.
« Ok, fait-elle. Laissons tomber le petit déjeuner. Viens-là. »
Je m’approche. Elle cherche plusieurs fois à rabattre ma mèche rebelle, en répétant le même geste inutile. Puis m’embrasse sur le front. « Ma petite fille… »
Et elle fond en larmes.
« Maman… » Je l’enserre dans mes bras. « Je ne serai pas choisie, ne t’inquiète pas. Tout se passera bien. »
Mon père déboule dans la cuisine en se débattant avec sa cravate, engloutit son café d’une traite, se dirige vers la porte et l’ouvre en grand.
« Allons-y. »
Mon père et moi, nous n’avons pas besoin d’épancher nos sentiments dans des effusions de larmes et de câlins. Un simple regard suffit pour me montrer qu’il m’aime plus que toute autre chose au monde. Cette journée, il me la vend comme n’importe quel examen que je dois réussir. J’endurerai cette épreuve comme j’ai passé toutes les précédentes : haut la main pour faire plaisir à mon papa adoré.
C’est peut-être cela qui m’a fait avancer depuis tout ce temps : l’envie de faire plaisir à mes parents. C’est puéril, et je le concède, mais c’est une raison comme une autre. Je ne mérite pas leur amour.
Dans la rue, nous retrouvons rapidement la famille de Lindsey. Nos parents se serrent la main, je sens qu’il y a une gêne entre eux. Lindsey me lance un clin d’œil. S’ils savaient ! semble-t-elle me dire, en hochant la tête en direction de mes parents d’un petit air navré.
« Lin’… Fais pas ça… Je t’en supplie… »
Ma boule dans la gorge est tellement grosse que je me demande si elle m’a compris. Je passe mon regard sur ses courts cheveux châtains, ses yeux noisette et son nez mutin. Elle est au naturel, ce matin ; aucun maquillage ne vient modifier son visage, contrairement à moi. Elle se montre telle qu’elle est, sans masque. Je sens dans son regard à quel point elle est déterminée.
« Az’… N’aie pas peur. »
À son tour, elle tente de me remettre la mèche sur le côté. Puis elle sourit, satisfaite, alors même que la mèche retombe sur mon front.
« Je t’inviterai dans ma nouvelle maison ! »
Et la voilà qui s’éloigne en sautillant.
Soit je suis devenue folle, soit c’est elle. Mais une chose est sûre, un gouffre nous a subitement séparées.
Je cours la rattraper et tente de rester à sa hauteur.
« Mais, Lin’ ! Combien de Carrières ont gagné dans le district Cinq ces dix dernières années ? Deux ? Trois ?
— Deux Carrières durant les cinq dernières années où nous nous sommes présentées ! Nous sommes le district qui a ramené le plus de victoires dans ce laps de temps.
— Mais, ce n’est pas un concours ! Et ça veut dire que huit tributs du district Cinq sont morts pendant que deux seulement ont gagné ! Ça te fait une chance sur cinq de l’emporter !
— Nombre de nos tributs précédents ont été mal préparés. Regarde les retransmissions ! Certains se sont fait tuer dès le premier jour, d’autres n’ont même pas su se procurer de la nourriture et sont morts de faim. J’ai eu un entraînement du tonnerre ! J’ai confiance en mon coach. »
Je ne peux m’empêcher de la regarder avec un air de dégoût.
« Mais… Tu te sens prête à tuer les autres ? »
J’ai eu le temps de voir un tic de gêne qui a fait tressauter sa paupière. Elle garde les yeux rivés devant elle.
« Je m’y suis préparée, mentalement. Je me suis dit que… que de toute façon, quelqu’un devait le faire. Me présenter, c’est aussi sauver la vie d’une malheureuse tirée au sort qui n’a pas reçu mon entraînement ! »
Son pragmatisme m’indispose, car je ne trouve rien à redire à cela. Sa mécanique semble bien huilée, inébranlable, et elle a minutieusement calfeutré les recoins sombres de sa conscience où se trouvent les mots assassin, tuer, ou encore moralité.
Un instant, une image se dessine dans ma tête, celle de Lindsey en train d’agoniser, le ventre ouvert et les tripes se déversant sur le sol. Les yeux larmoyants, elle cherche une personne sur laquelle elle pourrait s’appuyer. Je secoue fortement la tête pour chasser cette vision, et réprime un sanglot.
Nous descendons tous silencieusement la rue qui mène à la grand-place. La foule y est déjà dense, agitée, brutale. Nous devons jouer des coudes pour nous frayer un chemin. Lindsey disparaît derrière un groupe de personnes, et je lui crie de m’attendre quand quelqu’un me retient par le bras.
Mon père. Nos regards s’accrochent un bref instant.
« C’est ici que nous nous arrêtons, jeune fille. Nous ne pouvons aller plus loin. »
C’est vrai, où avais-je la tête ? Seuls les jeunes éligibles doivent se présenter au pied de l’estrade, où nous sommes placés en rangs stricts. Pour moi, cette journée n’est qu’une formalité, mais pour mes parents, c’est un grand moment d’angoisse.
« Papa… » Je dépose ma main sur sa joue ; il s’empresse de l’enchâsser dans les siennes.
« Nous t’attendrons ici ! » sort-il d’une voie faussement assurée, le regard conciliant, mais attristé.
Ma mère ne tarde pas à nous rattraper ; elle m’embrasse si fortement que j’ai du mal à respirer. Elle a les yeux rouges et gonflés, et n’arrive pas à prononcer le moindre mot quand je m’éloigne d’eux.
Je me faufile entre les gens qui font tous au moins une à deux têtes de plus que moi. Avec ma petite taille, mon corps menu et ma tête d’enfant, bien des gens me donnent deux à trois ans de moins que mon âge, ce qui ne manque jamais de m’énerver. Mais aujourd’hui, avec ma tête d’enterrement et mes cernes de trois pieds de long, je pense que personne n’aura la maladresse de se tromper.
« Alors, on a fait ses adieux à ses petits parents ? »
C’est Paul, qui me retient par l’épaule. Il a son air habituellement désinvolte. D’aucuns diront stupide. J’ai peut-être eu tort de parier sur Kane avec Ethan, plutôt que sur Paul.
Je me mords la lèvre inférieure. Ce pari n’a plus lieu d’être.
« Il est où ton petit toutou d’Ethan qui te suit partout ? »
Je le gifle violemment. Il ne l’a pas venu venir. « Ta gueule, Paul. » Et je lui file entre les doigts.
Je n’arrive pas à retrouver Lindsey. La foule se fait plus dense, et les jeunes se mettent déjà en rangs par tranches d’âge. Tant pis. Je m’arrête là où je suis, assez loin de l’estrade, mais suffisamment près pour bien voir ce qu’il s’y passera. Je suis dans la seconde colonne après l’allée centrale. À ma droite, il n’y a que des jeunes de dix-huit ans. À ma gauche, toutes les filles plus jeunes que moi. De l’autre côté de l’allée, c’est les garçons.
L’air de musique caractéristique ne tarde pas à se faire entendre, le grondement de la foule s’amenuise petit à petit, nous nous figeons à notre place. La cérémonie de la Moisson commence.
La participation étant obligatoire, tout le district est censé se retrouver amassé aux pieds de l’estrade construite pour l’occasion devant la mairie. Pour ma part, on peut dire que j’ai de la chance d’habiter aussi près de la grand-place pour assister à la cérémonie ici. Mais comme l’endroit ne peut recevoir tous les habitants du district Cinq, d’autres rassemblements sont organisés sur diverses autres places de la ville, où des écrans géants ont été installés pour que les familles puissent suivre en direct le tirage au sort et éventuellement contempler avec dépit leur enfant s’avancer seul dans l’allée.
Un éclat de lumière me fait cligner des yeux. Je tourne la tête vers la source : c’est une des caméras de l’équipe de tournage, placée sur le parapet d’une haute maison qui flanque la mairie. L’équipe, venue tout droit du Capitole, s’affaire comme si une météorite ou un vaisseau extra-terrestre était venu s’écraser ici. Pour les gens du Capitole, chaque Hunger Games est un événement en soi. Du tirage au sort jusqu’à la déclaration du vainqueur, et même au-delà : on suit le vainqueur pendant une année, il y a la Tournée de la victoire, les différents reportages, etc. Il faut les mériter, sa belle maison et son paquet d’argent.
Étant presque au fond de la partie réservée aux jeunes susceptibles d’être tirés au sort, j’ai la joie d’entendre les bookmakers, dans mon dos, qui lancent les paris.
« Sera-t-elle blonde, brune ou rousse ? Éclatera-t-elle en larmes en s’approchant ? Y aura-t-il des tributs de carrière cette année encore ? »
Je souris à l’entente de certains paris, étant donné que je sais déjà comment cela va se passer. Une fille sera tirée au sort, elle s’avancera en tremblant, montera sur l’estrade, et devra faire face à la foule. Lindsey choisira cet instant pour lever la main et se déclarer volontaire. L’échange se fera au pied des marches, en un serrement de mains filmé par des dizaines de caméras. Puis on applaudira le volontaire. Lindsey sera aux anges. La personne qui éclatera en larmes ne sera pas sur l’estrade, elle sera ici, dans les rangs,  à maudire le jour où sa meilleure amie s’est entichée d’une pareille idée.
Sur l’estrade, les gens se regroupent. D’abord, des Pacificateurs s’avancent et s’alignent tous les trois pas le long de la façade de la mairie. Leur armure blanche contraste avec le gris de la pierre fissurée du vieux bâtiment. Ce dernier garde encore les stigmates du soulèvement, il y a quarante-sept ans. Les trous causés par les obus ont été rebouchés par de la pâte blanche, pour qu’on puisse encore bien les distinguer. Rien n’est fait pour qu’on oublie la défaite des districts face au Capitole.
Vient ensuite s’assoir le maire de notre district, John Amber, un homme plutôt effacé, qui ne semble pas porter dans son cœur ce jeu de massacre. Un homme bien, j’aurais envie de dire.
Il choisit le fauteuil central, face au pupitre sur lequel des dizaines de micros sont accrochés. À sa droite, plusieurs fauteuils sont censés accueillir notre hôtesse de district et sa délégation, venues directement du Capitole. Elle n’est pas encore arrivée, apparemment. À sa gauche, les sièges des anciens vainqueurs ; certains seront les mentors des désignés de cette année.
C’est que nous avons un assez grand nombre de vainqueurs, au district Cinq, et ils ne viendront pas tous au Capitole pour coacher les deux tributs. S’il y a six chaises aujourd’hui, je sais que seulement trois ou quatre anciens seront désignés par l’hôtesse de notre district. En tout cas, c’est comme ça que ça s’est passé l’année dernière. En particulier, l’hôtesse choisit en général des vainqueurs des quinze dernières années, qui ont encore les Jeux imprimés fraîchement dans leur esprit.
Les chaises se remplissent une par une, les vainqueurs arrivant au compte-goutte. Il y en a de tous les genres, mais ce sont presque tous des tributs de carrière. Certains gardent encore la forme, on voit leurs muscles poindre de sous leur uniforme, taillé expressément pour la cérémonie. D’autres sont malades, affaiblis, ou de toute évidence dérangés. Les Jeux sont traumatisants, il faut être terriblement prétentieux pour prétendre le contraire.
La foule s’est calmée, le silence plane un temps sur toute la place. Nous attendons la délégation du Capitole. Il ne faut pas longtemps avant que les murmures reprennent par-ci par-là, que les gens s’agitent à nouveau, voire que certains se mettent à huer les organisateurs de la Moisson. Ces personnes sont vite maîtrisées par les Pacificateurs, et emmenés on ne sait où. Ça a le mérite de calmer à nouveau la foule pendant cinq bonnes minutes.
Le temps passe, j’en ai des fourmis dans les jambes, et je passe de l’une à l’autre afin de les dégourdir. Je distingue au loin le maire qui s’impatiente sur son fauteuil. Je le sens grommeler dans sa barbe. Monsieur Amber n’est pas un représentant du Capitole. C’est un natif du district Cinq. Il vit dans la même merde que nous, tout du moins le luxe de son quotidien est tout relatif en comparaison des richesses qu’entasse le Capitole. Moi-même je n’ai pas à me plaindre. Je mange à ma faim, et j’ai droit à quelques bonus comme un peu de maquillage et des bijoux. Des livres et une paire de jumelles, pour voir l’horizon et rêver d’une vie meilleure. Des vêtements propres. En énumérant dans ma tête tout ce que je possède, je me rends compte à quel point je suis privilégiée. Les autres jeunes à côté de moi ne semblent pas aussi bien lotis, et certains sont vêtus de haillons tellement sales que j’ai l’impression d’être une tâche de propre au milieu de toute cette crasse.
Le district Cinq n’est pas le plus pauvre district, loin de là. Sa spécialité de l’énergie nous permet de fournir au capitole du matériel de pointe, ce qui nous vaut une bonne appréciation de leur part. Le Capitole a certes besoin de tous ses districts – c’est le but du système – mais certains sont d’une importance toute particulière. Si le district Douze fournit le charbon de ses mines sombres et sales, nous, au district Cinq, nous produisons les centrales qui brûleront ce charbon. Nous produisons aussi tant d’autres sortes de générateurs : à vent, solaires, à marée… Nous sommes l’énergie pour le Capitole. Sans nous, ils mourraient de froid l’hiver.
Soudain, le bruit tonitruant de l’hoverplane, qui est sur le point d’atterrir sur le toit de la mairie, me fait sortir de mes rêveries. Les voilà, enfin, avec une bonne demi-heure de retard. De quoi faire monter la pression chez tous les jeunes qui attendent devant les deux grandes boules de verre qui contiennent leur nom.
Leur manque de tact, leur incroyable mépris envers nos vies me révoltent, mais il en est ainsi. Cinq minutes plus tard, nous voyons notre hôtesse sortir de la mairie suivie de ces acolytes. Monsieur Amber se lève pour l’embrasser de la manière la plus conventionnelle qui soit. Car Alice Dogson est une femme haïssable. Avec son air supérieur et sa coupe de cheveux extravagante, elle vient dans notre district pour repartir quelques heures après avec deux enfants que nous ne reverrons sans doute jamais.
Cette année, Alice a choisi une coiffure pour le moins surprenante : ses cheveux sont assemblés en tresses et enroulés autour d’un treillis conique d’un bon mètre de haut. Avec ça et ses chaussures aux talons de quinze centimètres, Alice est plus grande que toute autre personne sur l’estrade et domine notre maire de trois bonnes têtes. Elle est obligée de se pencher outrageusement pour passer la porte de la mairie, puis se pencher à nouveau pour embrasser notre maire comme chacun des vainqueurs des précédents Jeux. La scène paraît durer une éternité ; avant qu’elle ne rejoigne sa place en compagnie de sa délégation, j’ai eu le temps d’avoir une crampe au mollet. Je me dandine pour tenter de la chasser, et mes voisines me regardent avec dédain. À leurs yeux, je parais étrangement décontractée et peu impliquée. Peut-être pensent-ils que je vais me porter volontaire.
S’ils savaient ce qu’il se passe dans ma tête. La vision d’Ethan désarticulé me hante constamment. Il me suffit de fermer les yeux pour qu’elle éclate à nouveau derrière mes paupières closes, et les Jeux et cette cérémonie stupide de la Moisson ne peuvent rien contre ça. J’ai tué quelqu’un et je suis sur le point de perdre ma meilleure amie. Rien ne pourrait être pire dans ma vie.
L’hymne résonne dans tous les haut-parleurs de la place. Nous l’écoutons tous silencieusement, car le moindre bruit que les Pacificateurs pourraient percevoir vaudrait à celui qui l’a causé un désagréable séjour en prison. Quand les haut-parleurs se taisent, Monsieur Amber se dirige vers le pupitre et ajuste les micros. La majeure partie des caméras placées un peu partout se tournent vers lui, certaines d’entre elles continuent cependant de faire des panoramas de la foule ou des zooms sur des jeunes en panique attendant le verdict.
Le discours du maire est le même chaque année. Il est écrit de toutes pièces par le Capitole, c’est certain. Aidé par une retransmission d’images chocs sur tous les écrans géants, il vante les mérites des Jeux, le fameux traité de la Trahison qui nous a mis au rang des vaincus face au Capitole. Il salue les vainqueurs des éditions précédentes, cités un par un et applaudis par une foule dont l’enthousiasme vacille à l’entente de certains noms. Car nous ne portons pas tous les vainqueurs dans nos cœurs. Il y en a eu des brutaux, sans âme, qui ont même parfois tué l’autre tribut du district Cinq (après tout, c’est quand même la règle du jeu). Ou d’autres choses encore moins avouables.
Vient ensuite le discours d’Alice Dogson, plein d’emphase et de phrases alambiquées. Cette femme est bourrée de tics, et son allocution est laborieuse. Elle finit par la célèbre formule qui caractérise tant les Hunger Games : « Et puisse le sort vous être favorable ! »
S’ensuit un film reprenant les meilleurs moments des éditions précédentes, avec ses scènes de violence pure, ses instants de bravoure, et ses tripes dispersées sur le sol. Elles me renvoient aussitôt les images d’Ethan à la figure. Je ferme très fort les yeux pour les chasser de ma tête, mais cela ne fait que les amplifier, comme si je me recroquevillais sur elles.
Ethan… la sensation de son baiser me revient, sa simplicité, son regard sincère… Tout ceci me paraît plus fort encore que lorsque j’étais sur le toit. Sa disparition ne fait que sublimer cet instant que je crois à présent magique et intense. Qu’est-ce que je ne donnerai pas pour qu’on lui rende la vie ! Passer la soirée ensemble pour chasser les mauvais souvenirs de cette horrible journée. Rétorquer à Paul que oui, je sors avec lui et que si ça le gêne à ce point, il n’a qu’à se trouver lui aussi une copine. L’annoncer à mes parents, enfin, et leur montrer que je ne glisse pas sur la vie avec autant d’ennui qu’il n’y paraît…
Peut-être que oui, j’ai eu plus de sentiments envers Ethan que je veux bien le croire. Qu’il m’ait fait ses avances la veille de la Moisson n’est pas si étonnant, au final. Peut-être que la peur le tiraillait, et qu’il pensait qu’il serait choisi le lendemain. C’est dans ce genre de situation qu’on se montre le plus sincère envers les personnes que l’on aime, et qu’on trouve le courage de dévoiler ce qui nous pèse sur le cœur…
« Ce n’est pas toi, par hasard, Azurée Lockheed ? »
Je me retourne brusquement. La fille derrière moi me regarde d’un air interrogateur, comme si j’étais quelqu’un de profondément bizarre.
« Oui, pourquoi ? On se connaît ? »
Elle me montre du doigt l’estrade avec Alice Dogson brandissant un bout de papier et tournant la tête de gauche à droite, assez nerveusement.
« On t’a appelée, hein. »
Mes yeux se fixent sur notre hôtesse qui répète inlassablement dans son micro « Où est-elle ? Où est-elle ? Viens me rejoindre sur l’estrade, Azurée. » Sa voie est de plus en plus hachée, comme si elle était sur le point de perdre le peu d’assurance qu’elle avait jusqu’à présent conservé. Deux Pacificateurs s’avancent vers elle pour discuter de la marche à suivre.
Je tremble tellement que toutes les filles dans mon entourage ont fini par se tourner vers moi. « Vas-y », disent certaines. « Allez, courage ! » entonnent d’autres.
Je ferme les yeux et tente de retrouver une respiration normale. Après tout, ce n’était pas si improbable que cela.
Un pied devant l’autre, veillant à garder mon équilibre à chacun de mes pas, je traverse le rang des filles de dix-huit ans et me retrouve dans l’allée principale. C’est alors que les applaudissements d’encouragement se mettent à s’élever dans toute la place.
« Ah, voici notre petite timide ! »
La voie criarde d’Alice semble gueuler dans tous les haut-parleurs. Elle résonne dans mes oreilles, vibre jusqu’au plus profond de moi.
« Allez, approche jeune fille, n’aie pas peur ! »
Peur ? Pourquoi aurais-je peur après tout ? Lindsey va se porter volontaire. Je le sais, alors pourquoi je tremble ainsi ? J’essaye de faire le vide dans mon esprit, et me mets à marcher d’un pas assuré.
C’est ainsi que cela doit se passer : je monte sur l’estrade pour que tout le monde me voie, et c’est à cet instant que les éventuels volontaires doivent lever la main pour se faire connaître.
Alors tout est normal. Je vais rejoindre cette fichue estrade et notre hôtesse de district, et je vais assister en première loge à la déclaration de Lindsey pour me sauver la vie.
Quand j’atteins les premières marches, je lève les yeux vers Alice Dogson qui me tend la main de son air le plus pervers possible. En retrait, notre maire, qui détourne la tête.
J’ignore la main d’Alice et les rejoins près du pupitre.
« Mesdames, messieurs, voici notre tirée au sort pour les quarante-septièmes Jeux de la faim ! Je vous demande tous d’applaudir Azurée Lockheed ! »
Les mains applaudissent, mais les cœurs n’y sont pas. Moi je cherche désespérément, dans ces innombrables lignes d’enfants, le visage de Lindsey. Je la cherche, j’attends qu’elle se désigne volontaire, pourquoi ne le fait-elle pas encore ? Elle apprécie de me voir anxieuse à ce point ?
« Alors, quel âge as-tu jeune fille ? »
Mon regard ne cesse de passer d’Alice à la foule en contrebas. Les multiples éclats de lumière à l’extrémité de mon champ de vision me signalent que toutes les caméras sont braquées sur moi. Le pays entier doit me voir en gros plan sur les écrans géants. Moi et mon regard affolé.
« J’ai dix-sept ans.
— Oh ! Tu fais si jeune…
— Je sais. »
Ma voie est sèche, cassante. Je n’arrive pas à trouver Lindsey, et cela m’inquiète.
Alice se rend compte de ma détresse et de mon manque de concentration.
« Azurée, tu es bien jolie ! Et tu t’es superbement bien habillée pour l’occasion ! Es-tu fière de représenter ton district aux Hunger Games ?
— Je… attendez… il y a… »
Je n’arrive plus à prononcer le moindre mot. Le silence retombe. Tout le monde attend le tribut de carrière de cette année. Cela se sent. Depuis des années, il y a toujours quelqu’un pour remplacer le tiré au sort.
Moi je sais qui c’est. C’est ma meilleure amie qui doit prendre ma place. Et maintenant que je suis ici, sur l’estrade, je ne pense plus qu’à une seule chose : remplace-moi, remplace-moi, remplace-moi.
« Je crois que notre Azurée attend que quelqu’un se porte volontaire pour la remplacer ! Y a-t-il une fille ici qui souhaiterait prendre sa place ? »
Alice s’est adressée à toute la foule avec une voie forte et suraiguë. Elle doit penser que la cérémonie est un peu trop emplie de blancs et de gênes. Ce rythme haché va se faire sentir, au Capitole, si elle ne reprend pas rapidement les rênes en main.
Mais moi je m’en fiche, je passe mes yeux sur chacun des enfants qui sont alignés devant moi. Elle devrait être là, dans cette rangée. Elle n’a que seize ans, mais cette petite surdouée est dans la même classe que moi. Où es-tu, bon sang ?
« Alors ? Personne ? »
Quand mes yeux tombent enfin sur Lindsey, la tête baissée, tremblante de tous ses membres, le visage rougi par les larmes et la sueur collant ses cheveux à son front, je comprends qu’elle ne se portera pas volontaire pour moi.
5 février 2013

Première partieLa chute 1 Ce jour-là, quand

Première partie
La chute
1
Ce jour-là, quand Lindsey m’a annoncé la nouvelle, j’en suis restée bouche-bée au point de faire tomber ma bouchée de sandwich à moitié mastiquée. Elle a réprimé un furtif rictus de dégoût avant de retrouver le large sourire qui barrait son visage en deux.
« Tu comprends, je devais garder cela secret le plus longtemps possible. »
J’ai tenté de me reprendre, de respirer calmement, d’avaler correctement le reste de nourriture coincé au fond de ma gorge.
« Tu veux devenir une Carrière ? T’es sérieuse ? »
Lindsey a cherché à étirer encore plus son sourire, mais il était évident qu’elle en était à son maximum.
« Pardonne-moi, Azurée. Franchement. Tu es ma meilleure amie et j’aurais tant aimé te mettre dans la confidence. Cela fait trois ans que je m’entraîne, le soir et la nuit, avec un coach payé au noir. Seuls mes parents et mon frère sont au courant. Et puis, réservée comme tu l’es, je me suis parfois demandé si tu ne faisais pas la même chose de ton côté ! Si tu ne projetais pas de te porter volontaire, toi aussi. »
J’ai dégluti péniblement. À l’en croire, nous serions devenues de telles inconnues l’une pour l’autre que chacune de nous aurait pu prévoir des trous dans son emploi du temps sans que l’autre ne s’en aperçoive. J’ai pincé les lèvres. C’est ce qu’il s’est passé. Lindsey m’a caché son entraînement depuis tant de temps, et a continué à me sourire comme si j’étais sa meilleure amie. Elle s’est imaginé un climat de compétition entre nous – qui se déclarerait volontaire aux Hunger Games en premier ? – alors que la réalité était bien différente. Jamais, jamais – oh mon dieu – je n’ai eu cette idée-là en tête. Pour moi comme pour elle.
« Le temps a passé, a-t-elle repris, et j’ai manqué tant d’occasions de t’en parler. Mais voilà, on est à quatre jours de la Moisson, et je ne voulais pas que tu sois aussi surprise que tous les autres. Je t’en prie, garde le secret ! Je ne veux pas que d’autres filles se portent volontaires cette année. C’est mon année. Je suis prête. »
Tout a tourné autour de moi. La voir parler des Jeux de la faim de manière si légère m’a mis un mauvais goût au fond de la bouche, et j’ai posé mon sandwich, peu disposée à continuer mon repas.
Les Hunger Games. Ma meilleure amie va se porter volontaire pour la quarante-septième édition. Elle s’est préparée en secret depuis des années, et se dit prête à entrer dans l’arène pour tuer jusqu’à vingt-trois autres tributs, sans le moindre scrupule.
La plupart de ces jeunes, de douze à dix-huit ans, seront tirés au sort par l’hôtesse de leur district. Douze districts qui fournissent chacun un garçon et une fille, ça fait vingt-quatre tributs en tout. Chez nous, au district Cinq, il est cependant fréquent que des Carrières se portent volontaires. Ils s’entraînent ardemment dans le seul but de sortir victorieux des arènes et ainsi d’être à l’abri du besoin pour le reste de leur vie.
Car le vainqueur des Hunger Games obtient une jolie maison au Village des vainqueurs, et tant d’argent qu’il peut se permettre de ne plus travailler et de vivre dans le luxe sous le regard tantôt envieux, tantôt dégoûté du reste de la population.
À Panem, que l’on soit un habitant du district Un – le plus riche – ou du district Douze – une bande de pauvres mineurs analphabètes –, notre vie reste en suspens tant que nous n’avons pas eu dix-neuf ans, tant que nous n’avons pas échappé aux sept tirages au sort qui sépare notre vie précaire de jeune de douze ans, de notre vie d’adulte. Le Capitole règne sur tout, règle tout, et dispose de nos vies, au nom du traité de la Trahison, chaque année pour les Hunger Games.
J’ai dix-sept ans et c’est mon avant-dernier tirage au sort. Sur les cinq autres que j’ai connus, il y a toujours eu une fille pour se porter volontaire à la place de la malheureuse tirée au sort, et un volontaire masculin pour en faire de même du côté des garçons.
Sauf une fois. Le Carrière n’était pas prêt, et on a laissé partir un garçon de quatorze ans, la peur au ventre, dans ce jeu de massacre où il a été tué le premier jour. Ça a été la honte sur tout le district Cinq, et sa famille peine encore à sortir de chez elle sans sentir des regards de dédain braqués sur elle.
Au district Cinq, ça reste plutôt cool. Le stress du jour de la Moisson est modéré. On se dit qu’on a beau être tiré au sort, il y aura toujours un Carrière pour venir te remplacer. Que cette personne cherche à tuer d’autres enfants dans une arène au nom du Capitole, je m’en fiche. Qu’il revienne vivant, aussi – bien que cela fasse un taré de plus à se promener dans les rues déjà dangereuses du district. Du moment qu’il remplace quelqu’un qui n’a strictement pas envie d’y aller…
J’ai entendu dire que dans les districts les plus pauvres, il n’y avait pas de tribut de carrière. Quand la fille et le garçon sont tirés au sort, personne ne vient les remplacer, et on les regarde partir vers une mort certaine. C’est triste. Ce doit être stressant de vivre là-bas. Le jour de la Moisson doit avoir une signification tout à fait particulière. La peur doit prendre aux tripes, on doit espérer que le petit bout de papier qui sortira de la boule de verre ne contiendra pas son nom. Rien que d’y penser, j’en ai la chair de poule.
Cette année encore, je n’ai pas de souci à me faire. Quelqu’un se portera volontaire. Mais cette année, contrairement aux précédentes, j’ai une boule qui s’est formée au fond de mon estomac et qui m’empêche de manger depuis trois jours. Depuis ce jour où ma meilleure amie, Lindsey, m’a annoncée que c’était elle qui se porterait volontaire.
Et je ne veux pas la perdre.
Lindsey et moi, on est inséparable depuis que l’on se connaît. Nos parents travaillent dans la même fabrique de panneaux solaires. On a suivi les mêmes classes. On est petites toutes les deux. Si elle porte ses cheveux châtains toujours très courts et plaqués sur le crâne, et que moi, je préfère garder mes cheveux blonds plus longs, lâches ou en queue de cheval, on a souvent prétendu que nous nous ressemblions beaucoup. Même bouille de gamine, même nez en trompette un peu fort et pointu, mêmes yeux malicieux…
Nombreux sont ceux à croire que nous sommes jumelles. Complices jusqu’à se raconter nos moindres petits secrets, nous n’avons pour autant pas le même tempérament. Elle est une battante, et le fait qu’elle veuille gagner les Hunger Games ne m’étonne qu’à moitié, après mûre réflexion. Moi je suis plutôt effacée, je manque d’ambition et je n’ai pas de voie toute tracée. Je me laisse porter au gré des événements qui me tombent dessus. Je me surprends même parfois à regarder avec dédain les personnes qui s’investissent avec détermination dans leur tâche quotidienne. En fait, je suis sûrement jalouse d’elles, mais je me refuse à l’accepter.
C’est avec cette même nonchalance, ce même ennui de la vie que je me suis retrouvée à contempler l’installation de la grande scène pour la Moisson, du toit de la petite station météo près de chez moi. J’ai emprunté la vieille échelle toute rouillée et me suis hissée ensuite sur la terrasse à mi-hauteur, avant d’escalader le mur de vigne vierge pour atteindre le petit toit pointu de la tourelle.
Cette station est abandonnée depuis des années. Elle a servi, aux dires de mon père, à de nombreuses prévisions météo destinées à des calculs savants pour dimensionner les capteurs solaires que réalisent tous les habitants du quartier. Depuis, de nouvelles installations ont été ouvertes un peu plus haut sur la colline, là où les rayons du soleil ne rencontrent aucun obstacle avant de frapper les appareils tests. J’aime bien ce petit bâtiment en préfabriqué, avec ses vieilles consoles pleines de boutons en plastique jauni, ses vieux sièges à roulettes et au cuir fissuré, sa végétation luxuriante qui l’envahit inexorablement. Je monte souvent sur le toit, et je regarde la ville en contrebas, cette ville où je devrai trouver ma place, un jour.
« J’étais sûr que je te trouverai ici ! »
Je sursaute, perds l’équilibre, manque de tomber du toit. Mon pied glisse, je me cramponne tellement fort aux vieilles tuiles de brique que je m’en râpe les doigts.
La tête d’Ethan dépasse à peine du rebord du toit. Il me regarde satisfait avant de se hisser au sommet. Ses bras sont fins mais il semble ne pas avoir de mal à soulever son poids.
« Idiot. J’ai failli mourir. » Je rabats derrière l’oreille une de mes mèches ondulées qui me caresse le visage, me remets à scruter l’horizon, les innombrables toits photovoltaïques qui reflètent la lumière du matin et m’éblouissent. C’est une belle journée.
Ethan vient s’installer à côté de moi. Proche de moi. Je le sais, que je l’attire. J’ai beau me montrer froide envers lui, il revient toujours à la charge, inlassablement. Il aime mes cheveux cotonneux, leur extrême pâleur qui renvoie si fortement les rayons du soleil. Il aime aussi mes yeux bleus qui m’ont valu mon joli prénom tout doux. Dit comme ça, on pourrait penser que tous les garçons seraient attirés par moi. Mais à part Ethan, je crois bien que les autres ont été refroidis par mon manque évident d’entrain.
Ethan, lui, ne s’en lasse jamais, et ce matin, il tente l’approche du garçon maladroit et du contact fortuit : faisant mine de perdre l’équilibre, il se raccroche à une tuile, celle où ma main est reposée. Puis il s’excuse. Et oublie de retirer sa main.
Je ne pense pas être une fille vraiment dure, et ma politesse me rend plutôt sociable. Suite à ce contact inattendu, je ne joue pas la mijaurée qui aurait retiré délicatement sa main en rougissant, ni la fille effarouchée qui aurait empoigné à son tour la main d’Ethan. Non, je reste moi : je ne fais rien et n’esquisse aucun geste d’humeur.
Certains auraient avancé le fait que si je n’avais pas répondu favorablement à son invitation, au moins ne l’avais-je pas rejetée. Je m’en moque.
Je m’en moque un peu moins quand je tourne la tête vers Ethan pour remarquer qu’il me boit du regard, sans doute depuis un certain temps. Doucement, il lève sa main et passe délicatement ses doigts dans mes cheveux volatiles.
« Arrête, je fais, en rabattant violemment la tête de l’autre côté, agacée.
— Allez, quoi… » Ethan me supplie du regard, et mes yeux ne peuvent faire autrement que de plonger dans les siens, sombres abîmes envoûtantes.
C’est à mon tour de le détailler : ses cheveux bruns en bataille, sa barbe naissante, ses sourcils épais. Je crois que je me suis mise à rougir. Je détourne la tête. Sa main m’empoigne aussitôt le menton et me fait pivoter face à lui. Nous ancrons nos regards l’un dans l’autre, et nos lèvres finissent pas se rejoindre.
Le baiser est chaud, long, apaisant. Ce n’est pas le premier que je reçois, mais c’est sans doute un des meilleurs.
Quand nous nous décollons, je suis atteinte de tremblements, et je me sens rouge comme une pivoine. Ethan me sert fortement la main, et nos regards se portent à nouveau à l’horizon. Il pense que ça y est, nous sortons désormais ensemble. Mais rien n’est si clair, chez moi. Rien n’est si facilement acquis. Et il déchantera bien assez tôt.
« Tu n’as pas peur d’attraper des coups de soleil, avec ce temps si dégagé ? »
La voix d’Ethan est si désinvolte, si basse, que j’ai cru un instant que ces mots ne m’étaient pas adressés.
« Il ne fait pas encore assez chaud pour que je rougisse comme une écrevisse. Mais ne t’inquiète pas, il viendra bien assez tôt le jour où je devrais me couvrir des pieds à la tête pour ne pas cramer. »
Ethan explose de rire. C’est en effet très drôle d’avoir une peau claire comme la mienne, qui ne bronze jamais. Avec un fichu enserrant ma tête pendant tout l’été, j’ai souvent été la risée de toute la classe, et je ne compte plus les coups de soleil que j’ai pris par défi, en m’en séparant devant les regards intrigués de mes camarades.
« Demain, c’est la Moisson, j’énonce d’un ton neutre, pour changer de sujet. On parie sur qui ?
— Moi je dirai Paul, parce qu’il m’emmerde à longueur de journée, et… Ethan paraît hésiter un instant. Et Lindsey. Désolé, ça m’est venu d’un coup. »
Je le regarde, interloquée. Je devrais me montrer contrariée qu’il ait choisi ma meilleure amie comme tribut cette année, mais en fait, c’est sa clairvoyance qui me déstabilise. Est-ce une coïncidence, ou Lindsey lui en aurait-il parlé, à lui aussi, alors qu’ils se connaissent à peine ? Bien malgré moi, je me mets à lui en vouloir.
« Non, ce ne sera pas Lindsey, je réponds sèchement. Ce sera Ophélie. Et pour le garçon, je parie pour Kane. C’est un sale emmerdeur, lui aussi.
— Là-dessus, je suis bien d’accord avec toi ! Mais je crois que Paul détient la palme de l’emmerde. Il est d’un brutal, au rugby. »
Je ris et lui adresse un sourire narquois.
« Regarde-toi, aussi ! Tu es un gringalet qui côtoie de véritables armoires à glace ! Je ne sais pas ce que tu cherches, à part les coups, peut-être.
— Quelque chose qui me rend vivant ? »
Je reste coite. Il a pris soudainement un air si sérieux que j’ai l’impression de passer pour une attardée.
« Je veux dire, reprend-il, que les choses que l’on fait dans la vie ne nous ressemblent pas toujours. C’est en cela qu’on se montre étonnant et intéressant pour les autres. Cette possibilité de créer de l’inattendu.
— Mouai… » Je fais la moue, et braque à nouveau mon regard sur l’horizon. « Pour intéresser les autres, encore faut-il s’intéresser à quelque chose. C’est ce qui me fait défaut.
— Ne dis pas cela. Je te connais depuis des années. Tu es juste indécise, c’est tout ! Un jour, tu trouveras quelque chose qui te captivera, et à vrai dire… (il pose son bras sur mes épaules), j’aime autant penser que ce sera moi. »
Ethan ricane puis me fait basculer en arrière.
« Hé ! »
Je me retrouve subitement sous lui. Son petit corps gringalet me plonge dans l’ombre ; il s’appuie sur ses bras placés de chaque côté de ma tête, et me regarde intensément. Il m’embrasse, à nouveau longuement, et nous faisons tournoyer nos langues comme si elles jouaient au jeu du chat et de la souris.
« J’ai envie de toi, dit-il finalement, d’un ton très doux qui fait monter tout mon sang à la figure. J’ai envie de toi tout de suite, ici. »
Il se remet à m’embrasser, et pose une main sur ma poitrine. Je panique, le repousse, halète.
« Non, ne fais pas cela, s’il te plaît ! »
Il me regarde, interloqué, muet face à la soudaine détresse qui fige mon visage.
« Ben quoi ? Tu n’as pas envie ? »
Je bredouille, je suffoque, je sue à grosses gouttes. Je n’arrive plus à me contrôler et ne comprends pas ce qu’il se passe.
Avant que j’aie pu formuler une phrase intelligible, Ethan plaque à nouveau ses dents contre les miennes et se remet à me malaxer le sein.
Je hurle ; tous mes muscles se détendent subitement comme des ressorts, et ce soudain soubresaut fait littéralement valser Ethan sur le côté.
Ethan roule, roule sur la pente du petit toit pointu, en balbutiant je ne sais quoi d’inaudible. Et disparaît par-dessus bord en un hurlement déchirant.
Je reste longtemps ici, agenouillée, les dents plantées dans mon poing, me balançant d’avant en arrière, en attendant un hypothétique « je vais bien ! » d’Ethan provenant d’en bas. Mais rien ne vient. Le soleil est déjà haut dans le ciel quand je retrouve l’usage de mes membres et que j’arrive non sans mal à ramper jusqu’au bord du toit pour jeter un œil sur le sol, loin en dessous.
Le petit corps d’Ethan est recroquevillé comme s’il dormait. Mais la mare de sang qui l’entoure donne une note bien sinistre à la scène. Un haut-le-cœur puissant me fait régurgiter plusieurs jets de bile jaunâtre qui viennent s’écraser sur son corps disloqué.
Je mets bien deux heures à trouver le courage de redescendre de la petite tour. Ethan s’est écrasé dans la courette du centre désaffecté, si bien que personne n’a encore découvert son corps. Tout est calme en bas. Les oiseaux chantent, volent dans le ciel. Le soleil continue sa course inlassablement, les gens au loin terminent l’installation de l’estrade pour la Moisson, et moi, je suis seule ici, oubliée de tous, en compagnie d’un mort dont je suis responsable.
Mon estomac est tellement noué que je reste prostrée durant ma descente. D’abord la vigne vierge, puis la terrasse, puis l’échelle de secours scabreuse. Enfin, la terre ferme. Mes pieds atterrissent sur une coulée de sang qui s’échappe du corps d’Ethan. Je ne peux le regarder que du coin de l’œil ; je me refuse à contempler plus précisément son crâne défoncé, sa cage thoracique disloquée, son bras avec un angle bizarre.
Je m’enfuis en courant, en laissant des empreintes de sang sur plusieurs centaines de mètres.
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